Lorsque Martin Eden pénétra dans la demeure des Morse en compagnie d’Arthur, il fut saisi par la beauté du décor de cette riche demeure d’Oakland, près de San Francisco. Jamais le jeune marin ne s’était trouvé dans un tel endroit. Alors qu’il attendait d’être invité à passer dans la salle à manger, il trouva un ouvrage de Swinburne dont il lut quelques vers. Arthur le tira de sa rêverie pour lui présenter sa soeur Ruth. Martin fut bouleversé par la beauté de la jeune femme blonde, par la pureté qu’elle dégageait. Les quelques mots qu’ils échangèrent sur la poésie firent prendre un peu plus conscience à Martin de la distance qui les séparait. Ruth, choquée pas sa syntaxe, éprouvait de l’attirance pour la force et la virilité qui émanaient du jeune homme.
À table, Mrs Morse et ses enfants, Arthur, Norman et Ruth, assise à côté de lui, pressèrent Martin de raconter comment il avait porté secours à Arthur attaqué par des voyous. Il poursuivit avec des épisodes de sa vie de marin. Son auditoire était à la fois captivé par les récits et effrayé par la trivialité de son élocution. Les sentiments opposés de Ruth à l’égard de Martin s’en trouvèrent renforcés. Plus tard, elle joua du piano. Martin fut transporté. Des images défilaient dans sa tête, mêlant rêves et souvenirs. Lorsqu’il prit congé, Ruth lui prêta le livre de Swinburne qu’il avait feuilleté ainsi qu’un recueil de poésie de Browning qu’elle étudiait à l’université. En lui donnant sa main douce à serrer elle déclara J’espère que vous reviendrez. Martin avait presque vingt et ans, Ruth en avait trois de plus.
Martin sortit de la maison ivre d’émotion, prêt à croire à l’immortalité de l’âme, lui qui n’avait jamais cru en Dieu. Il rentra chez sa sœur Gertrude et son mari, les Higginbotham, qui lui louaient une chambre au dessus de leur épicerie lorsqu’il n’était pas en mer. Bernard Higginbotham était un homme avare et autoritaire avec sa femme qu’il laissait s’user dans les tâches ménagères. Il détestait Martin qu’il considérait comme un paresseux et un ivrogne, un exemple déplorable pour ses enfants.
Les pensées de Martin étaient accaparées par Ruth, sa beauté, son élévation morale. Elle seule était capable de comprendre sa vie intérieure. Avant de se coucher, Martin s’examina dans la glace. Quel cerveau se cachait derrière son front halé ? Puis, ayant appris que certains se brossaient quotidiennement les dents, il décida de faire de même.
À son réveil, Gertrude, excédée, disputait un de ses enfants. Martin embrassa cette sœur harassée par le travail et écrasée par l’autoritarisme de son mari. Le diner chez les Morse lui faisait prendre conscience de la misère qui l’entourait. La douceur de la main de Ruth contrastait avec la rugosité de celles de ses soeurs Gertrude et Marian.
Changement de vie
Sa rencontre avec Ruth avait été un choc et Martin était prêt à tout pour être digne d’elle. Il s’inscrivit dans deux bibliothèques, s’arrêta de boire, acheta un pantalon de bonne coupe, une brosse et une lime à ongles. Il errait souvent près de la maison des Morse dans l’espoir d’apercevoir la jeune femme. Un soir il se rendit au théâtre et la vit accompagnée de son frère Arthur et d’un jeune homme qu’il identifia à un potentiel rival. En sortant, il repoussa, chose inhabituelle, les avances de deux grisettes qui étaient pourtant à son goût.
En une semaine, Martin avait lu des livres de philosophie, d’économie, de politique et avait écouté des orateurs publics de City Hall Park. Toutefois d’insurmontables lacunes de vocabulaire lui interdisaient un accès approfondi aux théories développées. Seule la poésie le comblait véritablement.
Une question obsédait Martin : quand devait-il se présenter chez les Morse pour revoir Ruth ? Sur les conseils d’un bibliothécaire, il téléphona et Ruth lui donna rendez-vous chez elle l’après-midi même. La jeune femme n’identifia pas l’amour naissant qu’elle éprouva en revoyant Martin, alors que le jeune homme était envahi d’un désir pur et désincarné pour l’ange qu’il contemplait. Il fit part à Ruth de son désir de s’instruire. Contraint de gagner sa vie depuis la mort de ses parents à l’âge de douze ans, il n’avait pas pu faire d’études et voulait rattraper le temps perdu. Derrière le langage rustre, Ruth distinguait une intelligence vive. Heureuse de la confiance qu’il lui manifestait, elle lui conseilla de commencer par la grammaire et lui donna sa première leçon. Martin, sentant le frôlement de ses cheveux, éprouva un immense trouble.
