
Martin Eden est un magnifique roman d’amour ? Pas seulement. L’itinéraire intellectuel du personnage principal est original. Après avoir découvert par hasard la théorie de l’évolution, il se fait le chantre d’un individualisme mâtinée de nietzschéisme et défend la légitimité de la domination des plus aptes.
Prenons Martin Eden au mot. Tentons d’examiner son histoire du point de vue de la théorie de l’évolution et plus particulièrement dans sa forme moderne du gène égoïste, en nous gardant toutefois de reprocher à notre héros d’ignorer des notions qui n’apparaitrons que soixante dix ans après sa mort.
Martin Eden est un magnifique roman d’amour ? Pas seulement. L’itinéraire intellectuel du personnage principal est original. Après avoir découvert par hasard la théorie de l’évolution, il se fait le chantre d’un individualisme mâtinée de nietzschéisme et défend la légitimité de la domination des plus aptes.
Les grandes lignes de l’histoire de Martin Eden – À l’aube du XXe siècle, alors qu’il n’avait connu que des grisettes et des aventures sans lendemain, Martin Eden, un marin, un bagarreur, un tombeur, rencontre Ruth Morse, une jeune fille de la haute bourgeoisie d’Oakland, banlieue de San-Francisco. Pour la première fois, Martin est envahi par le véritable amour, un sentiment pur et éthéré. Ruth est instruite, cultivée, licenciée en lettres. Martin sait lire et écrire mais s’exprime de façon triviale et ne dispose que de connaissances rudimentaires. Conscient du gouffre qui les sépare, il relève le défi : pour être digne de Ruth, il deviendra écrivain. Il étudie sans relâche pour acquérir les connaissances qui lui font défaut. Ruth le guide lors de tête-à-tête réguliers. Impressionnée par l’intelligence du jeune homme, fascinée par sa force animale, elle réalise, pour le plus grand bonheur de Martin, qu’elle est amoureuse de lui. Les parents de la jeune fille acceptent de les considérer comme fiancés mais espèrent qu’elle se détournera vite de ce matelot.
Martin étudie, lit, écrit avec frénésie, ne dormant que cinq heures par nuit. Ne parvenant pas à faire publier ses œuvres, il vit dans la misère des rares textes alimentaires qu’il parvient à vendre à quelques revues. Impossible de fonder une famille dans ses conditions. Ruth essaie en vain de le persuader de renoncer à l’écriture pour exercer un métier plus stable et rémunérateur, mais Martin s’obstine à vouloir vivre de sa plume, convaincu que le succès viendra bientôt.
Un soir, Martin participe à une réunion de socialistes où il défend l’individualisme contre l’avis de l’assemblée. Un journaliste débutant n’ayant rien compris à son discours le décrit comme un chef de file socialiste. S’en est trop. Ruth, sous la pression de sa famille rompt ses fiançailles. Martin est atterré. Alors qu’il croyait que l’amour transcendait la logique et la loi, il constate avec amertume qu’il est à la merci des conventions bourgeoises auxquelles Ruth se soumet. Peu de temps après leur séparation, les textes du jeune auteur se vendent de façon inespérée. Alors qu’il est devenu un écrivain prometteur et un homme riche, Ruth va trouver Martin et le supplie de la prendre pour femme. Il refuse, délicatement mais fermement, part pour les Marquises et, en pleine mer, se laisse glisser du bateau pour mourir.
Martin Eden et la théorie de l’évolution – Alors que Martin étudie des œuvres de toute nature, le hasard et sa curiosité lui font découvrir la théorie de l’évolution. Captivé par les propos d’un orateur public devant l’hôtel de ville de San-Francisco, il décide de lire l’œuvre de Herbert Spencer. Depuis lors, il se revendique individualiste. Convoquant également Nietzsche, il défend la légitimité de la domination des forts sur les faibles, au nom de la survie du plus apte, qu’il entend comme une loi de la nature.
Bien qu’il soit convaincu que la biologie et l’évolution gouvernent le monde du vivant, il conçoit l’amour qu’il porte à Ruth comme un sentiment éthéré qui échappe à toute règle, à toute logique, à toute philosophie. Alors que la théorie de l’évolution a changé le regard que Martin porte sur le monde, l’amour reste dans un angle mort. Ne fut-ce pas là une funeste erreur de jugement et la cause du drame ?
