Claude Lévi-Strauss (1908 – 2009)
Race et histoire est le titre d’un texte rédigé par Claude Lévi-Strauss en 1952 pour l’UNESCO qui publie une série de brochures consacrées au problème du racisme. Par les éléments scientifiques qu’il développe, il constitue un texte fondateur de la pensée moderne sur le thème du racisme mais également une source de réflexion sur l’uniformisation des cultures dans le cadre de ce qui ne s’appelait pas encore la mondialisation.
Il est à mettre en lien avec
Race et culture de Claude Lévi-Strauss,
La défaite de la pensée d’Alain Finkielkraut
1- Race et culture – Les caractéristiques biologiques visibles des populations n’entretiennent aucun lien avec leurs particularités psychologiques, esthétiques, ou intellectuelles. On constate en effet que le nombre de cultures est bien supérieur à celui des races. Mais pour traiter définitivement la question, il faut expliquer l’avance prise par la civilisation occidentale qui conduit souvent à attribuer des aptitudes raciales supérieures à l’homme blanc.
2- Diversité des cultures – L’étude des différences et des articulations entre les cultures humaines se heurte à de grandes difficultés. Il convient d’abord d’en dresser l’inventaire, conscient que cette entreprise ne concernera qu’une petite minorité d’entre elles, la plupart n’ayant laissé aucune trace. Il faut ensuite définir la notion de culture différente voire de degré de différence en se fondant, non sur les apparences superficielles, mais sur la connaissance des interactions réciproques des sociétés étudiées. On constate alors que les cultures se forment par opposition et concurrence entre groupes mais aussi par division interne d’une société initiale devenue trop importante. Les cultures ne sont pas des données statiques mais résultent d’interactions permanentes.
3- L’ethnocentrisme – La diversité des cultures est toujours apparue aux hommes comme un scandale. L’humanité s’est longtemps arrêtée aux limites du village, de la tribu ou de l’empire, le reste du monde étant peuplés de barbares ou de sauvages. Ainsi, en voulant discriminer les cultures, on se livre au même exercice que ceux que l’ont rejette : le barbare est celui qui croit à la barbarie.
Convaincu depuis peu de l’unicité de l’humanité par les grandes religions et les principales philosophies, l’homme moderne s’est trouvé face à des peuples dont les pratiques lui apparurent scandaleuses. Pour sortir de l’impasse, il a opté pour un faux évolutionnisme : les peuples avanceraient sur un même chemin mais à un rythme différent. Cette transposition du darwinisme dans le domaine culturel et social est toutefois problématique. En effet, les êtres vivants sont unis par la procréation ce qui permet de conclure que certains fossiles correspondent à des stades d’évolution d’une même espèce ; mais un tel lien est absent du domaine culturel : rien ne prouve qu’un silex taillé soit l’ancêtre de la hache ou que telle institution ait évolué vers telle autre.
4- Cultures archaïques et cultures primitives – Le voyageur occidental est prompt à reconnaitre dans des cultures qui lui sont contemporaines, le passé de sa propre culture : l’âge de pierre, le moyen âge… Or, il s’agit encore de faux évolutionnisme qui consiste à assimiler un trait de notre civilisation à celui d’une civilisation dont nous ne connaissons presque rien. Aucune progression n’a pu être dégagée de l’étude des peintures rupestres ou des pierres taillées des sociétés préhistoriques. Ce faux évolutionnisme conduit à reconnaitre certains peuples comme adultes et riches d’une histoire alors que c’est le cas de tous les peuples. Il est tout au plus envisageable de distinguer des histoires faisant la synthèse des connaissances du passé et d’autres où les innovations ne s’ajoutent pas les unes aux autres.
5- L’idée de progrès – Si l’évolution des techniques en Europe semble évidente, leur chronologie l’est moins. De récentes découvertes montrent que la taille de la pierre, son polissage et l’utilisation des métaux, ont coexisté alors qu’on les avaient crus jusque là successifs. En outre, certaines techniques de taille ont disparu pour réapparaitre des dizaines de milliers d’années plus tard. Ainsi, on constate que le progrès avance par bonds, dans des directions aléatoires. Une culture développe des savoir-faire et en perd d’autres, comme lorsqu’on jette plusieurs dés simultanément, certains affichent de gros scores, d’autres de plus faibles. Mais parfois, la combinaison est favorable, l’histoire se montre cumulative comme chez les peuples d’Amérique qui, moins de 20 000 ans après leur arrivée, parvinrent à maitriser remarquablement les vertus alimentaires, médicales et de poisons des plantes, développèrent l’arithmétique et créèrent, comme les Mayas, des organisations sociales innovantes.