Depuis plusieurs semaines, Martin ne fréquentait plus ses amis. Il étudiait la grammaire, lisait avec passion et se rendait régulièrement chez Ruth. Son amour éthéré et les émotions qu’il éprouvait lorsqu’elle lui faisait la lecture ou qu’elle chantait en s’accompagnant au piano lui paraissaient infiniment plus forts que les plaisirs de son ancienne vie. Pour Ruth, les choses étaient plus confuses. Son éducation lui ayant présenté l’amour comme une douce complicité entre deux êtres, sans rien laisser entrevoir de la passion ni des tourments, elle était incapable de nommer ce qu’elle éprouvait pour Martin. À chaque rencontre, il l’étonnait par des pensées fulgurantes et elle formait le vœu de le remodeler. Elle lui avait vanté les mérites d’un employé de son père, Mr Butler, caissier de banque devenu avocat à force de travail et de sacrifices. Martin ne s’était pas laissé convaincre, considérant que ce Mr Butler, malgré son salaire enviable, n’avait pas su jouir de la vie. Cette résistance ne faisait que décupler le désir de Ruth de changer Martin.
Destin
À court d’argent, Martin s’embarqua huit mois mois afin de disposer d’un pécule lui permettant de passer quelques semaines à terre. Pendant le voyage, poursuivant ses lectures, ses leçons de grammaire et mémorisant chaque jour la définition de vingt mots nouveaux du dictionnaire, il prit la décision de vivre de sa plume. Ses romans, ses nouvelles, ses pièces et ses poèmes le rendraient riche, célèbre et, avant tout, digne de Ruth. De retour chez les Higginbotham, il écrivit fiévreusement plusieurs textes qu’il envoya aux principaux journaux de San Francisco, persuadé de les vendre une centaine de dollars.
Pour sa première visite chez les Morse après son retour, Martin acheta un complet neuf. Ruth fut ravie de ce changement. Lorsqu’il lui fit part de sa décision de devenir écrivain, elle lui recommanda vivement de terminer son éducation avant de prendre une décision. Il se laissa convaincre de se présenter au concours d’entrée au collège. Il financerait ses études en publiant des textes dans les journaux.
Les parents de Ruth se réjouissaient que leur fille s’intéressât pour la première fois à un garçon mais n’imaginaient pas qu’elle pût aimer le jeune marin. Lors d’un chez les Morse repas, Arthur proposa à Martin de faire une promenade dominicale à bicyclette. La présence de Ruth convainquit le jeune homme de délaisser un moment ses révisions. Il acheta un vélo et abima son costume en apprenant à l’utiliser. Qu’importe, l’argent ne devait plus être pour lui un problème.
Martin fut recalé au concours d’entrée au collège dans toutes les matières sauf en grammaire. L’histoire, l’algèbre, la physique lui étaient étrangers. Conscient de ses capacités, il apprendrait seul et assouvirait son irrépressible inspiration d’exprimer son bouillonnement intérieur par des mots.
Martin ne parvenait pas à exprimer dans ses vers ses sentiments pour Ruth. Lorsqu’il se décourageait, il écrivait des articles ou des nouvelles. Partageant son temps entre l’écriture et l’étude, il ne s’accordait que cinq heures de sommeil chaque nuit. Tous les journaux refusaient ses textes, mais il continuait à écrire à un rythme effréné sur tous les sujets. En un mois il acheva un recueil de trente poèmes qu’il intitula Le Chant de la mer. L’argent espéré ne rentrait pas mais la vie continuait son cours.
Un soir, Martin reçut un appel téléphonique de Ruth lui proposant de l’accompagner à une conférence à la place de son frère, malade. Fou de joie, il accepta. Dans la rue, il craignit de commettre un impair mais Ruth lui donna le bras faisant disparaitre ses inquiétudes. En chemin, il salua Lizzie Connolly, une des grisettes rencontrée à la sortie du théâtre l’année précédente alors qu’il tentait d’entrevoir Ruth. Les deux femmes se jaugèrent d’un regard. Ruth la trouva très jolie, Martin joua l’indifférence.
Un après-midi, passant dans City Hall Park, Martin Eden entendit un orateur public parler avec tant d’enthousiasme de Premiers Principes d’Herbert Spencer qu’il emprunta l’ouvrage à la bibliothèque et le lut d’une traite. Quelle découverte ! Il ne comprenait rien à la philosophie jargonnante, mais la théorie de l’évolution lui paraissait claire, universelle, au carrefour de toutes les sciences.
Lors d’une promenade dominicale à bicyclette avec Ruth, ses frères et un de leurs amis, Will Olney, Martin s’ouvrit de son enthousiasme pour la théorie de Spencer. Tous en avaient entendu parler à l’université mais aucun ne s’y intéressait. Martin, déçu, constata toutefois avec satisfaction qu’Olney qu’il avait aperçu au théâtre, un an plus tôt, alors qu’il cherchait à revoir Ruth, n’était pas un rival et que les deux jeunes gens ne partageaint aucune sympathie.
