
Metin Arditi
Alors qu’ils jouaient et se disputaient, Samuel traita Jésus de mamzer. À Nazareth, Jésus n’avait pas d’autre ami et personne n’adressait la parole à Marie, sa mère. Jésus était né cinq ans plus tôt du viol de Marie par un soldat romain. Il était un mamzer, un bâtard, et sa mère une sota, une déviante. Pour la loi juive les descendants de mamzers étaient mamzers sur dix générations.
En lien avec : Commentaire de lecture du Bâtard de Nazareth
Durant sa grossesse, Marie avait épousé Joseph, un vieil homme veuf d’une grande bonté. Père de trois grands enfants, il avait élevé Jésus comme son fils. Le mariage n’avait pas été consommé, Marie s’estimant indigne de Joseph.
Jésus comprit vite que le mot mamzer désignait son essence, son statut social qui le condamnait à n’avoir pour seul vrai ami que son âne Abraham, compagnon fidèle, aimant et dévoué.
*
Rabbi Ézéchiel se rendait régulièrement chez Joseph et Marie pour enseigner les textes saints à leur fils, désormais âgé de douze ans. Jésus, assumant son statut de mamzer, lui posait invariablement des questions qui étaient autant de contestations : comment justifier les humiliations subies par sa mère ? Pourquoi les prophètes dénigraient-ils les femmes ? Pourquoi le péché était-il héréditaire ? Devant cette opposition opiniâtre, Ézéchiel renonça à son enseignement et conseilla à Joseph, désemparé, de conduire Jésus à Jérusalem pour qu’il découvre la grandeur du judaïsme. Le voyage fut programmé pour Pessah.
Découvrant les remparts de la ville sainte au coucher du soleil, Jésus et ses parents furent émerveillés. Le lendemain, après avoir cheminé dans l’agitation des ruelles, la famille arriva au premier parvis du Temple où, dans le brouhaha des marchands, des docteurs de la Loi discutaient. Quatre religieux s’accordaient sur le fait que, pour ne pas affaiblir la communauté, il convenait d’en exclure les éléments les plus faibles. Jésus prit part aux débats dénonçant l’injustice de punir des personnes qui ne sont pas responsable de leur état. Les docteurs de la Loi devinèrent vite que le jeune homme était un mamzer et sa mère, qui s’était approchée, une sota. La conversation s’envenima au point que la famille fut sommée de quitter les lieux. Jésus pouvait-il connaitre une pire humiliation ?
*
A dix sept ans, Jésus était devenu un bon menuisier. Il avait également appris à soulager certaines douleurs grâce à sa propre expérience, son métier étant la cause de nombreux problèmes physiques. Joseph était inquiet de voir son fils contester la loi juive, garante de l’unité du peuple et de l’accomplissement de sa mission auprès des autres nations. Le jour de sa mort, il demanda à son fils de promettre de ne plus la remettre en cause. Jésus promit.
Mais devant le corps sans vie de Joseph, Marie dit à Jésus qu’elle comprendrait qu’il ne tienne pas sa promesse. Malgré sa bonté, il ne pouvait pas comprendre les humiliations quotidiennes que son fils et elle subissaient. Alors que Jésus creusait la tombe de son père, Samuel, qu’il n’avait pas revu depuis des années, proposa son aide, en signe de réconciliation. Jésus l’accepta.
Beaucoup de monde assista à l’enterrement de Joseph. Les femmes présentes prenaient soin de ne pas s’approcher de Marie. En entendant les paroles du Kaddish Magnifié et Sanctifié soit le grand Nom, Dans le monde qui sera renouvelé, Il ressuscitera des morts. Jésus s’interrogea : pourquoi les lois ne devraient-elles pas aussi être renouvelées ?
*
Pour aider Marie, désormais veuve, Rabbi Ézéchiel proposa que sa nièce Marie, orpheline venant de Magdala, vint vivre au sein de la famille. Dès son arrivée, Jésus éprouva un grand trouble devant la beauté de la jeune fille de quatorze ans. Consciente de leur amour naissant, Marie avertit la jeune fille des conséquences du statut de mamzer de son fils. Indifférente, Marie de Magdala se donna à Jésus et leur vie commune commença.
*
À vingt neuf ans, Jésus était devenu un menuisier et un guérisseur reconnu. Aux brûlures restées vives de l’humiliation subie au Temple et de l’insulte de Samuel s’ajoutait désormais la honte de renoncer à toute révolte par fidélité à la promesse faite à son père.