Avant d’examiner l’histoire de Martin et Ruth sous l’angle de la théorie de l’évolution et plus particulièrement de celle du gène égoïste, il convient de rappeler en quoi elle consiste.
L’évolution et la théorie du Gène égoïste – L’évolution est une pensée vivante. Bien après les pionniers Wallace, Darwin, Spencer, dans la seconde moitié du XXe siècle, Richard Dawkins élabora la théorie du Gène égoïste, vision révolutionnaire du darwinisme capable de donner une logique et une cohérence aux comportements animaux, de l’abeille à l’antilope et à la chauve-souris.
Précisons brièvement en quoi consiste cette théorie, popularisée par le livre The selfish gene paru en 1976. Tout d’abord, il faut souligner qu’elle vise à décrire et expliquer des processus naturels, qu’elle n’est pas un éloge ni une justification de l’égoïsme, qu’elle ne fonde en rien le darwinisme social et qu’elle n’a pas pour contraire la théorie imaginaire du gène altruiste.
Dans ses grandes lignes, elle suppose qu’avant l’émergence de la vie sur la Terre, dans la soupe originelle, des molécules, apparues par hasard, furent dotées de la capacité de se dupliquer en raison des propriétés chimiques de la matière. Rien d’extraordinaire jusque là. Dans la succession des innombrables cycles de réplication, des erreurs de copies donnaient régulièrement naissance à d’autres réplicateurs possédant des caractéristiques différentes en termes de durée de vie, de vitesse de reproduction et de fidélité au modèle. Parmi ces nouveaux réplicateurs, les meilleurs, c’est-à-dire les plus stables et les plus rapides à se reproduire fidèlement, devenaient majoritaires. L’augmentation de leur population était rendue possible par l’utilisation de la matière disponible dans le milieu et de celle constitutive des réplicateurs moins performants. De façon continue, au hasard de nouvelles erreurs, des réplicateurs encore plus performants devenaient à leur tour majoritaires.
Cette alternance d’erreurs de réplication, guidées par le seul hasard, suivies d’une sélection implacable dota les réplicateurs qui se succédaient de structures de plus en plus complexes, protégeant leur intégrité et leur permettant de se répliquer plus efficacement. La théorie du Gène égoïste voit dans les gènes, les lointains descendants des réplicateurs primordiaux et dans les êtres vivants, y compris l’homme, des machines, des véhicules, particulièrement efficaces pour les protéger et les transmettre. Ainsi, les gènes assurent leur propre réplication en pilotant les êtres vivants pour qu’ils se reproduisent.
Bien entendu, les gènes, compris comme le message porté par les molécules d’ADN, n’ont aucune conscience ni aucune volonté, mais de façon métaphorique, on peut qualifier leur comportement d’égoïste. En effet, chaque gène a été fabriqué par le hasard et la sélection naturelle de façon à optimiser sa réplication, quel qu’en soit le prix, au détriment d’autres gènes si cela est nécessaire.
Les gènes élus par la sélection naturelle confèrent aux êtres vivant l’instinct, le mot est certes un peu fort pour les végétaux, de reproduction. Si des gènes conduisant, pour diverses raisons, à ne pas se reproduire apparaissent, il ne se transmettent pas et disparaissent très vite.
Dans la reproduction sexuée, une différentiation s’est opérée concernant les cellules sexuelles ou gamètes. Alors que les organismes primitifs ne possédaient qu’une seule sorte de gamètes, les plus gros, plus chargés en éléments nutritifs, furent favorisés par l’évolution. Des gamètes plus petits et plus mobiles purent alors apparaître, leur survie devant être assurée par la fusion avec un gamète plus gros afin de profiter de ses atouts. La différenciation s’est amplifiée pour aboutir :
aux gamètes caractéristiques des individus femelles : les ovocytes, gros, peu mobiles, riches en éléments nutritifs et coûteux en ressources pour le producteur qui ne peut les fabriquer qu’en quantité limitée,
aux gamètes caractéristiques des individus mâles : les spermatozoïdes, petits, mobiles, produits en grand nombre mais dotés d’une faible autonomie.
