Sapiens, une brève histoire de l’humanité – Yuval Noah Harari
Sapiens est un livre inclassable. Il traite à la fois d’histoire, de science, d’économie et de philosophie. Il ne se contente pas de décrire mais explique les raisons qui ont permis à l’Homo sapiens, animal insignifiant lors de son apparition, de passer d’une place médiane au sommet de la chaîne alimentaire et, pour finir, de pouvoir prétendre au statut de dieu. Sapiens n’est pas une histoire des hommes mais l’histoire de la nature des hommes, articulée autour de trois révolutions : la Révolution cognitive, la Révolution agricole et la Révolution scientifique.
En lien avec :
- Homo deus, une brève histoire de l’avenir de Yuval Noah Harari
- 21 leçons pour le XXIe siècle de Yuval Noah Harari
Sapiens – Yuval Noah Harari
Première partie – La Révolution cognitive
1. Un animal insignifiant – Trois événements infléchirent de façon décisive le cours de l’histoire de l’Homo sapiens : la Révolution cognitive, vieille de 70 000 ans, la Révolution agricole, il y a 12 000 ans et la Révolution scientifique autour de l’an 1500 de notre ère. Voici leur histoire.
Les biologistes classent les animaux en espèces, genres, et familles. Des individus sont de la même espèce s’ils peuvent procréer un descendant fécond. Les espèces issues d’un ancêtre commun forment des genres. Une famille rassemble des genres issus d’un lointain ancêtre commun. Ainsi, le lion est de la famille des félins, du genre Panthera et de l’espèce leo. L’homme moderne est de la famille des grands singes, du genre Homo et de l’espèce sapiens. Le terme humain désigne l’appartenance au genre Homo.
Les humains sont apparus sur terre il y a environ 2,5 millions d’années, en Afrique. Ils descendent d’un genre antérieur : l’australopithèque. Il y a deux millions d’années, des humains sont partis s’établir dans plusieurs endroits du monde et se sont adaptés aux milieux et aux ressources disponibles. Voici 100 000 ans, la Terre hébergeait au moins 6 espèces humaines qui partageait plusieurs caractéristiques :
- un cerveau de 1200 à 1400 cm3 impliquant de gros besoins en énergie, celui des mamifères du même garabarit étant de 200 cm3,
- la station debout, pratique pour voir loin dans la savane mais rétrécissant le canal uterin ce qui obligea les femmes à accoucher précocément par rapport aux autres animaux. Le nourrisson ayant besoin d’une éducation longue, les humains ont développé des relations et des structures sociales uniques et complexes.
La maîtrise du feu fut une étape capitale : elle permit aux hommes de cuire leurs aliments et ainsi d’absorber une nourriture plus digeste, plus variée car rendant certains aliments commestibles, et exempte de germes. Le feu était également une source de puissance et une protection contre les animaux.
A cette époque, les humains étaient ainsi des animaux insignifiants situés au milieu de la chaîne alimentaire et que rien ne destinait à en occuper le sommet.
Puis, il y a 70 000 ans, des Homo de l’espèce Sapiens, apparue en Afrique 150 000 ans auparavant, partirent pour l’Europe, l’Asie et l’Australie. Ils y retrouvèrent les humains qui les avaient quitté deux millions d’années auparavant, en particulier les Néandertal installés en Europe et au Moyen Orient. La suite est mal connue. La Théorie du remplacement, qui affirme que les Sapiens ont éliminé les autres humains, a été récemment contredite partiellement par la Théorie du métissage : des résultats de récentes analyses génétiques montrent qu’entre 1 et 6 % de l’ADN de populations modernes est spécifique à des non-sapiens. En particulier, de l’ADN de Néandertal a été mis en évidence chez des populations du Moyen Orient. Cette faible proportion peut être due à des difficultés de reproduction entre les sapiens et les autres humains du fait des mutations génétiques intervenues pendant les 2 millions d’années de séparation. Comment la disparition des non-sapiens a-t-elle eu lieu ? Captation des ressource, génocide ? Toujours est-il que l’arrivée des Sapiens en un lieu était rapidement suivie de la disparition des humains qui y vivaient antérieurement. Les Néandertal ont disparu voici 30 000 ans et les Sapiens sont les seuls humains sur terre depuis 12 000 ans.
2. L’arbre de la connaissance – Voici 100 000 ans, les Sapiens tentèrent de s’implanter au Moyen Orient ou vivaient les Néandertal. Sans succès. Mais lors de leur seconde sortie d’Afrique, 30 000 ans plus tard, ils conquirent le monde et s’imposèrent face aux autres humains à tel point qu’ils les firent tous disparaître. Que s’était-il passé entre ces deux aventures ? La Révolution cognitive : selon toute vraisemblance des mutations génétiques fortuites avaient permis aux Sapiens de se doter d’un langage et d’une façon de penser particulièrement efficaces. Ce langage leur permettait :
- d’échanger des informations précises et complexes sur le monde et de réfléchir à des stratégies de chasse ou de guerre, les autres animaux ne transmettant que des informations sommaires telles que des alertes,
- d’échanger des informations sur les relations sociales, c’est-à-dire de se livrer au commérage, activité indispensable à la société et qui constitue encore aujourd’hui l’essentiel des échanges entre humains,
- de parler de choses qui n’existent pas, de créer des fictions et des mythes permettant de coordonner l’action de grands groupes d’individus.
On constate que chez les chimpanzés, l’action coordonnée n’est possible qu’au sein de groupes de quelques dizaines d’individus qui se connaissent. S’il dépasse une taille critique le groupe se scinde. La sociologie montre qu’un groupe humain lié uniquement par le commérage ne reste efficace que si sa taille ne dépasse pas 150 membres habitués à se cotoyer. Il en va ainsi des entreprises familiales ou de petits groupes de soldats. Mais la croyance dans des mythes rend possibles l’action coordonnée d’un grand nombre d’inconnus : le mythe religieux a permis les Croisades, le mythe de la nation a rendu possible l’entraide entre individus unis par un même drapeau. L’Homo sapiens peut également changer de comportement en changeant de mythe. Il a ainsi cessé de vénérer le roi en abandonnant le mythe de la monarchie de droit divin pour apporter son soutien à la Révolution en adoptant le mythe de la souveraineté du peuple. La notion de société anonyme est une forme moderne d’un tel mythe. Une fois les papiers contenant les bonnes formules remplis et signés, le mythe est créé et tout le monde agit comme si la société était une réalité concrète.
