Fausse route – Elisabeth Badinter

Dans Fausse route, publié en 2003, Elisabeth Badinter analyse la direction qu’a prise le féminisme depuis trente ans.

Loin des modes, des généralisations faciles et des slogans creux, Elisabeth Badinter examine les chiffres et les faits pour montrer, par un raisonnement rationnel, qu’être une femme n’est pas un destin.

Le tournant des années 1990 – L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 annonçait pour les femmes une période d’euphorie, après les avancées spectaculaires obtenues durant la décennie précédente : légalisation de l’avortement, indépendance financière, accès aux études et aux emplois à responsabilités, banalisation du divorce…Mais les hommes refusant toute évolution au sein de la famille et dans la sphère professionnelle, les femmes durent assumer vie active et tâches ménagères. Quand la crise des années 1990 frappa de plein fouet les plus précaires, l’espoir avait laissé place à l’amertume.

Il se produisit alors un renversement des valeurs avec l’apparition du discours de victimisation. Le héros n’était plus l’auteur d’exploits mais la victime. Souffrir devint synonyme d’exister. Faisant sienne cette stratégie, le féminisme affirma que les femmes étaient partout dans le monde les victimes des hommes, quitte à minimiser les belles réussites et les exploits féminins.

Quelles évolutions implique ce nouveau paradigme ?

1- Le nouveau Discours de la méthode – Jusqu’alors étranger à la démarche scientifique, l’amalgame devint l’outil du féminisme radical américain conduit par Susan Brownmiller, Catherine Mac Kinnon et Andrea Dworkin. L’amalgame entre le physique et le psychique, le majeur et le mineur, le normal et le pathologique, tout fut mis sur le même plan. Ainsi, après avoir affirmé que le viol, le harcèlement sexuel, la pornographie, la prostitution et la violence physique étaient des armes de la domination masculine, déclinant les principes de la philosophie victimiste, elles tentèrent de faire interdire des livres et des films désignés comme participant à leur maintien en situation d’infériorité. Mais elles se heurtèrent à une trop forte opposition, notamment de féministes.

En France, en 1978, Gisèle Halimi, avocate de deux victimes de viol et présidente de l’association Choisir la cause des femmes fit du procès de trois violeurs le procès du viol ainsi que de la police et de la justice trop souvent complaisantes. Sa victoire eut pour conséquences une augmentation des peines pour les viols et une hausse du nombre des plaintes. En 1992, le code pénal substitua la notion d’agression sexuelle à celle d’abus d’autorité. En 2002, une loi condamna le harcèlement moral tandis qu’une autre définit le harcèlement sexuel comme : un comportement non désiré, verbal, non verbal ou physique, à connotation sexuelle, qui tente de porter atteinte à la dignité d’une personne, en créant une situation intimidante, hostile, dégradante, humiliante ou offensante. Dès lors, tout devenait flou. Le regard appuyé devenait répréhensible pour peu que la femme à laquelle il était destiné se soit sentie offensée.

Des enquêtes sur les violences conjugales réalisées en France à la même époque ont entretenu ce flou. L’une d’elles, en additionnant les violences physiques, factuelles, aux violences psychologiques, qui relèvent en partie d’un ressenti subjectif, conclurent que 10 % des françaises avaient été victimes de violences conjugales alors que les agressions physiques représentaient 2,5 % et les viols 0,9 %. 

Aux États-Unis, l’amalgame du harcèlement sexuel, de la prostitution et du viol permit aux féministes radicaux d’affirmer que 44 % des femmes et 25 % des étudiantes avaient subi un viol ou une tentative de viol. Des contre-enquêtes montrèrent que ces chiffres étaient faux, les réponses ayant été sur-interprétées en assimilant divers comportements au viol. 

On l’aura compris, il est très difficile d’obtenir des statistiques précises mais les chiffres gonflés servent un objectif politique : présenter la femme comme une victime, un enfant qui demanderait à la société de le protéger. Le coupable est l’homme, les abus étant présentés comme le résultat de la sexualité masculine qui s’enracine dans l’oppression des femmes.

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La position des féministes post-beauvoiriennes provoqua également un malaise philosophique. Défendant l’égalité dans la différence, elles reprochèrent à Simone de Beauvoir d’avoir donné la priorité à la culture sur la nature, à la liberté sur la nécessité biologique. Pourtant, ces positions qui reconstruisent la prison des sexes sont peu crédibles : Françoise Héritier affirmait en 1996 que la fin de la domination masculine passait par une réappropriation de leur fécondité par les femmes, alors que les législations de 1967 sur la contraception et de 1975 sur l’avortement n’en étaient venues à bout. L’égalité dans la différence est une utopie.