Les mâles disposent ainsi d’une capacité de reproduction quasiment illimité tandis que celle des femelles est restreinte. En outre, la reproduction est beaucoup plus couteuse en énergie et en temps pour les femelles qui doivent pondre et couver leurs œufs ou porter leurs petits. Pilotés par leur gènes qui leur donnent l’instinct de reproduction, Ces différences physiologiques conduisent à des différences de stratégies.
Pour optimiser ses capacités de reproduction et répondre ainsi aux injonctions de ses gènes, une femelle recherchera un mâle présentant les signes extérieurs traduisant une bonne génétique c’est-à-dire l’absence de maladie apparente et une solide constitution. Mais, critère tout aussi important, il devra être fidèle pour mettre ses qualités au service de la femelle en assurant la défense du nid, du terrier, de la tanière ou de la maison ainsi que son ravitaillement en nourriture, quand celle-ci couvera ses œufs ou que son état physique ne lui permettra pas de subvenir elle-même à ses besoins et à ceux de ses petits. Ainsi, un partenaire volage diminuera notablement les chances d’une femelle d’avoir des petits atteignant l’âge adulte. Elle aura investi beaucoup de temps et d’énergie pour rien alors que ses capacités reproductives sont limitées. La femelle évaluera donc la fidélité de ses prétendants en ne cédant pas tout de suite à leurs avances afin de décourager les moins motivés. La stratégie de reproduction des femelles est ainsi basée sur la qualité de ses partenaires.
Le mâle en revanche peut optimiser sa reproduction en misant sur la quantité. Même si la plus grande part de ses descendants ne parvenait pas à l’âge adulte, nombreux seraient ceux qui néanmoins l’atteindraient et pourraient à leur tour transmettre leurs gènes. Toutefois, si le mâle ne se montre pas suffisamment persévérant et patient, les femelles, appliquant leur stratégie, ne lui céderont pas. Pour se reproduire il doit donc renoncer à multiplier les partenaires. Contraint de restreindre sa capacité reproductive, le mâle appliquera aussi des critères de sélection physiques à ses partenaires féminines traduisant l’absence de maladie et de bonnes capacités reproductives. Il sera également attentif à ce que la femelle ne porte pas les petits d’un précédent partenaire. La période pendant laquelle la femelle refuse ses avances permet au mâle de s’en assurer, soit par des critères physiques, soit par la ponte d’un œuf qui ne sera pas couvé. Ainsi, il pourra accepter d’être fidèle en échange de la garantie d’avoir sa propre descendance.
Bien entendu, ces stratégies ne relèvent pas du raisonnement mais d’un instinct inné. La pigeonne, en ne cédant pas immédiatement au pigeon qui lui tourne autour en gonflant son plumage, n’est pas consciente de la raison pour laquelle elle le fait. Comment cet instinct conduisant à sélectionner ses partenaires et à adopter le comportement le plus favorable à sa propre reproduction est-il apparu ? Par la pression génétique. Les femelles ayant des gènes les conduisant à céder rapidement aux avances des mâles ou à ne pas rechercher chez eux les bons critères physiques ont eu une descendance moins nombreuse et moins viables, soit parce qu’elles n’ont pas pu élever seules leurs petits et qu’ils sont morts, soit parce qu’ils étaient en mauvaise santé, soit parce que leur partenaire n’a pas été en mesure de les défendre contre les prédateurs. Leur gènes sont devenus minoritaires ainsi que les comportements qu’ils induisent. En revanche, les gènes correspondant aux comportements les plus efficaces pour la reproduction ont été sélectionnés.
Les humains n’échappent pas à cette logique. Dans toutes les sociétés, des règles sont apparues pour optimiser la reproduction des individus, en prenant en compte les différences de capacités reproductives des hommes et des femmes. Ces règles, qu’elles prennent la forme de lois divines, de morale, de coutumes communautaires ou familiales constituent le noyau centrale de toute culture. La démographie est le principal pilier de la longévité et de la puissance d’une communauté.