C’est alors que Martin leur fit part de sa décision d’abandonner l’algèbre, la géométrie et la chimie pour se consacrer à la physique et acquérir les connaissances générales qui lui manquaient. Ruth désapprouva. Pour elle, la culture était une fin en soi. Olney lui opposa qu’elle était un luxe pour personnes fortunées, les autres devant acquérir les connaissances nécessaires à leurs activités. Puis, il s’opposèrent définitivement sur l’apprentissage du latin, un entrainement indispensable de l’esprit ou une perte de temps. Martin, très mal à l’aise, partageant l’avis d’Olney, décida qu’il n’apprendrait pas cette langue parlée par des morts.
Ruth, qui venait d’obtenir sa licence de lettres proposa son aide à Martin dont les journaux refusaient toujours les textes. Ravi, le jeune auteur sélectionna trois nouvelles qu’il lut à Ruth. Elle laissèrent à la jeune fille une impression d’amateurisme et l’une d’elles la choqua. En son for intérieur, elle était convaincue des grandes capacités de Martin mais pas pour la littérature. Elle lui demanda de lui montrer tout ce qu’il écrivait et il fut heureux de lui donner les feuillets du Chant de la Mer. Ils se quittèrent sur un malentendu, Martin, persuadé qu’il était sur la bonne voie, Ruth, convaincue que l’écriture n’était qu’une toquade et qu’il devait se consacrer à des choses plus sérieuses.
Fiançailles
L’argent commençait à manquer mais Martin Eden avait toujours été un bagarreur, il se battrait. Au bureau de placement de San-Francisco, un dénommé Joe Dawson l’embaucha comme aide blanchisseur pour quarante dollars par semaine dans un hôtel de luxe à soixante-dix miles d’Oakland. Bienveillant, Joe apprit à Martin à tenir la cadence dans une atmosphère surchauffée dans ce travail, infernal, répétitif, interminable. La tête vidée, transformé en automate, Martin ne pouvait plus lire ni écrire. Curieusement il n’en souffrait pas. Accaparé par sa tâche, il ne pensait que rarement à Ruth et ne prit pas la peine de lui répondre lorsqu’elle lui renvoya le Chant de la mer accompagné de compliments convenus.
Les fins de semaines, Joe allait se saouler en ville. Cela lui était indispensable. Martin alla le retrouver au bar dès le troisième samedi. Conscient de l’impasse qu’était cette vie où seul l’alcool permettait de tenir, il démissionna projetant de reprendre la mer. Joe l’imita, triste de voir finir leur amitié mais convaincu qu’ils se reverraient.
De retour à Oakland, Martin vit Ruth régulièrement. Il lui raconta son expérience de blanchisseur et lui annonça qu’à court d’argent il devait repartir en mer. La jeune femme éprouvait le désir de sauver Martin, désir amoureux inavoué.
Pourtant, elle rassura sa mère. Martin était trop rustre, trop costaud mais elle voulait l’aider. Mrs Morse rapporta la bonne nouvelle à son mari : sa fille n’était pas amoureuse de Martin et il allait de toute façon prendre la mer. Par prudence, Ruth irait néanmoins une année chez sa tante pour changer d’horizon.
Martin savait agir avec les grisettes mais ignorait comment déclarer sa flamme à une jeune fille de la bourgeoisie. Il comptait sur l’intimité de leurs entrevues pour éveiller chez Ruth l’instinct animal de l’amour. À quelques occasions, Ruth avait semblé apprécier le contact de son corps. Ces moments avaient inspiré au jeune homme un ensemble de poèmes qu’il appela Cycle d’amour.
Un beau jour d’automne, alors qu’ils lisaient ensemble de la poésie sur un tertre devant la baie de San Francisco, Martin prit Ruth dans ses bras et ils s’embrassèrent. À cet instant, la jeune femme prit conscience qu’elle aimait Martin. Celui-ci lui avoua qu’il était amoureux d’elle depuis qu’il l’avait rencontrée et qu’elle était son premier amour. Ruth éclata en sanglots. Elle pensait aux femmes qu’il avait connues dans sa vie de marin. En la consolant, Martin réalisait que la jeune fille était jalouse, tout comme les autres femmes qu’il avait connues. Seule sa classe sociale différait.
Ruth ne cacha rien à sa mère mais fut insensible à ses arguments : Martin manquait de tout, de fortune, de morale, de travail. Informé, Mr. Morse pensait que sa fille oublierait ce matelot en rencontrant de vrais gentlemen qui la séduiraient par leur manières et leur savoir. Dans l’immédiat, il fut admis que Ruth et Martin étaient fiancés, mais sans annonce officielle et sans date de mariage.