Depuis la Révolution cognitive, l’Homo Sapiens est capable de changer son comportement et celui de sa descendance en changeant de mythe, contournant ainsi la détermination génétique qui s’impose aux autres animaux. L’ADN ne définit que ses capacités individuelles. Son comportement est déterminé par l’action coordonnée des individus unis par les mêmes mythes. En unifiant ainsi ses forces à grande échelle, Sapiens n’a laissé aucune chance à Néandertal. La Révolution cognitive correspond au début du récit historique.
3. Une journée dans la vie d’Adam et Eve – Notre nature et notre psychologie ont été façonnées lorsque les Sapiens étaient des chasseurs cueilleurs, pendant la longue période séparant la Révolution cognitive à la Révolution agricole. Pour comprendre ce que nous sommes il faut connaître ce qu’ils étaient. Ainsi notre irrépressible envie de nous goinfrer de sucreries témoigne de la nécessité pour nos ancêtres de profiter de chaque occasion d’absorber massivement des aliments sucrés pour acquérir les forces indispensables à leur survie. Mais de nombreux aspects de leur existence restent obscures. Par exemple, les relations entre hommes et femmes font débat : étaient elles non-exclusive ou bien la monogamie prévalait-elle ? Ce que nous savons du quotidien de nos lointains ancêtres est tiré de l’observation de leurs restes, des connaissances acquises sur les actuelles tribus de chasseurs cueilleurs ainsi que de déductions logiques. Tentons de discerner, malgré les difficultés, à quoi ressemblait leur vie avant la Révolution agricole.
A la veille de la Révolution agricole, les Sapiens étaient entre 5 et 8 millions. Nomades à la recherche de vivres, sans chariots ni de bêtes de sommes, ils ne pouvaient posséder que peu d’accessoires, généralement en bois. Constituant des tribus parfois divisées en bandes, leurs modes de vie étaient très divers et, depuis la Révolution cognitive, sous-tendus par des mythes que l’on peut qualifier de culturels. Certaines tribus étaient accompagnées de chiens, premiers animaux domestiqués, utiles pour la chasse ou pour donner l’alerte. Leur alimentation, faite de racines, d’insectes et d’animaux, était irrégulière hormis pour les groupes installés sur les côtes qui trouvaient dans la mer des vivres en abondance. Les connaissances et les capacités physiques de chaque individu étaient très supérieures à celles de l’homme moderne protégé par sa société et le cerveau de nos ancêtres était vraisemblement plus gros que le nôtre. Ils travaillaient environ 35 à 45 heures par semaine. Leur nourriture était diversifiée. La vie nomade réduisait leur exposition aux catastrophes naturelles. L’absence de bétail les préservaient des maladies infectieuses. Passées les premières années souvent critiques, ils atteignaient couramment 60, parfois 80 ans. Les tribus étaient hiérarchisées et entretenaient des relations pouvant atteindre, au vu des blessures trouvées sur des squelettes, un niveau de violence extrème.
Il faut garder à l’esprit que ces dizaines de milliers d’années d’histoire furent riches en événements importants. Seules les connaissances que nous en avons sont pauvres.
4. Le déluge – Il y a 45 000 ans eut lieu un événement majeur de l’histoire de l’Homo sapiens : la conquête de l’Australie. Selon l’hypothèse la plus plausible, les pêcheurs d’Indonésie auraient acquis la maitrise des techniques de navigation en haute mer nécessaires à ce long voyage. L’Australie, continent isolé, était alors doté d’un écosystème propre. Des kangourous géants et des lions marsupiaux y cotoyaient des serpents de 5 mètres. Quelques milliers d’années après l’arrivée de l’Homo sapiens, la plupart de ces espèces avaient disparu, en particulier le diprotodon, marsupial de plusieurs tonnes, apparu 2,5 millions d’années plus tôt. L’hypothèse de la responsabilité d’un changement climatique dans ces disparitions n’est par crédible. Ces espèces avaient déjà survécu à de tels changements. De plus, les animaux marins auraient dû être touchés, ce qui ne fut pas le cas. L’Homo sapiens, par la chasse et le brûlage de grandes étendues de terre qu’il voulait s’approprier a vraisemblablement bouleversé l’équilibre de la faune et de tout l’écosystème. La modification du climat ne semble avoir été qu’un facteur agravant mais non déterminant.
Ce scénario n’a cessé de se reproduire. Il y a 16 000 ans, la conquête du continent américain se solda par la disparition d’espèces géantes, mammouths, lions, paraisseux, mastodontes. A Madagascar et dans les îles de tous les océans les Homo sapiens éradiquèrent des espèces animales locales. Seules quelques îles, dont les Galapagos sont les plus célèbres, ont été épargnées. L’Homo sapiens est ainsi responsable de la disparition, entre la Révolution cognitive et la Révolution agricole de la moitié des 200 genres de mamifères terrestres de plus de 50 kilos.
Sapiens – Yuval Noah Harari
Deuxième partie – La Révolution agricole
5. La plus grande escroquerie de l’histoire – La Révolution agricole se produisit, pour la première fois au Moyen Orient, il y a environ 11 000 ans puis, lors des 9 000 ans qui suivirent, dans différents endroits du monde, Chine, Indonésie, Mexique, Amérique Latine, Afrique, Amérique du Nord sans que les peuples n’aient eu de contact entre eux. Ces régions avaient en commun d’héberger des plantes et des animaux domesticables. Les chasseurs cueilleurs s’y fixèrent pour cultiver la terre et élever du bétail. La quantité totale des denrées disponibles augmenta mais aussi la démographie. La vie de chaque individu se dégrada. Il épuisait désormais son corps à des travaux très durs, et était à la merci d’une mauvaise récolte ou de la razzia d’une tribu ennemie. Lorsqu’il était chasseur cueilleur, l’homme adaptait son alimentation aux plantes disponibles et pouvait fuir la menace d’une tribu puissante et belliqueuse.
Ainsi, la Révolution agricole n’apporta rien sur le plan individuel. En revanche, elle permit à l’espèce Homo sapiens de se développer c’est-à-dire de diffuser son ADN. Les individus étaient désormais plus nombreux, les conditions de vie étaient pires.
Le passage de la vie de nomade à celle d’agriculteur se fit progressivement. Une plante banale, le blé, se développa sur des terres brûlées par les Homo sapiens. Constatant son caractère domesticable ils entreprirent de le cultiver, au prix d’efforts immenses. Le blé occupe aujourd’hui dans le monde dix fois la surface de la Grande-Bretagne. Qui du blé ou de l’homme domestiqua l’autre ?