Un jour, Rabbi Amos, qui avait remplacé Rabbi Ézéchiel, conduisit chez Jésus un homme blessé par sa charrue. Trouvant Jésus allongé nu à côté de Marie de Magdala, le rabbin fut scandalisé. Alors qu’il remettait en place l’os cassé, Jésus chassa Amos de sa maison, excédé par ses injonctions morales et ses propos insultants. Le soir même, il décida de déménager à Capharnaüm avec sa mère et Marie de Magdala. La famille s’installa dans une cabane laissée vide par son propriétaire parti suivre un dénommé Jean qui prédisait la fin du monde et donnait le baptême dans le Jourdain.
Intrigué, Jésus se rendit à l’une de ses séances de baptême. Jean, à grands cris, menaçait des pires turpitudes ceux qui n’avaient pas expié leurs péchés, puis baptisait les fidèles. Le tour de Jésus arriva. Alors qu’il était immergé dans le fleuve, les nuages s’écartèrent et une mouette se posa, à la stupéfaction de la foule. Jean lui demanda : es-tu celui qui doit venir ? Jésus s’éloigna sans répondre. Se sachant recherché par Hérode Antipas et conscient de sa prochaine arrestation, Jean se présenta chez Jésus le soir même et lui proposa un pacte : l’accompagner dans sa mission puis la poursuivre seul. Jésus n’aimait pas les cris menaçant de Jean mais le baptiseur lui assura qu’il pourrait poursuivre selon sa conscience.
Jésus annonça son départ à sa mère et à Marie de Magdala. Bouleversées, elles le soutenaient néanmoins dans la mission qu’il s’était fixée de convaincre les Juifs de revenir à l’esprit de la loi en appliquant l’injonction du Lévitique : Tu aimeras ton prochain comme toi même. Jésus se rendit sur la tombe de son père pour lui demander pardon de trahir sa promesse. Il était resté un petit garçon révolté.
Après l’arrestation de Jean, ses amis qui devinrent ses apôtres, Simon-Pierre, Philippe et Nathanaël, assistèrent Jésus resté fidèle au pacte passé avec le baptiseur. Il ne menaçait pas mais soulageait, par les mots et par ses talents de guérisseur. Il parlait à tous, aux exclus, aux malades, aux prostituées, aux infirmes. Les pèlerins affluaient et, comme ils venaient à lui, Jésus décida de retourner à Capharnaüm.
*
Un jour, après son sermon, Jésus fut rejoint par un homme nommé Judas, venant de Kariyot, un village peuplé de mamzer vivant cachés de l’opprobre populaire. Judas proposa à Jésus de créer une secte pour réinterpréter les textes. Jésus fut d’abord séduit par l’idée.
Le nombre de pèlerins venant écouter Jésus devenait de plus en plus important. Une femme nommée Ester lui présenta son fils Élie, mamzer de cinq ans. Elle avait quitté sa ville de Naïm pour fuir la réprobation populaire avec son fils qui ne parlait pas. Jésus proposa qu’ils le rejoignent tous les jours jusqu’à ce qu’Élie s’habitue à lui et puisse venir seul. Ester retrouva l’espoir.
Trois mois plus tard, un homme déclarant venir de Naïm se présenta à Jésus, affirmant qu’une femme adultère de son village, responsable d’avoir brisé un ménage et ayant eu un fils hors mariage, était à Capharnaüm. Il réclamait qu’elle soit lapidée, conformément à la Loi. Jésus entra dans une terrible colère. Comment peut-ont lapider quelqu’un pour avoir aimé ! Pourquoi ne lapide-t-on jamais les hommes adultères ? Sont-ils innocents ?
Un matin, Simon-Pierre prévint Jésus qu’une grande foule l’attendait au pied d’une colline. Depuis le sommet, Jésus annonça aux pèlerins, lépreux, exclus, déshérités, qu’ils étaient heureux car ils seraient récompensés dans le royaume des cieux. L’auditoire, choqué par ces paroles, manifesta sa désapprobation.