Il n’était plus question qu’ils se séparent. Martin annonça à Ruth qu’il gagnerait sa vie en faisant de la littérature alimentaire pour les journaux. La vraie littérature viendrait plus tard. La jeune femme trouvait dégradant d’écrire des rimes satiriques, des chansonnettes et des portraits sur commande, alors que Martin avait les qualités requises pour suivre l’exemple de Mr Butler.
Martin connaissait désormais ses capacités. Il se savait intellectuellement supérieur à Ruth, à ses frères et à son père. Mais c’était sans importance. Il plaçait l’amour au dessus de la raison, au dessus de tout.
Misère
Pour limiter ses dépenses, Martin louait désormais une chambre exiguë dans la maison d’une veuve portugaise, Maria Silva, qui vivait avec ses sept enfants. Ne s’accordant que cinq heures de sommeil par nuit et ne sortant que pour voir Ruth ou sa sœur Gertrude, il passait le reste de la journée à étudier, à écrire ou à disséquer les œuvres à la recherche des principes qui sous-tendent la beauté, conscient que sa quête était vouée à l’échec. Et inlassablement il apprenait des listes de nouveaux mots rencontrés dans ses lectures.
Les textes alimentaires que Martin envoyait aux journaux ne se vendaient toujours pas et le manque d’argent devenait le problème majeur. Il dût mettre en gage son manteau, sa montre et sa bicyclette. La faim commençait à se voir sur son visage. Sa seule consolation était la compagnie de Ruth. Pourtant leurs avis divergeaient souvent. Les goûts conventionnels de la jeune fille pour la littérature, le crédit qu’elle accordait aux critiques et aux professeurs, se heurtaient aux avis de Martin, avide de nouveauté et d’originalité. Un soir en sortant de l’opéra, il critiqua le manque de crédibilité des deux chanteurs vedettes. Ruth fut choquée par un tel jugement de la part de quelqu’un qui n’arrivait pas à se faire publier, mais elle lui pardonnait.
Voyant maigrir Martin, Maria Silva qui avait elle aussi connu la misère lui apportait parfois une miche de pain ou une portion de soupe. Lorsqu’elle l’invita un jour à trinquer, ils furent surpris de connaître tout deux les Açores et les îles hawaïennes. Porté par cette nouvelle complicité, Martin demanda à Maria quels étaient ses désirs les plus fous. Elle rêvait d’un ranch, de vaches, d’argent pour les études de ses enfants. Martin promit de lui offrir tout ça un jour. Cadeaux généreux et imaginaires.
Peu après, il reçut une lettre du Transcontinental Monthly. Il en était sûr l’enveloppe contenait un chèque pour son texte intitulé Le son des cloches. Cent dollars pour les cinq mille mots, payé d’avancen c’était le tarif annoncé. Aussi, sa déception fut immense lorsqu’il lut la promesse de cinq dollars après parution.
Le cerveau de Martin se perdit alors dans des pensées douloureuses et incohérentes. Ruth avait raison, il devait renoncer à l’écriture et accepter de travailler pour son père. Son corps affaibli contracta une grippe. Maria le soigna. Alors qu’il commençait à se remettre, il reçut une lettre du White Mouse lui proposant quarante dollars pour une histoire d’épouvante de deux mille mots. Deux cents le mot, un prix honnête. Martin reprit confiance, il allait mieux.
Ruth rendit visite à son amoureux convalescent. Son attelage fit l’attraction dans le quartier où vivait Martin. Dans sa chambre, elle constata avec effroi que la misère n’avait rien de romantique. Saisie par l’odeur du tabac froid, elle demanda à Martin d’arrêter de fumer. Il accepta volontiers, lui déclarant être son esclave. Ruth regretta de ne pas avoir profiter de l’instant pour lui demander d’arrêter d’écrire.
Martin reçut quelques dollars de plus pour une nouvelle et des écrits alimentaires. Ses meilleures oeuvres, réalistes, passionnées, gorgées de vie ne trouvaient pas preneur mais ces rentrées d’argent lui permirent de régler ses dettes et de récupérer son costume et sa bicyclette.