La découverte en Turquie, à Göbelki Tepe, de constructions monumentales sans utilité apparente, à proximité des premières traces de blé cultivé, laisse entrevoir un autre scénario : les chasseurs cueilleurs auraient élevé un temple à leurs dieux. Un village se forma et on y cultiva du blé pour nourrir les innombrables ouvriers.
L’amélioration des conditions de vie grâce à l’agriculture fut un mirage : l’augmentation de la production de denrées provoqua un accroissement de la population qui absorba le surplus de production. Les maladies infectieuses firent des ravages. Mais le point de non-retour était franchi : la population était trop nombreuse pour retourner à la vie de chasseur cueilleur dont elle ne garadait aucun souvenir. En outre, elle conservait le fol espoir d’accroitre ses gains grâce à un travail plus important. Le piège du luxe s’était refermé.
Comme le blé, les animaux domestiques furent, à l’échelle des espèces, des grands gagnants de la Révolution agricole. Mais cette augmentation massive du nombre d’individus se fit au prix de conditions de vie terrible : la domestication du bétail a toujours impliqué l’enfermement, les coups et les mutilations.
6. Bâtir des pyramides – La Révolution agricole restreignit l’horizon de l’homme à sa maison et à sa terre qu’il devait travailler et défendre contre les ennemis. Il dût également se projeter dans le futur, limiter sa consommation jusqu’à la récolte suivante ou en prévision d’une météo défavorable ou d’une guerre.
Les hommes fondèrent des villages dont la croissance nécessita une organisation toujours plus complexe jusqu’à l’apparition d’empires, de l’empire Akkad, fondé en 2250 avant J.C. comptant 1 million de sujets et 5400 soldats, à l’Empire romain fort de 100 millions de sujets et de 500 000 soldats. Au sein de chaque structure, des mythes permirent à des hommes et à des femmes de coopérer et à une élite organisatrice de maintenir son pouvoir et son faste. Ces mythes légitimaient les lois destinées à assurer la prospérité de la société. En 1776 avant J.C. Hammurabi, roi de Babylone, établit un code législatif traduisant la volonté de ses dieux : la valeur de chaque individu et les punitions qu’il encourait dépendait de sa position dans la société divisée en 2 sexes et en 3 classes. En 1776, la déclaration d’indépendance américaine proclamait les citoyens égaux car créés tels par Dieu. Ces systèmes étaient bâtis sur un ordre imaginaire destiné uniquement à optimiser l’efficacité de la coopération des membres de la société afin de la rendre stable et prospère.
L’ordre imaginaire sous-tendu par les mythes imprègne la vie quotidienne des individus. Ainsi en Occident, le mythe de la hiérarchie conduisait hier les hommes à s’habiller et à s’interpeller en fonction de leur condition ; aujourd’hui, le mythe de l’égalité se traduit par la généralisation du port du jean et de l’usage de Monsieur ou Madame. L’ordre imaginaire façonne nos désirs : le mythe du consumérisme romantique pousse les occidentaux à partir en vacances à l’étranger, chose inconnue dans l’antiquité. Enfin, l’ordre imaginaire est intersubjectif, c’est-à-dire qu’il existe au sein de l’imagination partagée d’un grand nombre d’individus. Le dollar, les droits de l’homme et les USA existent parce que des milliards d’individus y croient. Le fait que l’un d’eux meure ou cesse d’y croire n’a aucune incidence. Pour changer un ordre imaginaire, il faut lui substituer un autre ordre capable de convaincre massivement tel qu’un mouvement idéologique ou une religion. Il n’y a pas moyen de sortir de l’ordre imaginaire. Quand nous abattons les murs de notre prison et courons vers la liberté, nous courons juste dans la cour plus spacieuse d’une prison plus grande.
7. Surcharge mémorielle – Le comportement des animaux est inscrit dans leur ADN et se transmet au fil des générations. L’organisation complexe d’une ruche en est un exemple. En revanche, l’ordre social imaginaire des Homo sapiens doit être maintenu et transmis de façon active et délibérée. Mais le cerveau humain ne peut conserver pendant de longues durées les informations nécessaires au fonctionnement d’une société. Pour résoudre ce problème, les sumériens inventèrent l’écriture entre 3500 et 3000 ans avant J.C. Il s’agissait d’une écriture partielle ne visant pas à transcrire le langage parlé mais des informations comptables et juridiques telles que des actes de propriété. Des animaux, des territoires, des marchandises étaient ainsi représentés sur des tablettes d’argile. Les Incas administrèrent un empire de 12 millions de sujets grace à un autre type d’écriture partielle constituée faisceaux de fils de laine portant des nœuds précisément positionnés. Le sens de ces quipus s’est perdu.
L’écriture sumérienne évolua pour devenir, 500 ans après son apparition, une écriture complète : l’écriture cunéiforme. La poésie et les récits, religieux ou de fiction, étaient désormais possibles. D’autres écritures complètes apparurent, telles que les hiéroglyphes en Egypte autour de 3200 ans avant J.C.
Les chiffres, inventés par les Hindous puis diffusés par les Arabes dont ils ont gardé le nom, formaient une écriture partielle qui devint dominante dans le monde. Enfin, l’écriture binaire puis les écritures informatiques apparurent et imposèrent aux hommes leur syntaxe propre.
8. Il n’y a pas de justice dans l’histoire – Grâce à la création d’ordres imaginaires et à l’écriture les hommes constituèrent des structures sociales que leur biologie ne leur permettait pas d’établir. Pour dissimuler le caractère purement fictionnel de ces ordres, leurs défenseurs les prétendirent fondés sur la volonté de dieux ou sur les lois de la nature. Ainsi, pour Hammurabi, il était évident que la valeur d’un individu dépendait de sa naissance. La Déclaration d’indépendance américaine voit tous les hommes libres et égaux puisque Dieu les avait créés ainsi, mais elle s’accommodait fort bien de l’esclavage ou des différences de droits entre hommes et femmes, Noirs et Blancs, riches et pauvres, la liberté qu’elle proclame ne signifiant que la limitation du pouvoir de l’Etat. En Inde, le système des castes, inventé par les envahisseurs indo-aryens il y a 3000 ans pour diviser l’opposition indigène, exprime la volonté de préserver la pureté de son groupe de naissance. Ces systèmes sont clairement des fictions puisqu’il n’existe aucun élément biologique pour les justifier. Pourtant, aucune société n’a pu se passer de hiérarchie et, même si la progression est possible, la réussite d’un individu dépend partout en grande partie de son point de départ.