6- Histoire stationnaire et cumulative – Il faut réaliser que nous qualifions de cumulative l’histoire des peuples dont notre société tire des enseignements. A l’opposé, les sociétés dont l’histoire nous paraît stationnaire sont celles dont la direction n’est pas mesurable dans notre référentiel de valeurs. A titre de comparaison, à l’intérieur d’une société, les plus âgés ne trouvent aucun sens aux évolutions que les jeunes vivent intensément. La société occidentale, dont le développement est tourné vers la maitrise des machines et la production d’énergie, a été longtemps incapable d’apprécier les capacités d’adaptation aux conditions climatiques hostiles des Esquimaux et des Bédouins, l’unification des aspects technique, économique, social et spirituel de la vie formulée par l’Islam, la connaissance du corps humain acquise en Extrême Orient au travers du yoga et de la maîtrise du souffle, les réflexions sociologiques des Australiens ayant permis l’articulation harmonieuse entre groupe social et groupe familial. Toutes les sociétés possèdent un langage, des techniques, un art, des connaissances de type scientifiques, des croyances religieuses, une organisation sociale, économique et politique. L’ethnologie vise à déterminer l’origine, dans chaque culture, de la pondération spécifique de chacun de ces aspects plutôt qu’à les décrire.
7- Place de la civilisation occidentale – La volonté apparente de toutes les cultures d’adopter le standard de vie occidental plaide en faveur de sa supériorité. Toutefois, cette tendance est moins spontanée qu’il n’y parait. En étendant sa domination dans le monde, l’Occident a détruit les modes de vie traditionnels sans laisser d’autres alternatives que l’adoption du sien aux populations locales. Il faut également démentir l’existence d’une force de ralliement à la civilisation occidentale : ses deux valeurs principales sont l’accroissement de l’énergie disponible par habitant et l’allongement de la durée de la vie ; or, on constate que dans ces domaines, les civilisations qualifiées de barbares ont fait l’essentiel du chemin en développant l’agriculture, l’élevage, la poterie, le tissage…, qui n’ont été que perfectionnés depuis dix mille ans, y compris par les découvertes les plus récentes.
8- Hasard et civilisation – L’ethnologie classique attribue à d’heureux concours de circonstances des découvertes telles que le feu, la poterie, la cuisson des aliments. Ignorant les techniques sophistiquées requises par ces activités et niant notre dette envers les générations antérieures, elle réserve le génie à l’homme moderne. La puissance imaginative était pourtant tout aussi présente dans le passé qu’aujourd’hui et, sans elle, le hasard serait resté bien souvent stérile. Le recours au hasard est plus légitime pour expliquer pourquoi des créations trouvent un public et provoquent, par réaction en chaîne, une mutation culturelle majeure. On peut affirmer que, du point de vue des inventions techniques, la civilisation occidentale a été la plus cumulative. La révolution industrielle est en effet la seconde plus importante mutation culturelle depuis la révolution néolithique et la sédentarisation des chasseurs cueilleurs 3000 ans plus tôt. Soulignons toutefois que d’autres révolutions, dont nous ne pouvons prendre l’entière mesure compte tenu de leur direction non significative pour votre référentiel de jugement, ont également pu avoir lieu à divers endroit du monde.
Mais notre civilisation doit-elle revendiquer la révolution industrielle qui gagne peu à peu le monde entier ? On constate que la révolution néolithique est apparue dans un court laps de temps, en des lieux du globe très éloignés. Elle n’est donc pas liée au génie d’une race ou d’une culture mais à des conditions si générales qu’elles se situent en dehors de la conscience des hommes. Il en aurait manifestement été de même pour la révolution industrielle qui, si elle n’avait pas débuté en Occident, aurait pris son essor ailleurs.