Martin se rendit chez les Morse qui donnaient, conformément à leur plan, une réception où se côtoyaient des jeunes gens fortunés, appelés à un bel avenir, des artistes et un professeur de lettres du nom de Caldwell. Ruth avait mis en garde son fiancé contre l’inconvenance de parler aux gens de leur métier, de parler boutique. Martin était d’avis contraire. Il prit un grand plaisir à converser avec le professeur Caldwell, et lui fit part de son regret que les écrivains ne prissent pas en compte la nature humaine sous son aspect le plus fondamental, la biologie qui résultait de l’évolution. À la grande surprise de Ruth qui scrutait, inquiète, la conversation, l’universitaire reconnu volontiers cette lacune. Après la soirée, Martin confessa à Ruth que, hormis le professeur Caldwell, il avait trouvé les invités conformistes et ennuyeux, en particulier un banquier, Charley Hapgood, qui ne débitait que des platitudes. Martin prenait conscience de ses capacités exceptionnelles. Il avait cru jadis à la supériorité intellectuelle des bourgeois. Il savait maintenant que seul leur mode les distinguait des ouvriers.
Après ce qu’il avait pris pour le début du succès, Martin était à nouveau sans le sou. Sa bicyclette et son costume faisaient des allers et retours chez le prêteur sur gages au rythme des entrées d’argent. Las des refus, il analysa que les histoires publiées dans les revues étaient des variations autour d’une trame en trois parties : deux amants sont séparés, ils se retrouvent, ils se marient. Martin vendit quelques historiettes ainsi construites pour quelques dollars mais une partie des textes qui lui avaient été achetés à bas prix ne lui furent jamais payés suite à des difficultés financières ou à la faillite des revues.
Lors d’un diner chez Ruth, Mrs Morse fit l’éloge de Charley Hapgood. Martin répondit que la platitude du discours électoral qu’il l’avait entendu prononcé pour les Républicains lui assurait un bel avenir politique. Le ton était alors monté. Mr Morse se déclara Républicain ; Martin le traita de valet du capitalisme ; Mr Morse l’accusa alors d’être socialiste ; Martin se déclara individualiste, le contraire d’un socialiste.
Peu après, Martin reçut la visite de sa sœur Marian et de son fiancé, Hermann von Schmidt lui annonçant leur mariage prochain. Il leur lut un poème composé pour Marian. La jeune femme revint quelques jours plus tard, seule, demander à son frère de détruire le texte que Hermann jugeait obscène. Martin déconcerté déchira le double, taisant que l’original avait été envoyé à une revue.
Le soir, Martin songea à Bernard Higginbotham, Mr Buttler, Hermann von Schmidt, Charley Hapgood, à leur vie étriquée basée sur le mimétisme. Il se revit ensuite en chef de bande, tombeur des filles, voyou. Lui aussi avait obéi aux impératifs de la morale de son milieu.
Par une belle journée d’automne, sur le tertre où, un an plus tôt, ils s’étaient déclaré leur flamme, Martin lut son Cycle d’amour à sa fiancée. Elle disait aimer ses poèmes mais le verdict des journaux était sans appel : l’écriture ne lui permettrait pas de faire vivre une famille. Un fois de plus, Martin sut faire vaciller les certitudes de Ruth : il ne voulait pas renoncer à ce qui faisait de lui l’être singulier dont elle était tombée amoureuse, les comités de lecture méprisaient toute nouveauté mais d’ici un an, son obstination paierait.
En sortant de chez le prêteur sur gage, Martin croisa par hasard sa sœur Gertrude. Voyant son visage émacié, elle comprit immédiatement que son frère était sans le sou. Elle lui donna cinq dollars et lui conseilla de trouver un travail. Il promit de les lui rendre au centuple. Elle non plus n’avait pas foi en son écriture.
Rencontre
Lors d’un diner chez les Morse, Martin rencontra poète à la mine cadavérique du nom de Russ Brissenden. Après la soirée, devant un verre, les deux hommes sympathisèrent.
Le lendemain Brissenden rendit visite à Martin. À la lecture de ses vers, Brissenden rassura Martin. Il était bien un poète. Mais il devait arrêter d’envoyer ses textes aux revues, trop bêtes, trop prétentieuses pour le publier, et se contenter de servir la beauté. Ce n’est pas le succès qui vous procurera le bonheur mais l’écriture. Lorsque Brissenden comprit que Martin était amoureux de Ruth, il lui conseilla de s’éloigner de cette bourgeoisie médiocre et pleine de préjugés et de se tourner vers des femmes enflammées riant à la vie.
Ce vieux poète tuberculeux restait une énigme pour Martin. Sans passé, avec la tombe pour proche avenir, il voulait vivre intensément le présent.
Thanksgiving approchait. Ruth comptait sur sa présence et Martin devait impérativement récupérer son costume chez le prêteur sur gage pour se rendre chez les Morse. Il partit donc pour San Francisco réclamer les cinq dollars que le Transcontinental ne lui avait jamais payés pour une publication. Les responsables du journal prétextèrent qu’ils n’avaient pas d’argent et Martin dut les menacer physiquement pour être payé. Fort de ce succès, il tenta la même opération au journal The Hornet qui lui devait quinze dollars mais en vain, la bagarre ayant tourné à l’avantage de ses créanciers.