Le statut des Noirs en Amérique est riche d’enseignements. Des Africains ont été déportés comme esclaves dans les plantations du sud des Etats Unis pour des raisons purement pratiques : ils étaients plus résistants au paludisme que les Asiatiques et les Européens, le voyage était plus court que depuis l’Extrème Orient et un commerce d’esclaves existait déja en Afrique. Pour garder bonne conscience, les Américains blancs ont attribué aux Noirs toutes sortes de défauts : moins intelligents, sales… La médecine a approuvé. La bible a apporté son aide : les Noirs étaient les fils de Cham, maudit par son père Noé. Après l’abolition de l’esclavage, les caractéristiques attribuées aux Noirs ont justifié des lois discriminatoires qui, s’ajoutant à leur état de pauvreté, interdisait toute ascension sociale. Enfin, le constat que les Noirs n’occupaient que le bas de l’échelle sociale confirmait la véracité des préjugés et fondait la discrimination. Le cercle vicieux fonctionnerait longtemps. On constate à quel point un événement historique purement fortuit s’est traduit par une discrimination ancrée dans la culture d’un pays.
Une autre hiérarchie est celle des sexes. Dans presque toutes les sociétés, les hommes dominent les femmes. La nature et les différences biologiques sont invoquées pour justifier ces différences de traitement. Plusieurs hypothèses ont tenté d’expliquer sans succès l’universalité du patriarcat : la force musculaire n’est pas une explication satisfaisante puisque certaines femmes sont plus fortes que certains hommes et que les dirigeants ne disposent pas d’une force physique particulière ; l’explication génétique selon laquelle les femmes auraient évolué comme individus soumis aux hommes pour l’aide dont elles avaient besoin pendant qu’elles s’occupaient des enfants ne tient pas non plus dans la mesure où une aide entre femmes aurait pu s’organiser comme chez les bonobos ou les éléphants. Cette dissymétrie reste à ce jour un mystère.
Mais comment reconnaitre ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas ? Dans une perspective biologique rien n’est contre nature. Tout ce qui est possible est aussi naturel par définition. La pratique de la photosynthèse par un humain serait contre-nature, pas l’homosexualité. Par ailleurs, l’examen de l’évolution des comportements des femmes depuis l’antiquité ou la comparaison entre la tenue vestimentaire d’un roi et celle d’un chef d’Etat occidental d’aujourd’hui sont éloquents : le sexe est une notion biologique mais le genre, c’est-à-dire la façon d’être et d’agir, relève de la culture.
Sapiens – Yuval Noah Harari
Troisième partie – L’unification de l’humanité
9. La flêche de l’histoire – Chaque culture est perpétuellement en mouvement sous l’action des cultures voisines mais aussi de sa propre dynamique issue de la volonté de réconcilier ses incohérences. On peut citer comme exemples de contradiction l’esprit belliqueux de la chevalerie et l’amour chrétien dans la société médiévale ou encore la liberté et l’égalité dans les sociétés occidentales modernes. Ces contradictions sont inhérentes et essentielles à toute culture.
Lorsqu’on examine l’histoire à l’échelle des millénaires apparait un mouvement général vers l’unification. Partie de plusieurs milliers de sociétés autonomes qui s’ignoraient mutuellement, l’interpénétration des cultures a été telle que l’humanité ne compte plus de communauté préservée et authentique. Aujourd’hui, les différentes cultures sont comparables aux organes d’un même corps. Malgré leurs différences toutes les sociétés parlent aujourd’hui le langage des états nations. Cette unification est due à trois ordres universels qui se manifestèrent au 1er millénaire avant notre ère : l’ordre monétaire, l’ordre impérial et l’ordre religieux.
10. L’odeur de l’argent – Les sociétés de chasseurs cueilleurs pratiquaient l’entraide gratuite et le troc avec les autres tribus. Après la Révolution agricole, l’expansion des villages et des villes obligea chacun a avoir un métier unique et rendit ces systèmes inadaptés : combien de pommes valent une paire de chaussures, quelle quantité de riz pour un remède ? La monnaie apparut en tant que moyen de conversion universel.
La première monnaie fut l’orge, utilisée à Sumer, à la même époque que l’invention de l’écriture. Vers 2500 avant J.C. le sigle d’argent, soit 8,33 grammes de ce métal, apparut en Mésopotamie. Plus transportable et plus durable que l’orge mais sans valeur intrinsèque, cette monnaie était basée sur l’intersubjectivité, l’imagination partagée, la confiance que chacun la reconnaitrait comme sa monnaie. Rois et empereurs émirent alors des pièces sur lesquelles figuraient la quantité de métal précieux, garantie par leur effigie frappée. Grâce à l’argent, des gens qui ne se connaissaient pas ou qui se détestaient purent coopérer au-delà de leurs différences et de leurs différends : la monnaie est le système de confiance mutuel le plus universel et le plus efficace qui ait jamais été imaginé. Mais il serait faux de penser que le marché triomphe toujours et abaisse les frontières. Le monde actuel a aussi été façonné par la puissance des empires.
11. Visions impériales – Le premier empire ayant laissé une trace est l’Empire akkadien vers 2250 avant J.C. La plupart des cultures ont été dominées par un empire, puis elles ont été oubliées. En revanche, les empires disparus ont laissé un héritage. Ce qui caractériste un empire par rapport aux autres ordres politiques est :
- qu’il règne sur plusieurs peuples distincts,
- que ses frontières sont flexibles, son appétit très grand et que l’absorption d’une nouvelle nation ne remet en cause ni sa structure, ni son identité.
Cela posé, tout est possible : les empires peuvent être petits ou grands, démocratiques ou despotiques, fondés par la guerre ou des alliances matrimoniales. Lorsqu’un empire disparait, les peuples qui le composent ne retrouvent pas la liberté mais passent sous la domination d’un autre empire.
La plupart des hommes modernes sont les héritiers culturels d’un empire, que leurs ancêtres l’aient défendu ou combattu. Dans les deux cas, ce qu’ils connaissent de leurs origines a été imprégné par les valeurs de cet empire car ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire.