La théorie du Gène égoïste appliquée à l’histoire de Martin Eden – Essayons de traduire les principaux épisodes de la relation entre Ruth Morse et Martin Eden dans le langage, certes dépourvu de romantisme, de la théorie du Gène égoïste.
Une précision préalable mérite d’être rappelée. Cette traduction ne décrit pas des volontés explicites des personnages mais leurs comportements instinctifs, pilotés par les gènes. Par exemple, en voyant une femme aux mensurations 90-60-90, il ne vient à l’esprit d’aucun homme, même au pire des mufles : cette femme est parfaite pour me reproduire. Ses hanches larges garantissent des accouchements aisés, sa taille de guêpe atteste qu’elle n’est pas enceinte et sa poitrine généreuse promet un allaitement abondant. Pourtant, ces critères correspondent aux standards de beauté et aux goûts de la majorités des hommes dans le monde. Ils résultent de l’évolution pour les raisons explicitées plus haut. Autrement dit, les gènes correspondant à des goûts différents sont devenus minoritaires car leurs porteurs ont eu une descendance plus limitée.
De la même façon, une femme qui impose à un homme une période de séduction ou de fiançailles voire l’engagement du mariage ne pensera pas explicitement : cet homme présente toutes les caractéristiques physiques et sociales auxquelles je peux prétendre et je voudrais me reproduire avec lui. Mais avant ça, je veux vérifier qu’il me sera fidèle. Je vais donc tester sa motivation un certain temps sans avoir de relations sexuelles avec lui, puis par le mariage rendre le plus difficile possible une éventuelle rupture rendant la communauté témoin de notre union et en lui donnant une valeur transcendante. Ainsi j’aurai moins à craindre qu’il me laisse avec des enfants, car il me serait alors difficile de les élever seule et de leur donner tous les atouts pour qu’ils aient, à leur tour, les meilleures chances de se reproduire. Pourtant, ces comportements correspondent à ceux de la majorité des femmes dans le monde. L’évolution, au cours des millénaires a sélectionné les gènes qui leur correspondaient. Ceux conduisant les femmes à être moins exigeantes sont devenus minoritaires car celles qui les portaient ont eu une descendance moins nombreuse. Je ne parlerai pas ici du combat légitime des femmes pour leur émancipation mais ce combat me parait voué à l’échec s’il ignore la raison de leur condition de départ.
Résumons nous, d’après la théorie du Gène égoïste, les gènes sélectionnés par l’évolution correspondant à des comportements optimisant la reproduction et la transmission de ces mêmes gènes. Les autres sont devenus minoritaires ou ont disparu. Cette affirmation qui peut paraître tautologique fonde pourtant toute la puissance de la théorie. Ces comportements et ses critères de sélection, qui constituent un compromis entre l’objectif quantitatif des hommes et l’objectif qualitatif des femmes, ont été métabolisés dans la culture de chaque communauté et portent les noms de morale, de traditions, de valeurs… Les qualités recherchées sont désignées par beauté, virilité, perfection du corps, bon parti, personne droite…
Pour montrer la pertinence de la théorie du Gène égoïste prenons quelques exemples de comportements choisis dans la société occidentale qui optimisent la reproduction et la transmission des gènes :
le mariage monogame, cadre permettant à chaque homme et à chaque femme de transmettre ses gènes. Précisons que le mariage polygame ne déroge pas à la théorie mais mériterait d’autres développements,
les fiançailles, qui montrent à la femme la volonté de l’homme de s’engager à long terme avec elle et à l’homme que sa promise n’attend pas l’enfant d’un autre,
l’interdiction de l’adultère qui conduit à l’abandon d’une femme avec souvent des enfants,
les notions de bon parti et de mésalliance, correspondant à une transmission de gènes non optimisée pour l’un des deux partis voire des deux,
l’acceptation de l’union d’un homme âgé et d’une femme jeune qui permet la procréation, mais les sourires qu’entraine celle d’un homme jeune et d’une femme qui n’est plus en âge de porter des enfants,
l’attention plus grande portée à la situation sociale et matérielle de l’homme par rapport à celle de sa promise, de façon à ce qu’il puisse faire vivre sa famille pendant que son épouse sera enceinte et s’occupera des enfants,
la préférence d’avoir des descendants mâles dont la reproduction est plus aisée et moins dangereuse.