Les années 1980 virent apparaitre de nombreuses revendications de droits à la différence. Certaines féministes comme Antoinette Fouque réactivèrent le dualisme homme-femme, caractérisant les femmes par leur fécondité qu’elle présenta comme une supériorité sur les hommes. Christiane Agacinski défendit quant à elle le caractère naturel de la différence des sexes, de la procréation, de la dépendance mutuelle des hommes et des femmes et finalement de l’hétérosexualité. La biologie a toujours l’avantage de la simplicité.

Depuis les années 1960, les sociologues s’accordent sur la fait que, de façon universelle et transculturelle, le masculin est le genre hégémonique et prévalent. Ce manichéisme décourageant qui oppose hommes et femmes de façon stérile en ignorant que masculinité et féminité peuvent être vécues de façons diverses, prit plusieurs formes :

  • dans les années 1990 plusieurs affaires de pédophilie firent prendre conscience à l’opinion publique de l’extrême gravité de ces crimes trop longtemps occultés. La cause des enfants fut étendue au combat féministe : les femmes, douces, maternelles et sans défense, sont, elles aussi, les victimes d’hommes violents, l’univers des premières étant définitivement inaccessible aux seconds,

  • les héritières du MLF des années 1970, affirmèrent Nous sommes le peuple, assimilant les femmes aux prolétaires, justifiant du même coup leur libération par la Révolution pour une humanité nouvelle,

  • la spécificité des valeurs féminines, motiva la revendication de la parité en politique. La moitié de la nation devait être présente en même proportion dans les différentes instances représentatives.

La vision de la femme, naturellement douce, altruiste et bonne mère, éternelle victime des hommes par essence violents, égoïstes et mauvais pères, mérite d’être questionnée.

2- Omissions – Les statistiques sur les violences entre hommes et femmes indiquent, qu’au seuil des années 2000, 86 % d’entre elles sont commises par les premiers sur les secondes. Cette disproportion traduit-elle une différence de nature ? Les violences commises par des femmes sur des hommes sont-elles, toujours réactives, comme l’affirment beaucoup de féministes ? Examinons les faits.

Les historiens montrent que des femmes ont participé activement, sous différentes formes, au génocide des Juifs pendant la Seconde guerre mondiale : dénonciations, violences sur des prisonniers, engagement dans la SS dont les femmes représentaient 10 % des effectifs en 1945, surveillance des camps de concentration. Lors du génocide rwandais les témoins attestent d’une participation décisive des femmes, mères de famille, religieuses, intellectuelles, par la dénonciation ou l’engagement direct.

Depuis le début du XXIe siècle, les actes de violence commis par des jeunes femmes, sur des hommes ou sur d’autres femmes, ont beaucoup augmenté. Les statistiques montrent que cette hausse n’est pas déterminé par le sexe, mais par l’environnement et la culture des agresseurs.

Les violences conjugales méritent aussi un examen. Les violences physiques sont commises majoritairement, mais pas exclusivement, par des hommes, la honte éprouvée par la victime, femme ou homme, les dissuadant souvent de quitter leur partenaire. Mais bien des violences conjugales ne sont pas physiques. Chantage affectif, jalousie, comportements tyranniques sont pratiqués par les deux sexes. Enfin, certaines violences sont exclusivement féminines, comme se faire faire un enfant par un homme contre son gré.

Aujourd’hui, le féminisme voit la racine du mal dans la sexualité masculine et décrit la sexualité féminine comme son opposé, sans prendre en compte la réalité ni les comportements actuels des femmes. 

3- Contradiction – L’injonction de jouir, omniprésente pendant la révolution sexuelle, a fait long feu. Les féministes de la deuxième vague prônent un retour à un ordre moral et voient dans le féminisme libertaire de leurs aînées la domination des hommes sur le corps des femmes. Qu’importe si certaines femmes témoignent d’une vie sexuelle libertine et épanouie.