Les empires sont toujours des machines à uniformiser. Depuis Cyrus le Grand et Qin Shi Huangdi qui fondèrent l’Empire perse au VIe siècle et l’Empire chinois au IIIe siècle avant notre ère, la légitimité des empires est sous-tendue par l’idée que le monde est régit par un principe universel et qu’il doit être unifié pour le bien et la prospérité de tous ses sujets. Cette idée a prévalu jusqu’à aujourd’hui notamment lors de la création de l’Union Soviétique et du bloc américain.
Malgré l’universalisme qui guide les empires, les populations conquises n’accèdent pas imméditement aux droits et au statut de citoyen. Lors des guerres coloniales, les revendications émancipatrices s’appuyèrent sur la contradiction entre les valeurs de liberté et des droits de l’homme, proclamées par les colonisateurs européens et la condition des colonisés. Ghandi suivit cette logique. Mais la culture d’un empire laisse toujours des traces : les pays issus de l’Empire romain parlent des langues latines et leur système juridique vient du droit romain. Indiens, Asiatiques, Africains continuent de développer leur culture occidentale d’adoption. Il serait impossible d’isoler, dans le monde, des cultures n’ayant été influencées par aucun empire et naïf de rejeter en bloc les apports de l’impérialisme tant sur le plan culturel que politique.
Aujourd’hui l’unification du monde entier rêvée, par les anciens empereurs, est en marche : les marchés, les sociétés, les ONG et de plus en plus d’intérêts deviennent supra nationaux. Chaque cadre dirigeant doit choisir entre ce nouvel empire et la fidélité à son pays.
12. La loi de la religion – Troisième source de l’unification du monde, la religion peut être définie comme un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en l’existence d’un ordre surhumain. On peut distinguer plusieurs types de religions : l’animisme, le polythéisme, le monothéisme, la loi naturelle et les différentes formes d’humanisme.
Alors que les chasseurs cueilleurs évoluaient sur un territoire restreint, parmi les animaux, les plantes, les sources, les rochers à qui ils attribuaient des esprits et des statuts selon des coutumes locales, les agriculteurs eurent besoin d’un contrôle total sur leurs cultures et leur bétail. Ils prièrent alors des dieux correspondant à l’objet de chacun de leurs souhaits : fertilité, météo… L’expansion des villages et des réseaux commerciaux permit à ces nouvelles croyances de diffuser. Le polythéisme avait remplacé l’animisme.
Le polythéisme est souvent présenté de façon caricaturale. Généralement, il admettait une force, un principe ou un dieu premier. Mais, cet être fondamental étant éloigné et indifférent aux tracas quotidiens, ses attributions ont été distribuées à des dieux plus accessibles aux prières. Le polythéisme est par ailleurs tolérant et non-missionnaire : les puissances dominantes ajoutaient volontiers à leur panthéon un dieu issu de la culture conquise et n’essayaient pas de convertir des peuples étrangers. Les Romains n’exigèrent pas des chrétiens l’abandon de leur Dieu mais la reconnaissance de la divinité de l’empereur et le respect des dieux protecteur de l’Empire. Les Chrétiens payèrent leur refus catégorique par trois siècles de persécutions qui tuèrent plusieurs milliers de fidèles. Néanmoins, pendant les siècles qui suivirent, des millions de chrétiens moururent de la main d’autres chrétiens pour de petites différences d’interprétation de textes parlant d’amour et de compassion. Lors du massacre de la Saint-Barthélémy entre 5000 et 10 000 protestants furent tués. Ces quelques heures virent périr plus de chrétiens que l’ensemble des persécutions romaines.
Malgré quelques monothéismes locaux, parmi lesquels le judaïsme, le polythéisme domina jusqu’à ce que le christianisme s’empare de l’Empire romain puis que l’Islam constitue un empire de l’Atlantique à l’Inde. Marginal au début de l’ère chrétienne, le monothéisme, grâce à son caractère missionnaire, exclusif et violent, domine aujourd’hui la majeure partie du monde et constitue le socle de l’ordre politique mondial.
Le polythéisme donna naissance aux religions dualistes qui affirment que le monde est le lieu du combat entre un bon Dieu et un mauvais démiurge, le premier règnant sur l’esprit, le second sur le corps et la matière. Ces religions connurent leur apogée entre le IIIe et le VIIe siècle au Moyen Orient et en Asie avant de disparaître presque complètement. Le polythéisme comme le dualisme on laissé de profondes traces dans les monothéismes actuels : les saints chrétiens sont un héritage polythéiste ; la croyance dans le diable, selon toute logique incompatible avec celle en un Dieu tout-puissant, est issue du dualisme.
Certaines religions considèrent que l’ordre surhumain qui régit le monde est constitué de lois naturelles. C’est le cas du stoïcisme, de l’épicurisme, du confucianisme, du taoïsme ou du bouddhisme. Elles ne rejettent pas les dieux mais elles n’en font pas le centre de leur discours. Ainsi, le Bouddhisme affirme que la souffrance est le produit du désir qu’il invite à éteindre. Les religions de la loi naturelle incluent également des croyances non-théistes comme le communisme ou le libéralisme qui, bien que souvent considérées comme des idéologies possèdent toutes les caractéristiques d’une religion indiquées plus haut.
Le culte de l’homme, enfin, se fonde sur le caractère sacré de la nature de l’Homo sapiens. La secte libérale croit au caractère sacré de chaque individu et défend à ce titre les droits de l’homme et les libertés individuelles. La secte socialiste ne voit pas le sacré dans l’individu mais dans l’humanité entière. Son principe cardinal est donc l’égalité. Enfin la secte de l’humanisme évolutionniste, dont les nazis sont les plus célèbres représentants, prône le respect des lois de la nature et le triomphe des plus aptes, les aryens pour les nazis, dans le combat pour la survie. En cas de mélanges raciaux, elle prédit la disparition de l’humanité.
Le projet de l’humanisme évolutionniste, qui s’est éloigné du nazisme par les méthodes qu’il propose, est désormais la réalisation de surhommes grâce à la technologie. L’humanisme libéral est quant à lui démenti par l’avancée des sciences qui réfute le rôle du libre arbitre dans le comportement des hommes au profit de facteurs génétiques et chimiques, comme pour le reste du règne animal.
13. Le secret de la réussite – L’histoire est un système chaotique de niveau 2 : elle est sensible aux infimes variations des forces qui la dirigent, mais aussi aux prédictions : un événement peut ne pas avoir lieu parce que sa prévision aura conduit à prendre les dispositions nécessaires pour l’éviter. Ainsi, il était impossible de prédire que la multitude de cultures locales conduirait à la société mondiale actuelle, que l’Empire romain choisirait le christianisme plutôt qu’une autre religion ou que l’Islam connaîtrait son immense essor.