Jésus, très contrarié par la réaction de la foule, partit méditer dans le désert de Judée. Judas le rejoignit huit jours plus tard. Quarante jours durant, ils parlèrent. Pour Judas, le révolté, Jésus devait créer une nouvelle secte rassemblant tous les exclus ou convaincre le Sanhedrin d’adoucir la Loi à leur égard. Jésus, affirmant vouloir accomplir la Loi, non l’abolir, décida qu’il irait plaider la cause des exclus devant le Sanhedrin. Judas sachant la démarche vouée à l’échec espérait qu’elle conduirait Jésus vers la seconde option. Il lui conseilla néanmoins de se faire précéder d’une réputation de faiseur de miracles et d’entrer dans Jérusalem entouré d’une foule dense pour que les Grands-prêtres, craignant une scission, acceptent sa demande. Mais le lendemain, Jésus renonça à son projet qu’il considérait comme un acte vaniteux destiné à assouvir sa rage.
De retour chez lui, Jésus apprit une terrible nouvelle : le petit Élie avait été retrouvé pendu à une branche de pin et sa mère, de douleur, s’était jetée d’une falaise. Bouleversé, Jésus décida qu’il irait voir le Sanhedrin. Judas organiserait son entrée dans Jérusalem mais espérait toujours la création d’une secte.
Avant de partir, Jésus s’adressa à la foule. La bataille qu’il allait engager qui porterait le nom d’Élie était destinée à obtenir du Sanhedrin une interprétation plus juste et plus humaine de la Loi. Il invitait chacun à l’accompagner. Le cortège passerait par plusieurs ville où ses sermons feraient grossir la délégation. Réaffirmant sa fidélité à la religion, Jésus termina par une prière. Après une dernière étreinte, il quitta Marie de Magdala et sa mère.
En chemin vers Jérusalem, Jésus s’arrêta à Tibériade et s’adressa aux pèlerins depuis une barque flottant sur le lac nimbé de brume. L’impression qu’il marchait sur l’eau était saisissante. Miracle ! S’exclamèrent certains. Puis Judas distribua aux pèlerins affamés les nombreux pains que Marie de Magdala et Marie avaient préparés avant le départ. Miracle ! Avant l’arrivée dans chaque ville, Judas envoyait des émissaires avec mission de narrer à la population les miracles accomplis par celui qui allait venir. Jésus laissait faire.
*
Dans l’effervescence des préparatifs de la Pâque, Jésus entra dans Jérusalem sur le dos de son âne fidèle, Abraham, suivi par un cortège de pèlerins long de 250 mètres. Des disciples de Judas venant de Kariyot étaient dispersés dans la foule affirmant que l’homme qui entrait dans la ville allait parler au Sanhedrin.
Jésus était résolu d’appliquer la stratégie défendue par Judas contre l’avis des autres apôtres : si Caïphe ne voulait rien entendre, Jésus menacerait de créer une secte.
Le lendemain, Jésus accompagné des douze apôtres et de nombreux pèlerins pénétrèrent sur le parvis du Temple. Il n’avait rien oublié de l’humiliation subie par sa famille vingt-neuf ans plus tôt. Soudain, il fut pris de colère violente et chassa plusieurs marchands que les docteurs de la Loi laissaient s’enrichir sur un lieu sacré. Lorsque les huissiers accoururent pour l’arrêter, la foule leur fit obstacle. Judas était satisfait : après cet épisode, Jésus n’obtiendrait rien du Sanhedrin et la création d’une secte resterait la seule option possible.
Jésus et les apôtres retournèrent au pied du Mont des Oliviers pour fêter la Pâque. Jésus, sachant son arrestation proche, demanda à ses amis de s’engager à ne pas se séparer de la Loi. Tous promirent ensemble. Tous sauf un. Personne n’avait remarqué que Judas s’était tu. Deux Grands-prêtres du Sanhedrin rejoignirent alors l’assistance et se présentèrent comme des amis. Jésus reconnu Samuel, son ami d’enfance. L’autre dit se nommer Nicodème et avoir entendu un des sermons de Jésus. Nicodème conseilla à Jésus, lorsqu’il serait arrêté, de ne pas remettre en cause la Loi, ni contredire les prêtres, ni menacer de faire scission. Jésus réagit vivement. Il était bien décidé à demander au Sanhédrin le respect de l’injonction du Lévitique : Tu aimeras ton prochain comme toi même.
Douze huissiers apparurent et se saisirent de Jésus. Il n’eut le droit de n’embrasser qu’un seul apôtre. Judas eu ce privilège ce qui attisa encore la jalousie des autres.