Il s’avère qu’aucune culture n’est jamais totalement stationnaire. Elle améliore en permanence, même faiblement, ses techniques. La réaction en chaîne conduisant au bouleversement rapide d’une société est un problème de probabilité. Comme à la roulette, il est très rare que sorte une série de neufs numéros qui se suivent. En outre, celui qui attend une telle série n’attache aucune attention aux séries de deux ou trois nombres consécutifs, qui constituent pourtant une forme d’ordre. Il ne perçoit pas non plus les éventuelles successions ordonnées de numéros pairs et impairs, rouges et noirs. Ainsi, le caractère cumulatif d’une culture dépend du seuil que nous fixons arbitrairement pour utiliser ce qualificatif ainsi que de notre sensibilité à son axe de développement.
9- Collaboration des cultures – Si un joueur de roulette est susceptible de patienter longtemps avant d’obtenir une longue série de numéros successifs, il réduira son attente s’il peut profiter des numéros d’autres joueurs à d’autres tables puisque la probabilité d’une telle combinaison augmentera. Par analogie, l’histoire d’une culture ne peut être cumulative, dans un temps raisonnable, que grâce à des échanges, volontaires ou non, avec d’autres cultures : commerce, guerres, migrations. Plus les cultures coalisées sont nombreuses et diverses, plus leurs histoires ont de chance de présenter un caractère cumulatif marqué. L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puisse affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul. Ainsi, il est absurde d’affirmer qu’une culture est supérieure à une autre, aucune ne possédant à elle seule d’histoire cumulative.
A titre d’exemple, l’Europe de la Renaissance est un lieu de rencontre de cultures millénaires, extraordinairement riches et variées. En revanche, le continent américain abrite des cultures certes riches mais qui, du fait de son peuplement plus récent, n’ont pas eu le temps de se diversifier de façon importante. Cette plus grande uniformité peut expliquer la facilité avec laquelle les Européens y ont imposé leur domination.
Ces considérations permettent de conclure qu’il est erroné et futile de lister ce que telle race ou telle culture a apporté à la civilisation mondiale. D’abord, on est jamais sûr de l’origine d’une invention. Ensuite, ces apports sont souvent soit des inventions dont l’absence aurait pu être contournée, soit ils sont non transposables car intimement liés au mode de vie d’un groupe humain. En dernier lieu, la civilisation mondiale réputée en être le bénéficiaire est un concept abstrait qui ne saurait rassembler des cultures millénaires sans les vider de leur substance et qui ne peut se concevoir que comme la coalition de cultures originales et différenciées.
10- Le double sens du progrès – Si tout progrès culturel nécessite la mise en commun des acquis de cultures diversifiées, le risque d’homogénéisation est évident. Pour éviter l’épuisement du processus, seuls deux remèdes, l’un interne, l’autre externe, semblent possibles : la différentiation sociale d’une société par exemple en castes ou en classes, comme celles apparues avec la révolution industrielle ; et l’introduction de partenaires externes, de gré ou de force, utilisé lors de l’expansion coloniale du XIXe siècle pour redonner un nouveau souffle à l’Europe. Grossièrement, le capitalisme ou l’impérialisme. Mais ces solutions ne permettent que de retarder l’inévitable homogénéisation. L’apparition de régimes politiques et sociaux antagonistes ou d’autres formes de diversification encore imprévisibles permettront peut-être le maintien des différences indispensables à la survie biologique et culturelle de l’humanité. Son devoir est néanmoins de garder présent à l’esprit les deux parties du paradoxe en niant la légitimité de tout privilège d’une race ou d’une culture sur une autre et en se gardant d’étendre un modèle culturel particulier à l’ensemble de la planète, ce qui conduirait à une humanité ossifiée.
Les institutions internationales ont pour tâche de favoriser, avec audace et sans préjugés, l’émergence de nouveaux modes d’existence, qui ne seront pas des copies des anciens, afin de perpétuer la diversité nécessaire à la fécondité de l’humanité.
[…] Race et histoire de Claude Lévi-strauss, […]
J’aimeJ’aime
[…] critiquant le risque d’uniformisation des sociétés. Lévi-Strauss plaidera, dans son essai Race et histoire, pour l’abandon du projet de hiérarchiser les races puis, dans son discours Race et Culture, […]
J’aimeJ’aime
[…] La suite ici […]
J’aimeJ’aime