Par ailleurs, rien ne prouve que l’histoire guide l’humanité sur la voie du progrès. Les Chrétiens défendent ce qu’ils considèrent comme les bienfaits du christianisme et les Musulmans les bienfaits de l’Islam, parce que ces religions ont put s’établir et que les vainqueurs écrivent l’histoire. La sociologie moderne montre au contraire que les idées culturelles et politiques, telles que le nationalisme, se comportent comme des parasites de l’esprit humain. Elles diffusent, deviennent des mouvements, prennent le contrôle de pays, provoquent des guerres, des génocides, de la misère. Ces idées, aussi appelées mèmes se répliquent à l’instar des gènes, suivant une dynamique puissante et aveugle, sans aucun souci du bien-être humain.
Sapiens – Yuval Noah Harari
Quatrième partie – La Révolution scientifique
14. La découverte de l’ignorance – A peu près stable depuis la Révolution agricole, la puissance des hommes connut à partir de 1500 une progression continue grâce au développement de la science. L’explosion de la première bombe atomique le 16 juillet 1945 fut une étape majeure : l’humanité pouvait s’autodétruire.
La science moderne se caractérise par :
- un aveu d’ignorance : nous ne savons pas tout et les théories peuvent être réfutées par d’autres,
- la place centrale faite aux mathématiques et à l’observation,
- l’ambition d’acquir de nouveaux pouvoirs par la mise au point de nouvelles technologies.
Alors que les religions prétendaient répondre de façon définitive à toutes les questions importantes, la science affirme son ignorance : la Révolution scientifique n’a pas été une révolution du savoir mais une révolution de l’ignorance.
Les découvertes mirent en cause les mythes partagés qui fondaient les sociétés et permettaient aux hommes de coopérer. Diverses réponses furent apportées à ce problème : le communisme et le nazisme continuèrent à prétendre scientifiques leurs théories raciales et économiques qui contredisaient les observations ; l’humanisme libéral laissa de côté la science et construisit une société sur des vérités non-scientifiques comme la croyance dans les droits humains.
A la suite des succès de Newton dans le domaine de la dynamique des corps, les savants cherchèrent des équations dans toutes les disciplines : biologie, économie, psychologie… Mais ils constatèrent vite que la complexité de la plupart des phénomènes étudiés interdisait toute prédiction individuelle. Seule l’étude d’un grand nombre d’entre eux était possible. Les statistiques et les probabilités se développèrent à cette fin et occupent aujourd’hui une place centrale.
Science et technologie se rapprochèrent à partir du XVIIe siècle pour se lier définitivement au XIXe. Depuis, l’avancée scientifique se mesure à l’aune des nouveaux pouvoirs, notamment militaires, qu’elle confère. La technologie est désormais perçue comme la solution à tous les problèmes et les progrès spectaculaires de la médecine depuis le XIXesiècle permettent d’espérer d’ici quelques décennies, la suppression de la mort pour les causes autres qu’accidentelles. Les hommes ne deviendraient pas immortels mais a-mortels.
Enfin, il serait naïf de croire que la science vise la seule connaissance. Son besoin d’argent orientent la recherche vers les domaines utiles aux financeurs et au pouvoir : armement, conquête spaciale, santé…
15. Le mariage de la science et de l’Empire – L’Europe occidentale prit son essor commercial et militaire au XVe siècle. Alors que leur développement était comparable à celui des puissances musulmanes, chinoise ou indienne, les nations européennes se dotèrent des mythes et des structures socio-politiques qui leur donnèrent un esprit de conquête se traduisant par le développement de la science et du capitalisme. Au milieu du XIXe siècle elles avaient pris une avance technique décisive. En 1950, elles occupaient, avec les Etats Unis, la place centrale et fondaient l’ordre mondial contemporain.
La découverte du continent américain fut un événement fondateur : Christophe Colomb mourut convaincu qu’il avait débarqué aux Indes Orientales en 1492. En homme du Moyen Age, il ne pouvait concevoir de lacune dans le savoir de son époque. Amerigo Vespucci, après plusieurs expéditions entre 1499 et 1504, réalisa, en homme des Temps Modernes, qu’il avait débarqué sur une terre inconnue jusqu’alors. Désormais, des zones vides apparaitraient sur les cartes. Il était admis que la science ne savaient pas tout et que les réponses n’étaient pas dans les écritures saintes. Les nations d’Europe entreprirent de combler ces lacunes avec une frénésie unique dans l’histoire. Elles furent notamment les seules à manifester de l’intérêt pour d’autres continents. Au XVIe siècle, Cortés s’empara puis détruisit l’Empire Aztèque. Pizzero fit de même un peu plus tard avec l’Empire Inca qui ignorait tout des Aztèques. Ce n’est qu’au XXe siècle que les cultures non-européennes adoptèrent une vision globale du monde.
L’expédition du capitaine James Cook illustre parfaitement l’union entre la science et l’Empire. Partie d’Angleterre pour Tahiti en 1769 et disposant d’une protection militaire, elle était destinée à des observations astronomiques, botaniques, anthropologiques et, accessoirement, à confirmer l’efficacité de la vitamine C pour éviter le scorbut. Mais au-delà des succès scientifiques, à son retour en 1771, Cook revendiqua pour la couronne d’Angleterre les terres découvertes et notamment l’Australie. Ce voyage posa ainsi les bases de l’empire colonial britanique dans cette région et marqua le début d’un long cauchemard pour les indigènes. Les expéditions qui suivirent revendiquèrent clairement des objectifs militaires et scientifiques, alliant la conquête de territoires à l’ethnologie, l’étude comparée des langues, le déchiffrage de l’écriture cunéiforme ou des hiéroglyphes. Reconnaissantes, ces disciplines fournir les éléments d’élaboration de mythes justifiant les conquêtes par la supériorité européenne tels que celui de la race aryenne, venue du Nord pour civiliser le monde, qui aurait disparu suite à des mélanges avec les autres races, sauf en Europe où elle serait restée pure. Mais l’impérialisme européen revêtait aussi une dimension humaniste en poursuivant l’objectif de faire progresser le savoir et d’en faire profiter les peuples conquis.
Les empires ont bouleversé le monde. Ils sont à la fois responsables de massacres de masse, de l’éradication de populations comme en Tasmanie, mais aussi de l’amélioration des conditions d’existence d’un nombre incalculable d’individus. Science et empire se sont développés en interaction, l’un fournissant la protection et les moyens matériels, l’autre les connaissances, des justifications idéologiques et des gadgets techniques.