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Les enquêtes réalisées dans les années 1990 et 2000 montrent que nombreux sont ceux, hommes et femmes, qui se livrent à des pratiques sexuelles qui apparaissaient hier immorales ou marginales :

  • chacun assume ses fantasmes, sans culpabilité ; il n’est pas rare qu’une femme quitte un partenaire déçue de ses performances sexuelles, ou qu’une adolescente rêve de devenir actrice porno,

  • les pratiques sadomasochistes et l’échangisme sont passés dans la culture populaire et font l’objet d’émissions télévisées aux heures de grande écoute,

  • la pornographie occupe une place importante dans la vie des jeunes et constitue souvent la matrice de leur sexualité,

  • les corps des femmes et des hommes sont devenus progressivement des machines qu’on modèle par la chirurgie esthétique, les tatouages, les piercing, les régimes, ou qu’on stimule avec des sex-toys, objets qui se sont démocratisés à grand renfort de publicité dans les séries,

  • les performances sexuelles doivent être à la hauteur de celles des machines et la pratique du sexe devient de plus en plus solitaire, chez les hommes comme chez les femmes.

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Face à ces évolutions, le nouveau féminisme défend sa conception de la bonne sexualité. Gratuite pour ne pas faire du corps des femmes un objet, elle doit être le résultat d’une tendresse réciproque. Les sexualités pulsionnelles à commencer par la prostitution, assimilables à des viols, relèvent de la pathologie. Les hommes qui y ont recours doivent donc être punis et soignés. Les prostituées sont de fait dénigrées, traitées en irresponsables et punies elles aussi.

Au centre de cette bonne sexualité, le consentement. Avant toute relation sexuelle, l’homme doit exprimer clairement son objectif et la femme son consentement. Non veut dire non. Mais attention, oui peut vouloir dire non, céder n’est pas consentir. Le oui peut être obtenu sous la menace physique ou suite à une coercition sexuelle non violente. L’acte qui suivra sera alors assimilable à un viol. Le oui exprimé par un non en raison de la pudeur féminine n’est quant à lui pas envisagé.

Dans cette logique, un contrat sexuel semble nécessaire. Au début des années 1990, l’Antioch College, dans Ohio, a tenté de définir une charte au travers de laquelle l’homme et la femme exprimaient par écrit leur consentement. Cette idée, reprise par les théoriciennes du nouveau féminisme américain, n’a pas eu d’écho en France. Un tel contrat signifie la fin de l’érotisme, la sortie de la zone de séduction. Le seul contrat sexuel qui existe est celui qui lie une prostituée à son client. Tout y est clair, la prestation comme le prix. Pourtant les abolitionnistes le considèrent nul, y voyant la soumission de la femme à l’homme, donc un viol.

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Les enquêtes concluent que la sexualité féminine est basée sur le triptyque préliminaires, durée, sentiments, celui qui fonde la sexualité masculine étant pénétration, consommation, domination.  

Partant de l’hypothèse que la sexualité est à l’origine de l’oppression des femmes, les féministes américaines   ont d’abord adopté une attitude essentialiste prônant le rejet de la masculinité et le refus de l’hétérosexualité. L’échec de ce féminisme lesbien les à conduit à une attitude culturaliste. Affirmant que, du point de vue féminin, la relation hétérosexuelle était souvent un viol, elles plaidèrent pour un adoucissement de la masculinité et de sa sexualité. 

Dans cette entreprise, qui a trouvé un écho en France, les plus radicales ont refusé toute pénétration, qualifiée d’envahissement du vagin, revendiquant des relations basées sur l’intimité, la tendresse, la coopération et l’émotion. D’autres ont plaidé pour que la sexualité perde son caractère machiste que traduit le vocabulaire militaire tel que conquérir ou prendre une femme. D’autres encore ont milité pour reconnaitre à la pulsion féminine la même légitimité que la pulsion masculine. Mais toutes oublient que la sexualité féminine est diverse, que certaine femmes éprouvent des pulsions semblables à celles des hommes comme en témoigne Catherine Millet dans La vie sexuelle de Catherine M. Elles occultent également que le regard de la société a changé sur les femmes qui assument leurs désirs. Enfin, changer la sexualité masculine est un objectif irréaliste et les abolitionnistes de la prostitution se trompent lorsqu’elles pensent qu’une loi peut y mettre fin.

Ces raisonnements conduisirent une partie des féministes, dans les années 1990 et 2000, à considérer la sexualité féminine comme plus recommandable et à vouloir élever les garçons comme les filles : même jouets, même activités, même façon d’uriner…

Ces féministes se heurtent ainsi à une double contradiction : 

  • la promotion d’une sexe légal, moral, sacralisé s’oppose à la liberté sexuelle des jeunes générations, notamment des femmes,  

  • la volonté d’effacer les identités sexuelles au nom du différentialisme.