Ruth rendit visite à Martin qui lui lut sa dernière nouvelle, une histoire hawaïenne. La jeune femme ne comprenait pas son besoin de décrire la réalité avec un réalisme aussi cru qu’elle jugeait de mauvais goût. Apprenant que les cinq dollars du Transcontinental avait servi à récupérer les vaches de Maria que la fourrière lui avait confisquées, que son costume était toujours au clou et qu’il ne viendrait pas diner pour Thanksgiving, elle s’en alla les yeux pleins de larmes.
Alors qu’il avait disparu depuis deux semaines, Brissenden débarqua chez Martin. Le jeune homme fut bouleversé les six cents vers du poème intitulé L’Éphémère que lui fit lire son ami. En comparaison, il n’était qu’un barbouilleur. Brissenden le considérait comme son chant du cygne et ne voulait pas le partager en le publiant. Puis, prétextant un gain aux courses, il donna à son ami cent dollars avant de prendre congé. Martin n’en éprouva aucune gêne. Il paya ses dettes et acheta des cadeaux pour ses sœurs ainsi que des chaussures à toute la famille Silva. Chez un confiseur, Martin, Maria et ses enfants croisèrent Mrs Morse et Ruth. Les deux femmes éprouvèrent de la honte à la vue de Martin accompagné d’une famille portugaise miséreuse.
Un soir, Brissenden passa prendre Martin à l’improviste et l’emmena dans le ghetto ouvrier du Sud Market à San Francisco rendre visite à ce qu’il appelait la vraie fange, une bande d’amis, érudits miséreux vivant en marge. Un diplômé d’Harvard, un professeur d’université, un statisticien, un maçon, un boulanger…tous passionnés de philosophie, amoureux du débat, donnant vie aux théories les plus austères. Martin était loin du petit monde des Morse et de ses conventions. Dans la fumée des cigarettes, vivifiés par le porto que Brissenden avait apporté, ils évoquèrent Kant, Spencer, Hume, Berkeley, débattant du monisme et de l’esprit. Martin était au paradis. Dans le ferry du retour vers Oakland, il était encore bouleversé. Brissenden dormait.
Martin, convaincu que la beauté était faite pour être partagée, désobéit à son ami et envoya L’éphémère et un de ses essais, La Honte du Soleil, au journal Acropolis. Il s’attela ensuite à une oeuvre romanesque intitulée Trop tard. Des aventures marines y serviraient de prétexte au thème universel de l’évolution. Martin, travailleur passionné, ne s’interrompit qu’avec regret pour un dîner chez les Morse, ces représentants d’une bourgeoisie qui l’avait tant déçu. Seuls Ruth et l’amour avaient résisté à l’épreuve des livres.
À table, le juge Blount et le père de Ruth parlaient politique, prédisant à Martin, sur un ton badin, qu’il ne serait bientôt plus socialiste mais républicain comme eux. Martin se défendit vigoureusement. Rejetant l’esprit de boutiquier de la bourgeoisie qui s’en remet à l’État, Martin se proclama individualiste inspiré par la théorie de l’évolution et la philosophie de Nietzsche. Il croyait à la légitimité de la domination du plus fort puis reprocha au juge d’être, à son insu, un socialiste en voulant réguler le commerce. La médiocrité des bourgeois aux plus hauts rangs de la société le mettait hors de lui. Lorsque Blount se moqua de Spencer, dont il ignorait visiblement tout, Martin compara le nom de Spencer dans la bouche du juge à une goutte de rosée dans une fosse septique. Un grand malaise s’ensuivit et le diner se termina avec des conversations futiles.
Ruth était catastrophée. Mais même blessée, scandalisée, elle aimait Martin.
Malentendu
Brissenden convainquit Martin de l’accompagner à une réunion de socialistes, par amour du débat et de la confrontation. L’orateur qui s’adressait à l’assemblée composée essentiellement d’ouvriers incarnait pour Martin les faibles et les malbâtis que défendait le socialisme. Encouragé par Brissenden, il prit la parole pour opposer au socialisme la loi de l’évolution et l’impossibilité de bâtir une société sur une philosophie d’esclaves. Sans rien comprendre aux débats, un jeune journaliste débutant présent dans la salle interpréta les cris et les invectives à l’égard de Martin comme des signes d’approbation.
Le lendemain, Martin découvrit dans le journal qu’il était le chef de file des socialistes. Brissenden passa le voir et le rassura : quelle importance cet article pouvait-il avoir ? Bientôt, le journaliste incompétent se présenta au domicile de Martin pour l’interviewer. Les deux hommes le taquinèrent méchamment puis Martin lui donna une fessée comme à un bébé. Le lendemain, le journaliste humilié fit paraitre un article présentant Martin comme le chef d’une bande de voyous hirsutes.