16. Le credo capitaliste – Jusqu’à la fin du Moyen Age, la richesse d’un pays était fixe. Les riches privaient donc les pauvres d’une partie de ce qui leur était dû. A titre de compensation ils pratiquaient la charité. La Révolution scientifique changea la donne : de nouvelles routes commerciales s’ouvrirent, de nouvelles marchandises furent produites, la richesse grossit et il devint possible de s’enrichir sans léser personne. Le crédit se développa sur la base de la toute nouvelle confiance dans l’avenir et de la croyance partagée par le prêteur et le créancier que ce dernier produirait suffisamment de richesses pour rembourser sa dette. Adam Smith apporta sa vision révolutionnaire : l’argent qui n’est pas utile à l’entrepreneur pour lui et sa famille est réinvesti. Il permet l’embauche d’employés qui s’enrichissent à leur tour. Ainsi la recherche égoïste du gain profite à tous. Le capitalisme était né. Il conduirait à l’émergence d’une nouvelle élite sociale et d’une nouvelle morale : en réinvestissant leurs bénéfices, les riches devenaient des membres indispensables et bienfaisants de la société.
En Occident s’installa un cercle vertueux : la foi dans l’avenir permettait de développer le crédit et les sociétés par actions, levant des fonds importants en limitant les risques des actionnaires. Cet argent finançait des expéditions maritimes couronnées de succès qui renforçaient la confiance. Pendant ce temps, les empires d’Orient se finançaient toujours par l’impôt et le pillage, moyens efficaces mais par nature limités.
Au XVIIe siècle, les Pays Bas connurent une prospérité sans précédent grâce au climat de confiance inspiré par leurs entreprises et l’indépendance de leur système judiciaire. Développant un commerce lucratif avec la Chine, les Indes et l’Amérique du Nord, les sociétés hollandaises remboursaient les emprunts sans retard et les litiges éventuels étaient tranchés par des juges indépendants. Les investisseurs se détournèrent d’états comme l’Espagne qui ne remboursaient pas leurs emprunts et dont la justice était aux ordres du monarque.
Au XVIIIe siècle, la compagnie du Mississipi dirigée par John Law, contrôleur général des finances de Louis XV, émit des actions et répendit le faux bruit que le Mississipi regorgeait de ressources. La flambée suivie du brusque effondrement des cours ruina les petits porteurs et les finances du royaume qui avait acquis des titres pour limiter la chute de leur valeur. Mais surtout, la Bulle du Mississipi détruisit durablement la confiance dans la France qui ne pouvait plus emprunter qu’à taux élevés et conduisit à la convocation des Etats Généraux en 1789. La Grande-Bretagne allait désormais occuper la première place du commerce européen.
Au XIXe siècle, la confiance qu’inspiraient les entreprises était en partie liée au soutien de leur pays. La nationalisation de l’Indonésie par la Hollande ou des Indes par la Grande-Bretagne, terres jusqu’alors contrôlées par des armées de mercenaires payées par les compagnies privées, permirent à ces dernières de se consacrer entièrement au commerce. La première guerre de l’Opium que livra la Grande-Bretagne à la Chine pour permettre à ses entreprises d’y poursuivre le commerce de la drogue est un autre exemple de ce soutien.
Il apparait ainsi que, malgré un discours convenu, l’Etat apporte au capitalisme la confiance indispensable à son développement. La Bulle du Mississipi illustre le préjudice que peut lui causer un état défaillant, laissant libre cours aux rumeurs et à la spéculation. En outre, malgré ses victoires incontestables, le capitalisme limité à la loi du marché et à la recherche du profit est responsable de tragédies telles que la traite négrière pour l’exploitation des plantations dans le sud des Etats-Unis, l’exploitation du prolétariat dans les manufactures européennes du XIXe siècle ou la disparition du cinquième de la population du Congo sous la domination belge pour la production de caoutchouc. Malgré tout, le capitalisme promet l’amélioration de la vie de chacun, même à ceux dont les conditions de vie se sont dégradées avec la Révolution industrielle. La poursuite de la croissance économique pourrait être une imposture du même ordre que la Révolution agricole : le bonheur n’est pas au rendez-vous mais il est impossible de faire demi-tour.
17. Les rouages de l’industrie – La technique a toujours permis de disposer de l’énergie et des matières premières nécessaires à la croissance économique. Le vent, le mouvement de l’eau, la machine à vapeur et l’atome ont fourni une énergie toujours plus abondante qui a rendu possible l’accès à toujours plus de ressources. Ce processus se poursuivra probablement. Nous trouverons les moyens de capter les énergies disponibles, notamment l’énergie solaire qui représente des milliers de fois les besoins actuels.
L’abondance et le bas coût de l’énergie et des matières premières rendirent possible la Révolution industrielle qui fut, avant tout, une deuxième Révolution agricole puisque sa première conséquence fut de mécaniser l’agriculture et l’élevage. Les animaux furent considérés comme des machines au mépris de leur bien être le plus élémentaire, les rendements furent augmentés à tel point que les paysans qui constituaient jadis 90 % de la population ne représentent plus que 2 % aux Etats Unis.
Avec la Révolution industrielle, une nouvelle éthique est apparue : consommer. Pour la première fois dans l’histoire la vertu ne consistait plus à faire preuve de frugalité mais à suivre ses envies et ses passions. Désormais, la société est constituée par une élite qui réinvestit ses profits et par une masse qui consomme.
18. Une révolution permanente – Les activités industrielles ne devraient pas manquer de ressources mais elles pourraient bien bouleverser la vie sur Terre, conduire à la disparition de l’humanité et, pourquoi pas, rendre possible le primat d’autres espèces animales.