Ces comportement peuvent, dans certaines circonstances et de façon ponctuelle sembler vaciller voire être devenus caducs. Il n’en demeure pas moins que, sans aucun parti pris moral, leur durée et leur universalité leur confèrent une réalité, encore quasi-généralisée de nos jours.
Examinons donc, sous la lumière de la théorie du Gène égoïste, les principaux épisodes du roman.
Eléments du roman : Martin Eden a eu de multiples aventures qu’il savait et qu’il voulait sans lendemain. Lorsqu’il rencontre Ruth Morse, frappé par sa beauté et sa pureté, il en tombe amoureux.
Traduisons : Martin Eden, jeune homme dont les gènes lui commandent de procréer voit chez Ruth Morse les caractéristiques parfaites : un physique traduisant une bonne santé, un corps ne présentant pas de défaut et une morale bourgeoise garantissant sa virginité, c’est à dire assurant qu’elle ne porte pas l’enfant d’un autre et que son système reproducteur est intact.
Eléments du roman : Comme tenu de la différence de niveau culturel et social, Martin décide de combler ses lacunes par la lecture et l’étude, et de devenir écrivain, quel que soit le temps nécessaire pour y parvenir. Martin et Ruth sont conscients qu’ils ne pourront pas se marier avant que Martin puisse vivre de sa plume.
Traduisons : En renonçant, le temps de devenir écrivain, à sa capacité de reproduction dont il lui réserve l’exclusivité, Martin montre à Ruth qu’il est prêt à s’investir avec elle pour créer une famille et qu’il est décidé à être fidèle. Dans le même temps, il lui prouve qu’il dispose de deux atouts importants dans son jeu : il est intelligent et il sait travailler dur si la situation l’exige.
Eléments du roman : Ruth tombe amoureuse de Martin après quelques rendez-vous. Elle est séduite par la force physique qu’il dégage, par sa vivacité d’esprit et son intelligence qui lui permettent des progrès spectaculaires dans tous les domaines. En revanche, alors qu’elle a trois ans de plus que lui, elle lui reproche de plus en plus son obstination à devenir écrivain alors qu’il ne parvient pas à vendre ses textes et vit dans la misère. Cette situation remet leur mariage à une date indéterminée. Ses parents ne demandent pas à Ruth de rompre sa relation avec Martin mais espèrent que leur fille se détournera de lui et s’éprendra d’un jeune homme de son milieu. Malgré tout Ruth attend Martin.
Traduisons : Ruth Morse, jeune femme dont les gènes lui commandent de procréer, voit chez Martin des caractéristiques mitigées. Si son physique est parfait, la force qu’il dégage lui assure une bonne protection, son niveau sociale et son manque de culture ne le destinent pas à occuper une place élevée dans l’échelle sociale. En faisant sa vie avec lui, elle risque donc de ne pas pouvoir élever ses enfants dans de bonnes conditions matérielles et culturelles et par conséquent de ne pas leur permettre d’accéder à une position sociale optimale pour, à leur tour, transmettre les gènes qu’elle leur aura confiés. Toutefois, elle sait que l’intelligence de Martin est réelle et qu’elle peut, à condition d’être bien utilisée, compenser ses handicaps.
L’âge de Ruth pose aussi un problème. Elle ne peut se marier avec Martin avant que celui-ci n’occupe une situation suffisamment protectrice pour elle. La jeune femme risque ainsi de perdre un temps précieux en renonçant, pour une durée indéterminée, à sa capacité reproductrice déjà limitée. Elle souhaite donc fonder une famille au plus tôt et pour cela que Martin renonce à son projet d’écriture pour un emploi plus stable et rémunérateur.
Malgré le jugement de ses parents qui voudraient que Ruth transmettent les gènes qu’ils lui ont eux-mêmes transmis dans des conditions optimales, c’est à dire qu’elle ait des enfants avec un homme capable de lui apporter un confort matériel semblable ou supérieur au leur, la jeune fille attend Martin.
