Race et culture – Claude Levi-Strauss

Claude_levi_StraussClaude Lévi-Strauss (1908 – 2009)

Race et culture est un discours que Claude Lévi-Strauss prononcera à l’UNESCO en 1971. Son exposé s’appuyant sur les acquis récents en matière de génétique des populations suscitera de nombreuses critiques.

Sans contredire le texte de Race et histoire, il apporte un éclairage nouveau et pessimiste sur l’évolution d’un monde sur la voie de l’uniformisation. Ce phénomène qui n’a fait que s’amplifier est d’une brûlante actualité.

En lien avec :

Race et histoire de Claude Lévi-strauss,

La défaite de la pensée d’Alain Finkielkraut.

Les anthropologues n’ont jamais pu définir le concept de race. Pour certains, les différenciations au sein de l’espèce humaine remontent à une époque très reculée ce qui réduit à néant toute tentative de connaissance du phénomène. Pour d’autres, des divergences sont apparues il y a environ 12000 ans, résultant de facteurs de sélections locaux. La race correspond alors à une population caractérisée par la fréquence plus ou moins grande de certains gènes. Mais des problèmes insolubles subsistent : quels seuils de fréquence choisir ? Quels critères retenir ? Doivent-ils être visibles : la couleur de peau, la forme du crâne, ou invisibles : le groupe sanguin ?

Les recherches sur la notion de races stables concluent invariablement que chaque trait susceptible de les définir résulte d’une adaptation. Par exemple, l’éclaircissement de la peau évite le rachitisme dans les régions peu ensoleillées. D’autres recherches ont consisté dans l’étude des comportements de nouveaux-nés : les différences entre des nourrissons noir africain et blanc américain sont plus importantes qu’entre ce dernier et un nourrisson noir américain élevé de façon comparable. Ce constat traduit que les éléments culturels auxquels l’enfant est exposé durant la vie intra-utérine et ses premiers mois, tels que l’alimentation ou la façon dont il est porté par sa mère, ont une influence déterminante sur son comportement.

En l’absence de définition du concept de race et de lien scientifiquement établi entre facteurs héréditaires et pratiques culturelles, l’ethnologie a dû tenter d’expliquer la diversité des cultures sans faire appel à la biologie.

La société occidentale fut longtemps persuadée que sa maîtrise des techniques traduisait une avance sur les autres cultures, analogue à celle de l’espèce humaine sur le reste du monde vivant. Ce n’est que récemment qu’elle a envisagé d’autres référentiels de jugement permettant d’apercevoir d’autres directions du progrès, invisibles jusque là. En outre, l’ethnologie reçut vers 1950, de la part de la génétique des populations, un éclairage capital sur des coutumes de peuples dits primitifs, jusque là jugées absurdes ou criminelles, telles que les règles conjugales, les privilèges de polygamie ou des pratiques de contrôle des naissances allant jusqu’à l’infanticide.

Ainsi on constate que, contrairement l’intuition, certaines tribus sud-américaines présentent une grande diversité génétique, liée à leur formation par assemblage de familles différentes, où les recombinaisons favorisent une évolution accélérée. Un tel processus pourrait d’ailleurs expliquer l’évolution rapide des hominiens jusqu’à nous.

Mais bien d’autres facteurs culturels influencent l’évolution biologique et le patrimoine génétique des peuples prétendus sauvages :

  • le contrôle de la démographique par des règles telles que l’interdiction de rapports sexuels pendant l’allaitement, le recours à l’avortement voire à l’infanticide,
  • les privilèges de polygamie ou de priorité sexuelle du chef de tribu qui favorisent la transmission de la part génétique de leurs aptitudes physiques et de leur sens du commandement,
  • le développement de l’immunité active des nourrissons grâce à l’intimité avec leur mère qui les expose à des germes pendant qu’ils disposent de l’immunité passive transmise pendant le gestation,
  • les règles d’hygiène qui permettent la survie d’individus plus faibles et la transmission de leurs gènes,
  • les règles qui fixent les unions interdites et souhaitables à l’intérieur de la société ou avec les communautés voisines. Chez certains peuples existaient par exemple des interdits ou des prescriptions concernant les mariages entre cousins selon qu’ils descendaient de deux frères ou d’un frère et d’une sœur,

A ces facteurs d’équilibre interne, s’ajoute le fait que ces peuples se considèrent comme partie prenante d’une nature qu’ils doivent préserver par le respect de lois et de croyances qui, loin de mériter notre condescendance, garantissent son équilibre par la limitation de son exploitation, notamment la chasse, aux strictes nécessités.

Au vu de toutes ces données d’ordre culturel qui déterminent l’évolution biologique d’un peuple il apparait que : Loin qu’il faille se demander si la culture est ou non fonction de la race, nous découvrons que la race – ou ce que l’on entend généralement par ce terme – est une fonction parmi d’autres de la culture. 