4- Régression – Depuis les années 1990, le féminisme se fonde sur deux postulats qui réactivent l’argument biologique : 

  • les femmes sont toujours les victimes des hommes et doivent bénéficier d’une protection particulière,

  • les femmes sont par essence différentes des hommes et l’égalité des sexes exige la prise en compte de cette différence.

Pourtant, les avancée récentes, telles que l’alourdissement des peines pour viol, l’apparition de nouveaux délits sexuels, la parité, la conservation du patronyme lors du mariage montrent que les femmes ne sont pas les victimes systématiques et sans défense des hommes. Plutôt que de leur faire un procès en masculinité, les féministes actuelles devraient s’attaquer au fait, bien réel, que les hommes continuent à occuper la plupart des postes clés au sein de l’État comme dans les entreprises, et à bénéficier de salaires plus élevés.

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Depuis le début des années 1980, la biologie a fait son retour dans le discours féministe qui décrit les femmes prisonnières de leur nature tout en sommant les hommes de changer leur culture. Ce différentialisme s’est manifesté avec force : 

  • dans l’acceptation du foulard islamique à l’école. Alors que les lois françaises et la déclaration des droits de l’homme étaient accusées de ne traduire que les idéaux judéo-chrétiens sous le masque de l’universalisme, les dirigeants français ont jugé avec bienveillance les premiers foulards islamiques. Ils  étaient pourtant un défi à la laïcité et l’expression d’un devoir qui incombe aux femmes en raison de leur nature, obligées de cacher leurs cheveux pour ne pas être coupables de faire naitre le désir chez les hommes innocents. Les opposants au foulard furent accusés de faire le jeu de l’extrême droite et réduits au silence. Sans aucune aide, les jeunes filles des quartiers à majorité musulmane durent se soumettre, les plus courageuses exprimant leur désarroi dans des associations telles que Ni putes ni soumises. Cet abandon de la République face au communautarisme est responsable d’une dramatique dégradation des relations entre les hommes et les femmes dans les familles maghrébines. 

  • lors de l’inscription dans la constitution en 1999 de l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux sous la pression des tenants de la parité. En définissant une femme par ce qu’elle est et non par ce qu’elle choisit d’être, on valide l’argument biologique et les stéréotypes que le féminisme des débuts a tant combattus. Cette vision ignore qu’il y a bien moins de différences entre un homme et une femme de même statut social qu’entre deux hommes ou deux femmes de milieux différents.

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Aujourd’hui, femmes et hommes sont pris entre deux discours féministes qui s’annulent. Le discours historique qui invite à l’émancipation, à la liberté sexuelle et au partage des tâches se heurte à celui devenu dominant qui invoque la biologie et désigne les femmes comme mères par nature.

Le discours biologique se fonde sur le postulat de l’instinct maternel. Il fait bon marché du fait que, durant de longues périodes de notre histoire, les femmes firent peu de cas de leur progéniture, il occulte qu’aujourd’hui, la moitié des mères refusent d’allaiter et que bon nombre d’entre elles ne ressentent pas d’euphorie après l’accouchement. Ce postulat est à l’origine de l’injonction d’allaiter, formulée par l’OMS et de nombreux soignants, en invoquant l’intérêt de l’enfant sur la base de conclusions d’études médicales discutables. En fin de compte, ce discours biologique ne fait que culpabiliser les femmes qui ne ressentent pas d’instinct maternel et rendre plus difficile la vie des mères actives.

Le mythe de l’instinct maternel a eu également pour conséquence grave d’inciter les femmes à interrompre leur carrière quelques années ou de travailler à temps partiel. Ces fausses opportunités se traduisirent par le maintien des hommes aux postes à responsabilité, l’assignation des femmes aux tâches ménagères et leur retour à la dépendance financière. Les féministes convaincues par les arguments biologiques ont ainsi conduit les femmes dans une impasse.

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L’égalité dans la différence est un leurre. La différence des sexes est un fait, mais elle ne prédestine pas aux rôles et aux fonctions. La fin des stéréotypes sexuels avait ouvert la voie vers l’égalité. Leur retour, sous la pression du discours féministe dominant, est un piège qui risque de dégrader tant la condition des femmes que leurs relations avec les hommes.

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