Eléments du roman : Alors que les parents de Ruth et leurs amis soupçonnaient Martin d’avoir des sympathies pour le socialisme, un journaliste le désigne, par erreur, comme un de leur chef. Ruth, sous la pression de sa famille, rompt leur relation.
Traduisons : Le socialisme vise l’émancipation de la classe ouvrière. Les parents de Ruth peuvent admettre que la condition sociale de Martin Eden le conduise à avoir des sympathies pour ces idées en espérant qu’il s’en débarrassera lorsqu’il aura changé de statut. En revanche, s’il est un dirigeant socialiste, cela signifie qu’il renonce à son émancipation individuelle et qu’il n’envisage pas de sortir de sa condition. De leur point de vue, deux possibilités se dessinent alors : soit Martin restera au bas de l’échelle et ne sera jamais digne de Ruth, soit le socialisme l’emportera, la classe sociale des Morses perdra ses avantages. Dans les deux cas Martin ne sera en mesure d’élever une famille dans de bonnes conditions. Il serait donc hasardeux, voire catastrophique, que Ruth mélange ses gènes à ceux de Martin.
Eléments du roman : Martin accède enfin à l’aisance financière grâce à un succès inattendu. Ruth, avec la bénédiction ou peut-être sous la pression de sa famille, retourne vers Martin et lui demande de la prendre pour femme.
Traduisons. Ruth constate que Martin présente maintenant toutes les qualités nécessaires pour fonder une famille : à ses qualités physiques s’ajoutent désormais la fidélité dont il a donné des preuve en choisissant un chemin long et difficile pour se rendre digne de Ruth, ainsi qu’un statut social de premier plan, promesse d’une vie confortable. Leurs enfants disposerons donc de conditions matérielles favorables à leur développement et à leur santé, fréquenteront les meilleures écoles et accèderont à un statut optimisant leur reproduction dans les mêmes condition.
Martin Eden et la docilité, Ruth Morse et la liberté – Après cette lecture de l’histoire avec les lunettes de la théorie du Gène égoïste, il apparait que le comportement de Ruth n’est pas aussi prévisible qu’on l’avait cru. Certes, conformément à ce que lui commandent ses gènes, elle cherche un homme qui optimisera leur transmission et qui sera capable de lui assurer les conditions matérielles nécessaires pour élever et éduquer ses enfants. Pourtant elle affronte bien des préjugés et fait preuve d’une grande patience.
Si nous sommes pilotés par nos gènes, notre humanité ne tient-elle pas dans la désobéissance que nous sommes capables de leur opposer, dans notre refus de nous soumettre systématiquement à leurs injonctions, à notre capacité à occuper le petit espace de liberté dont nous disposons ? C’est le point de vue que je propose pour interpréter la conduite de Ruth et de Martin.
Tout au long du roman, Ruth ne fait qu’attendre. Attendre que Martin acquiert les connaissances nécessaires pour pouvoir paraître dans son milieu autrement que comme un marin rustre et maladroit qui suscite avant tout la curiosité et la condescendance. Attendre que Martin accède aux succès dans le métier d’écrivain qu’il s’est choisi. Attendre qu’il renonce à ce métier qui ne lui permet pas de fonder une famille pour une profession plus conventionnelle. Après leur rupture, on apprend que ses parents veulent la faire épouser un homme de sa condition mais qu’elle refuse. Elle attend encore. Ainsi, alors qu’elle a déjà vingt-trois ans au début du roman, trois ans de plus que Martin, elle se montre prête à suspendre sa capacité de reproduction pendant des années capitales pour celui qu’elle aime. Attendre Martin sans aucune certitude, coûte que coûte, est un acte de liberté, un acte d’amour. Martin ne le comprend pas.