La famille Morse ne pouvait tolérer ce scandale. Martin reçut une lettre dans laquelle Ruth considérait que leur relation ne pouvait se poursuivre et lui demandait de ne pas chercher à la revoir. Martin était ébranlé. Sa famille ne lui apporta aucun soutien. Gertrude lui conseilla même de partir, le temps que s’apaise la colère de son mari, furieux qu’il ait sali la réputation de la famille.
Plusieurs semaines avaient passé quand Martin croisa Ruth dans la rue en compagnie de son frère Norman. Il tenta en vain de la convaincre de l’erreur du journaliste, restant désemparé lorsqu’elle lui confirma que la rupture était sa propre décision.
Martin se réfugia dans l’écriture. Il travaillait depuis cinq jours à son nouveau roman, Trop Tard, lorsqu’un courrier lui appris que L’éphémère était accepté contre trois cent cinquante dollars. Accouru chez Brissenden pour fêter ce succès, il apprit que son ami s’était tiré une balle dans la tête cinq jours plus tôt. Martin se remis au travail. Il n’avait plus un sou et écrivit les dernières lignes de Trop tard en présence du loueur de machine à écrire venu récupérer son matériel. Il était désormais vidé de toute énergie créatrice.
Le lendemain, L’éphémère était publié, avec des éloges que Martin trouva vulgaires. Il comprenait le mépris de Brissenden pour les journaux.
Succès
Martin avait cessé toute activité d’écriture. Les chèques de quelques dizaines de dollars qu’il recevait pour des textes à paraitre ne lui procuraient aucune exaltation comme cela aurait été le cas encore quelques semaines plus tôt. Il dépensa cet argent en timbres pour renvoyer ses nombreux textes non publiés, en restaurants et en cigarettes de luxe. Sa rupture l’avait libéré de sa promesse de ne plus fumer.
La parution de l’Éphémère avait fait du bruit. Critiques acerbes, dithyrambes et même parodies occupaient le milieu littéraire. Martin était le témoin de la médiocrité contre laquelle Brissenden l’avait mis en garde. Les chèques continuaient à arriver et leur montant augmentait. Cet intérêt soudain pour ses textes était inexplicable. Un journal lui accorda cinq cents dollars d’avance sur les droits de Trop tard. Honorant sa promesse de lui rendre au centuple les cinq dollars qu’elle lui avait donné jadis, Martin les offrit à Gertrude
Le jeune écrivain menait désormais grand train mais se sentait seul. Il avait renoncé à l’écriture, à la lecture et à l’étude qui avaient occupé toute sa vie depuis des années. Il rêvait d’un yacht, des Marquises et d’une baie qu’il connaissait et qu’il pourrait bientôt acquérir.
Un dimanche, nostalgique de son ancienne vie, Martin se rendit à un pique-nique populaire. Il y revit d’anciens copains et Lizzie Connolly. Dès qu’elle l’aperçut, la jeune femme laissa l’homme qui l’accompagnait pour passer la journée avec Martin. Plus belle que jamais, elle était prête à le suivre n’importe où. Mais Martin avait laissé derrière lui ses années de libertinage. Malgré les déconvenues, Martin croyait à l’amour et n’en éprouvait pas pour Lizzie. Il raccompagna chez elle la jeune femme bouleversée par son refus et ne fit que la blesser un peu plus en lui proposant de l’argent pour des études ou un commerce.
C’est avec indifférence que Martin reçu quelques volumes de La Honte du soleil, son premier livre qui venait d’être publié. L’ouvrage fit couler beaucoup d’encre et fut réédité plusieurs fois. D’autres suivirent. À présent très à l’aise, Martin offrit à Maria la maison où elle vivait ainsi qu’une laiterie et permit à Lizzie de suivre des cours. Toute la bourgeoisie d’Oakland voulait Martin à sa table. Ses anciens textes, si longtemps refusés, s’arrachaient maintenant à prix d’or. Martin n’était pas dupe. Les journaux n’achetaient pas ses textes mais son nom. Quant aux lecteurs, il ne pouvaient pas comprendre la profondeur de ses écrits, eux qui avaient trainé dans la boue l’Éphémère, pourtant tellement supérieur.
J’avais déjà tout écrit. Martin se répétait cette phrase face à ceux qui le flattaient et cherchaient sa compagnie après l’avoir méprisé, rejeté et laissé mourrir de faim du temps de son anonymat. Martin voulait être aimé pour lui, pour son oeuvre, non pour ses cent mille dollars. Lizzie l’aimait ainsi, Ruth aussi, autrefois, avant de céder conventions bourgeoises.
Dans le luxueux hôtel où il résidait, Martin rencontra Mr Morse et demanda des nouvelles de la famille, prononçant le nom de Ruth sans aucun émotion. Après lui avoir fermé leur porte les Morse l’invitait à diner.