La Révolution industrielle a d’ores et déjà apporté d’immenses bouleversements dans les sociétés. Parmi les principaux mentionnons la mesure du temps : alors que le Moyen Age vivait avec le soleil et les saisons, que chaque ville était calée sur l’heure locale de sa grande horloge, l’organisation de l’industrie et les transports ont nécessité une uniformisation et une rigueur inconnues jusque là. Un bouleversement plus grand encore consista dans l’effondrement des communautés de vie. Avant la Révolution industrielle, chacun avait sa place dans sa famille et dans sa communauté où un système d’entraide dispensait une éducation aux enfants, des soins aux malades et prenait en charge les vieillards et les orphelins. En retour, la communauté avait un droit de regard sur la vie de chacun de ses membres, notamment au moment des mariages. Deux siècles ont suffit pour mettre fin à ces pratiques plusieurs fois millénaires : la famille n’a pas disparu mais elle doit respecter les droits des enfants au risque d’en perdre la garde ; marchés et Etats subviennent aux besoins matériels et de protection des individus, rendant inutile la communauté traditionnelle ; pour unir leurs citoyens, les Etats ont créé des communautés imaginaires basées sur un sentiment nationale qui n’existait jusque là que de façon diffuse ; les marchés ont eux aussi créé des communautés imaginaires, basées sur des habitudes de consommation et de vie. Depuis la Révolution industrielle, l’ordre social est devenu dynamique et les dirigeants qui promettaient jadis la stabilité s’engagent aujourd’hui à réformer sans cesse leur société.
Contrairement aux apparences, ces bouleversements ont apporté la sécurite. Un homme risque moins de mourrir d’une mort violente dans un pays moderne, même totalitaire, que dans une société régie par des communautés ne rendant aucun compte à un pouvoir central. Au début des années 2000, le nombre des morts violentes dans le monde, crimes et guerres confondus, était du même ordre que celui des suicides et inférieur aux morts sur la route. Par ailleurs l’effondrement des empires britanique, français et soviétique n’ont pas donné lieu au bain de sang qui accompagnait jadis de tels événements. Enfin, depuis 1945 et l’apparition de l’arme atomique, les guerres d’invasion ont presque disparu. La crainte d’un conflit nucléaire est une des principales causes de cette stabilité. Mais il existe aussi des causes économiques : la guerre est devenue très chère. La paix, qui permet le commerce, est souvent beaucoup plus lucrative. En outre, la richesse de nombreux pays est immatérielle. Leur invasion serait dénuée de sens. Enfin, l’interdépendance économique des nations a produit un empire mondial qui exclut qu’une de ses parties s’engage dans l’aventure solitaire d’un conflit. Ce constat ne vaut toutefois que pour aujourd’hui. Comme toujours, demain est incertain.
19. Et ils vécurent heureux – Alors que les historiens admettent généralement que le bonheur a augmenté à mesure que l’homme était mieux protégé contre la famine et la maladie, des sociologues ont tenté de déterminer, à partir de sondages, les causes du bonheur. Ils ont découvert une corrélation positive jusqu’à un certain seuil entre l’argent et le bonheur, le rôle capital des relations sociales et le fait que le bonheur est fonction de la distance qui nous sépare de la satisfaction de nos désirs. Ainsi, rien ne prouve que le chasseur cueilleur capable de satisfaire ses désirs et entouré d’une communauté unie ait été moins heureux que l’homme moderne isolé, dont les désirs affutés par la publicité et les médias sont perpétuellement insatisfaits.
Les mêmes sondages ont permis aux biologistes de corréler le bonheur avec la présence dans le cerveau de substances chimiques : la sérotonine, la dopamine et l’ocytocine. Les événements extérieurs conduisent à la sécrétion ponctuelle de ces substances que notre système biochimique régule dans une certaine plage, autour d’un point fixe variant selon les individus. Certains ont donc une biochimie plus joyeuse que d’autres. Tout est affaire de point de consigne. Pour rendre les gens heureux, il faudrait donc s’occuper avant tout de chimie du cerveau et non des conditions de vie. C’est le principe des antidépresseurs modernes.
D’autres études concluent qu’une vie heureuse n’est pas une succession de bons moments mais une vie qui à du sens, dans son ensemble, à l’aune des circonstances, des mythes et des valeurs de l’époque.
Une dernière voie consiste à douter que le sujet puisse évaluer son propre niveau de bonheur et à l’inviter à mieux se connaître sans s’identifier à ses sentiments. Le bouddhisme s’inscrit dans cette logique. Il propose de prendre conscience de l’impermanence du plaisir et du déplaisir, de ne plus les rechercher ni les repousser, que leur cause soit extérieure ou intérieure. Ainsi délivré par la méditation, l’esprit atteint la sérénité.
Ces différentes approches qui ont chacune leurs défenseurs et leurs détracteurs montrent que l’histoire du bonheur reste à écrire.
20. La fin d’Homo sapiens – La vie sur Terre a été soumise à la sélection naturelle. Homo Sapiens pourrait bien faire du dessein intelligent la réalité future et mettre fin à l’évolution darwinienne. Plusieurs possibilités peuvent être envisagées.
D’abord, le génie biologique rend plausibles les projets les plus fous : recréer des mammouths en introduisant de l’ADN issus de cadavres congelés dans un ovule de femelle éléphant, convoquer par le même processus les hommes de Neandertal 30 000 ans après les avoir fait disparaitre, allonger la vie, augmenter ou choisir les capacités de ses enfants, cultiver des organes pour servir de pièce de rechange. Les réticences éthiques qui ont ralenti les recherches finiront par disparaitre. Ensuite, le génie cyborg permet de doter les êtres vivants d’organes artificiels de remplacement qu’ils peuvent même, grâce à des électrodes implantées dans le cerveau, mouvoir à distance. On peut aussi imaginer la mise en réseau des cerveaux de plusieurs personnes qui disposeraient ainsi d’une mémoire et d’une conscience collectives. Enfin les recherches pour recréer le fonctionnement d’un cerveau humain sur support électronique pourraient aboutir d’ici une à deux décennies.
Ces innovations posent des questions à la fois philosophiques et pratiques : que voudra dire demain les mots conscience, genre, individu ? Quelle seront la nature des émotions des nouveaux êtres vivants ? Qui aura accès à la technologie ? Nous sommes probablement à la veille d’une singularité, d’un point de partage de l’histoire, de l’avènement de nouvelles valeurs qui seront incompréhensibles pour ceux de l’ancien monde.
La raison invoquée invariablement pour justifier ces recherches de nouvelles formes de vie est celle qui motivait déjà Gilgamesh : la quête de l’immortalité. Mais il se pourrait bien que derrière ce masque se cache notre désir de devenir des dieux, des dieux irresponsables, insatisfaits et qui ne savent pas ce qu’ils veulent.
[…] Et sur le journal de l’Hère du temps […]
J’aimeJ’aime
[…] En lien avec : Sapiens – Yuval Noah Harari […]
J’aimeJ’aime
[…] Sapiens, une brève histoire de l’humanité – Yuval Noah Harari […]
J’aimeJ’aime