Samuel rendit visite à Jésus dans sa cellule, avant sa comparution. Il lui recommanda de s’amender. Dans le cas contraire, son seul espoir était un vote unanime pour sa condamnation. La règle prévoyait en effet que l’unanimité était le signe d’une menace pesant sur les juges. En conséquence, un vote unanime annulait le jugement. Samuel annonça à Jésus que Nicodème et lui voteraient sa condamnation pour le sauver.
La confrontation arriva. Devant le Sanhedrin Jésus s’opposa à Caïphe qui connaissait son statut de mamzer. Aux yeux du Grand-prêtre, la Loi devait protéger le judaïsme pour que son peuple puisse accomplir sa mission, être un exemple pour les autres nations. Jésus défendit que l’interprétation de la Loi devait être fidèle à l’esprit charitable et humain de la Torah et ne pas condamner quelqu’un pour des actes dont il n’est pas responsable, renoncer à la circoncision qui exclut les femmes de l’alliance d’Abraham et constitue un acte violent, ne pas lapider une femme adultère, ne pas condamner les enfants nés hors mariage sur dix générations, accueillir les impurs, les lépreux, les estropiés. Jésus ajouta qu’appliquer la Loi sans compassion ne renforcerait pas la communauté mais ferait passer le peuple juif pour arrogant et conduirait les autres nations à s’en détourner et à l’exclure. Ses arguments restant sans effet, Jésus menaça Caïphe de créer une secte avec ceux qui le suivait. Caïphe, en colère, mit fin au débat et fit voter l’assemblée de Grands-prêtres : Jésus fut reconnu coupable de blasphème.
Puis Caïphe conduisit Jésus auprès de Pilate. L’autorité romaine devait le juger à son tour pour la sédition qu’avait constitué sa violence envers les marchands du temple. Pilate apprit avec amusement de la bouche de Caïphe que les disciples de Jésus le disaient fils de Dieu. Pilate condamna au fouet puis à la croix celui qu’il appela Jésus Bar Abbas, Jésus fils du Père. En passant devant Caïphe, Jésus lui lança : Tu crois servir ton peuple, alors que tu le mènes au malheur. Pour la première fois de sa vie Caïphe douta.
Pendant qu’il fouettait Jésus, le soldat chargé de la besogne se démit l’épaule. Jésus proposa de la lui remettre en place et Pilate accepta. Il fut détaché et soulagea le soldat qui, soulagé, s’agenouilla devant le condamné. Ce spectacle mit Pilate en rage et le préfet demanda à ce qu’on coiffe Jésus d’une couronne d’épines pour son arrogance.
De retour au Mont des Oliviers, Pierre qui avait suivi Jésus informa les apôtres du sort qui l’attendait. Tous étaient bouleversés. Même Abraham avait compris la terrible nouvelle. Les apôtres se mirent tous en chemin pour le Golgotha.
Voyant Jésus sur la croix, Judas eut une révélation : son ami s’était sacrifié pour qu’il crée une nouvelle secte. Mieux, une nouvelle religion. Il devait lui être fidèle.
Alors que Jésus parcourait du regard ceux qui étaient venu l’assister pendant son supplice et repensait aux moments qu’ils avaient partagés, Judas retourna au Mont des Oliviers et demanda à ses disciples de Kariyot d’aller porter la nouvelle : Jésus avait ressuscité, ils avaient parlé avec lui.
Lorsque les apôtres revinrent, Judas les calma en les persuadant que Jésus voulait créer cette nouvelle religion, ouverte à tous. Il ne pouvait pas le dire par fidélité à la mémoire de son père, mais son sacrifice en était la preuve. Il demanda à Marc, Matthieu, Luc et Jean d’écrire son histoire en transformant les événements en miracles : Marie n’avait pas été violée, elle était tombée enceinte de l’Esprit Saint. Jesus avait passé quarante jours dans le désert non pas avec son ami mais avec le malin. Il avait marché sur le lac de Tibériade, multiplié les pains puis avait ressuscité comme étaient en train de l’annoncer les amis de Judas.
Les apôtres se demandaient qui allait remplacer Jésus lorsqu’Abraham, l’âne fidèle, posa sa tête sur l’épaule de Judas.
En lien avec : Commentaire de lecture du Bâtard de Nazareth

[…] En lien avec : Le Bâtard de Nazareth – Métin Arditi […]
J’aimeJ’aime