Les invitations était innombrables. Martin dina chez les Higginbotham. Bernard, devenu amical, j’avais déjà tout écrit, lui parla d’un projet d’agrandissement de son magasin. Martin lui fit un chèque de sept mille dollars, la somme nécessaire aux travaux, contre la promesse que Gertrude aurait des domestiques pour la soulager de ses tâches ménagères. Chez son autre sœur Marian, j’avais déjà tout écrit, Martin accepta d’apporter sa caution financière à Hermann von Schmidt, pour moderniser son magasin de cycles et ouvrir une concession d’automobiles.
Réalité
Martin Eden était conscient que l’écrivain que la bourgeoisie voyait en lui n’existait pas. Il était un marin, un voyou, un aventurier, un meneur d’hommes qui avait su dompter les livres et en écrire. Il n’était pas des leurs et la société dans laquelle il évoluait désormais ne produisait sur lui aucune émotion. Lizzie, que Martin accompagnait régulièrement à l’école du soir, s’inquiétait pour sa santé mentale.
Alors qu’il somnolait dans sa chambre d’hôtel, Ruth entra en sanglotant. Elle était venue en secret, son amour était intact, sa rupture était une terrible erreur et elle voulait qu’ils se marient. Avec bienveillance mais franchise Martin refusa ses avances. Il était exactement la même personne que le jour où elle avait rompu, le succès ne l’avait changé en rien. Pourtant, avant cette nouvelle fortune, personne ne s’intéressait à lui ni à son œuvre. Hier, la peur bourgeoise de la vie avait conduit Ruth à rompre ses fiançailles parce qu’il s’obstinait à écrire malgré les échecs et la misère. Aujourd’hui, seuls la gloire et l’argent pouvaient motiver sa démarche quoi qu’elle en dise. Il se garda d’ajouter qu’il réalisait qu’il s’était trompé, qu’il n’avait aimé qu’une idée éthérée de Ruth, non la bourgeoise étriquée qu’elle était réellement.
Ruth tenta de convaincre son ancien fiancé qu’elle avait appris, qu’elle saurait s’affranchir des préjugés de sa classe. Il pourrait fumer, jurer, être lui même. En vain. Comme preuve de sa sincérité, elle lui fit face et murmura Je t’attends. Regarde moi. Prends moi. Conscient de la hardiesse du propos Martin n’éprouva pas d’émotion. Il n’en avait plus la capacité.
Il tint cependant à raccompagner Ruth chez elle. Sur le chemin, il aperçu son frère Norman sous une porte cochère. Ruth n’était pas venue secrètement, ni de sa propre initiative. Mensonge bourgeois.
Sur le chemin du retour, Martin croisa Joe, le blanchisseur, son ancien compagnon de misère devenu vagabond. Martin lui donna rendez vous à son hôtel le lendemain matin puis réserva une place sur un bateau pour Tahiti dans cinq jours. De la il gagnerait les Marquises. Même ce projet et la perspective de vivre du commerce des perles ne lui procurait plus d’excitation. Toute idée d’action lui était pénible. Le sommeil était son seul remède contre l’ennui de la vie.
Martin proposa à Joe de lui offrir une blanchisserie qui était à vendre pour douze mille dollars. Joe, d’abord vexé, accepta finalement d’aller la voir. Après son départ, Martin lut, distrait et désabusé, les propositions des éditeurs et les critiques élogieuses des journaux. Il n’avait qu’une envie, dormir, lui qui considérait jadis le sommeil comme de la vie en moins. Joe revint enthousiasmé par la visite de la blanchisserie. Elle était à lui.
Le jour du départ pour Tahiti arriva. La presse l’avait annoncé la veille. Les sœurs de Martin, leur mari, Joe étaient venus lui dire au revoir. Du pont du steamer, il aperçut Lizzie. L’idée de lui dire de le rejoindre lui traversa l’esprit, un instant.
À bord, Martin prenait ses repas à la place d’honneur, à la droite du commandant. La traversée l’ennuyait. Dans un recueil emprunté à la bibliothèque du bateau, il lut ces vers de Swinburne :
Libérés de nos peurs et de nos espérances,
De notre soif de vie vienne la délivrance !
Remercions les dieux que toute vie s’achève,
Rendons grâce au ciel que nul ne s’en relève,
Que même les plus lents et les plus las de fleuves,
Trouvent au fond des mers le repos où il peuvent.
Il comprit que seule la mort pourrait le délivrer de son mal. Un soir, il se laissa glisser dans l’eau par le hublot de sa cabine. Quand le bateau fut loin, de façon rationnelle, volontaire, il nagea aussi profondément que ses forces purent le conduire puis expira l’air de ses poumons avant de sombrer dans les ténèbres.