La sicklémie, illustre ces interactions. Cette anomalie d’origine génétique des globules rouges condamne les sujets homozygotes mais protège les hétérozygotes de la malaria. Ces derniers ont ainsi été favorisés lors de l’apparition de l’agriculture en Afrique qui s’accompagna de l’augmentation des zones marécageuses et de la recrudescence des moustiques. Un élément d’ordre culturel, les techniques agricoles, a ainsi favorisé la fréquence du gène de la sicklémie. A petite échelle et pour un passé récent de quelques millénaires, l’étude des races et celle des cultures se révèlent complémentaires, permettant ici de dater l’apparition de l’agriculture en Afrique par l’étude de la répartition du gène de la sicklémie.

Génétique et culture présentent des analogies frappantes : elles tendent à évoluer au sein d’une population vers un équilibre viable, elles se matérialisent par des traits physiques, innés pour l’une et acquis pour l’autre, tels que des vêtements ou des marques rituelles. Ces traits sont d’autant plus spécifiques que la communauté est isolée. Enfin, les recombinaisons génétiques et culturelles, par le partage des gènes et des savoirs, permettent d’optimiser les chances de survie de la nouvelle population recomposée.

Cette comparaison a toutefois ses limites. Le nombre inventorié de ce qu’il est convenu d’appeler races est de quelques dizaines contre plusieurs milliers de cultures. De plus, celles-ci évoluent beaucoup plus vite que celles-là. Ces constats constituent la principale réfutation d’un lien fort entre race et culture et de l’argument selon lequel le matériel héréditaire déterminerait le cours de l’histoire. Ce que l’hérédité détermine chez l’homme, c’est l’aptitude générale à acquérir une culture quelconque, mais celle qui sera la sienne dépendra des hasards de sa naissance et de la société dont il recevra son éducation.

Aujourd’hui, les théories racistes ont été exclues du champ de la science, d’une part, parce qu’elles portent sur une époque reculée, inaccessible à l’investigation et, d’autre part, du fait de l’avancée de la génétique qui leur ôte toute réalité opératoire. L’ethnologie et la biologie peuvent désormais travailler ensemble sur des questions techniques, en dehors de tout soupçon de hiérarchisation des peuples.

Mais devant le constat de l’inefficacité de la lutte contre le racisme, il faut se demander si ce phénomène ne serait pas un prétexte au malaise de l’humanité devant des perspectives de surpopulation et de difficultés d’accès aux ressources ; si l’hostilité dirigée contre une minorité raciale ne pourrait pas aussi bien concerner une minorité fondée sur d’autres critères. L’ethnologie serait impuissante à apporter des solutions à ce problème. Comme nous l’enseigne l’exemple des peuples dits primitifs, la tolérance réciproque suppose réalisées deux conditions que les sociétés contemporaines sont plus éloignées que jamais de connaitre : d’une part, une égalité relative, de l’autre, une distance physique suffisante. 

Aujourd’hui, les progrès de la médecine, l’allongement de la vie, l’absence de contrôle de l’usage des facultés de reproduction des individus introduisent dans la population des mutations nocives. Parallèlement, les grandes communautés humaines rendent impossibles les recombinaisons qui avaient permis un développement si fécond de l’espèce humaine. En outre, l’expansion de l’humanité n’est plus le critère de son succès dans la mesure où elle s’accompagne de la destruction de l’écosystème qui lui est indispensable. Le racisme n’est qu’une petite partie d’un problème qu’il convient de considérer dans son ensemble : celui des rapports entre l’homme et les autres espèces vivantes. La reconnaissance de la valeur et le respect de toute forme de vie sur le modèle bouddhiste aurait été salutaire.

Enfin, l’ethnologue hésite à croire que la diffusion du savoir et la communication entre les peuples permettra la disparition du racisme, l’harmonie et le respect mutuel. Le mouvement vers une société mondialisée, dans lequel s’inscrit la lutte contre le racisme, marque la fin d’un monde vieux de centaines de milliers d’années et exclut toute possibilité de recombinaisons génétiques et d’expériences culturelles nécessaires à de nouveaux départs. On ne peut se dissimuler qu’en dépit de son urgente nécessité pratique et des fins morales élevées qu’elle s’assigne, la lutte contre toutes les formes de discriminations participe de ce même mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et dans les musées parce que nous nous sentons de moins en moins certains d’être capables d’en produire d’aussi évidentes. La créativité suppose la différence, une communication stimulante avec les autres cultures, non un mélange de leur spécificité.

Le péril de l’humanité tient aux tensions causées par un mouvement d’uniformisation de la société dont le cours sera bien difficile à changer.

Une réflexion sur “Race et culture – Claude Levi-Strauss

Laisser un commentaire