Martin Eden, quand à lui, en choisissant Ruth, obéit parfaitement à ses gènes. Elle possède toutes les qualités qu’un homme peut attendre pour se reproduire et il en tombe amoureux. Il lui montre ensuite par son travail long et acharné qu’il est prêt à s’investir dans la vie de famille. Mais un tel renoncement provisoire à sa capacité reproductive n’a pas la même valeur chez un homme de vingt ans et chez une femme de vingt-trois ans. Il se proclame inspiré par la théorie de l’Evolution et regrette que l’art ne soit pas suffisamment imprégné de biologie, mais il ne s’interroge pas sur la façon dont cette même biologie le gouverne les relations amoureuses. Ses sentiments tiendraient du miracle quand tout le reste serait biologique.
Lorsqu’après leur rupture, Ruth revient vers Martin, s’excuse, lui explique qu’elle a subi la pression de ses parents et prononce ces paroles bouleversantes : Je t’attends. Regarde moi, Prends moi, il reste de marbre. Après lui avoir fait don d’années à l’attendre, voici qu’elle s’offre à lui, qu’à nouveau elle prend un risque, celui d’être déshonorée, pire, qu’il l’engrosse et ne l’épouse pas. Il est peu probable que ses parents lui aient soufflé ces mots. Un pied-de-nez à la nature, un défi à la morale, encore un acte de liberté et d’amour auquel Martin, adepte de la théorie de l’Évolution, reste insensible.
Que fait Martin Eden ? Il se désole que l’amour ne soit pas au dessus de tout. L’athée, le matérialiste, le moniste découvre, amère, que l’amour a sa logique et ses lois et, puisque l’amour a ses lois, il ne l’intéresse plus, la vie ne l’intéresse plus. La théorie du Gène égoïste, qu’il ne pouvait bien entendu pas connaître, lui aurait appris qu’il avait choisi Ruth en respectant scrupuleusement, à son insu, ces mêmes lois. Il n’était pas tombé amoureux d’une grisette volage possiblement enceinte, d’une fille obèse, infirme, stérile, à la réputation ternie. Non, il avait jeté son dévolu sur une jeune femme qui concentrait toutes les caractéristiques qu’un homme recherche, une jeune femme qui incarnait l’idéal féminin de la morale bourgeoise, redondance des injonctions lancées par les gènes.
Martin Eden n’a pas l’intuition que l’amour est un sentiment qui permet à deux partenaires d’avoir une stabilité relationnelle pour mener à bien un projet commun de procréation. Une attirance résultant de l’évolution qui confère à ceux qui l’éprouvent de plus grandes chance de transmettre leurs gènes : au cours de l’histoire de l’humanité, les enfants issus d’une famille dont les parents sont liés par le sentiment amoureux sont mieux armés pour affronter la vie que ceux abandonnés par leur parents ou élevés uniquement par leur mère dans des conditions matérielles précaires. Les gènes correspondant à la capacité d’éprouver ce sentiment se sont donc diffusés au cours des millénaires pour devenir majoritaires et prendre la forme d’une règle morale.
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Pour conclure, il parait injuste de voir en Ruth une bourgeoise étriquée, prisonnière des conventions de son milieu. Au contraire, elle a fait preuve de courage et de liberté. En choisissant pour fiancé Martin Eden, un marin de vingt an, sans le sous et sans culture, elle accepte, à déjà vingt trois ans, de courir le risque de perdre un temps précieux pour fonder une famille et avoir des enfants. Elle a choisi de s’exposer au jugement réprobateur de ses parents et de son milieu prenant le risque, en cas de rupture avec Martin, d’avoir une réputation ternie et de ne plus trouver de nouveau fiancé. Elle apprend à Martin que l’amour a ses lois et sa logique, mais elle prouve que le sentiment qu’elle lui porte est libre, généreux et donc sincère.
Martin, en tombant amoureux de Ruth qui présente toutes les caractéristiques que ses gènes lui commande de rechercher pour se reproduire, obéit docilement aux lois de l’amour. Mais lorsque ces mêmes règles lui sont défavorables, il ne le supporte pas. Au début du XXe siècle, la théorie de l’évolution est encore jeune mais le matérialiste qu’il était n’aurait-il pas pu envisager que l’amour eût une origine, sinon une réalité, matérielle. N’aurait-il pas pu pardonner à Ruth sa rupture en repensant aux sacrifices qu’elle avait fait pour lui ?
