
Prologue – Le 7 décembre 2019, des artistes militants du groupe Centre pour la beauté en politique placèrent devant le siège de la CDU à Berlin la pierre tombale de Franz von Papen, celui qui permit à Hitler d’accéder au pouvoir le 30 janvier 1933. Objectif : dissuader Friedrich Merz de former un gouvernement de coalition avec l’AfD en Thuringe. La démarche fut couronnée de succès mais le danger est toujours présent.
Introduction – La République de Weimar est un quasi miracle. L’Allemagne, défaite par la guerre, meurtrie par la révolution de 1918-1919, invente un régime démocratique en avance sur son temps : vote des femmes, droits syndicaux, libertés des mœurs… Les nazis y mettront un terme. L’histoire la présente injustement comme faible, transitoire, vouée à l’échec. Cet ouvrage vise à instruire le procès de la petite oligarchie qui décida d’assassiner cette République héritière des Lumières.
Chapitre Ier – L’austérité au pouvoir : la saignée du Dr Brüning – Les mémoires de Heinrich Brüning sont riches d’enseignements. Généralement présenté comme celui qui a tout tenté pour sauver la République de Weimar, son récit diffère de ce que l’histoire a retenu y apparaissant comme un républicain résigné, monarchiste dans l’âme.
Début 1929, avant la crise économique mondiale, le Maréchal Paul von Hindenburg, Président du Reich, confie à son ami, le général Kurt von Schleicher, son désir de mettre de l’ordre en Allemagne avant sa mort, de réduire à l’impuissance le chancelier social démocrate Hermann Müller et sa majorité au Reichstag, cette gauche apatride qu’honnissaient Bismarck et le Kaiser. Pour cela, Hindenburg fera un usage dévoyé de l’article 48-2 de la Constitution, cet article qui permet au président, en cas de péril, de prendre des ordonnances d’urgence sans vote du parlement.
Le cabinet Müller démissionne 27 mars 1930. Hindenburg, sur les conseils de Schleicher, nomme Heinrich Brüning chancelier le lendemain. Dans son discours de politique générale, le 1er avril 1930, ce membre du Zentrum se déclare indépendant des partis et annonce des mesures d’austérité pour assainir l’économie du pays : réduction des dépenses sociales, baisse des salaires des fonctionnaires, hausse des impôts. Craignant le rejet du texte par le Reichstag, Hindenburg signe, le 16 juillet 1930, une ordonnance contenant les mesures annoncées, sur le fondement de l’article 48-2, alors qu’aucun péril ne menace le pays. Le 18 juillet, une motion de censure fondée sur l’article 48-3 annule l’ordonnance, un camouflet pour Hindenburg et Brüning. Le jour même, le Président dissout le Reichstag et, le 26 juillet 1930, promulgue à nouveau l’ordonnance. Sans parlement, plus de censure. La République de Weimar est devenue un régime présidentiel.
Lors des élections, fixées au 14 septembre 1930, les évolutions suivantes sont enregistrées :
- le SPD, parti social démocrate, perd 5 points avec 25,5% des suffrages,
- le KPD, parti communiste, gagne 2,5 points avec 13 % des suffrages,
- le DZP, le Zentrum de Brüning, perd 0,3 points avec 14,8 % des suffrages,
- le DNVP, parti de droite nationaliste, perd 7 points avec 7 % des suffrages,
- le NSDAP, parti nazi, grand vainqueur du scrutin, gagne 15,5 points, rassemblant 18,3% des suffrages,
- les petits partis susceptibles d’aider le Zentrum, s’effondrèrent.
Le cabinet Brüning, minoritaire, est désormais à la merci d’une motion de censure.
À l’issue d’une réunion secrète entre les deux hommes organisée le 30 septembre 1930, Müller s’engage à ne pas censurer Brüning, malgré l’absence de ministre social démocrate et, le 3 octobre 1930, le SPD vote une résolution de tolérance à l’égard de Brüning. Il juge sa politique mauvaise, mais veut protéger la démocratie contre ses ennemis, le KPD et le NSDAP, en évitant une nouvelle dissolution.
Brüning souhaiterait conclure aussi un accord électoral avec Hitler. Mais, sourd à ses arguments économiques, ce dernier ne pense qu’à exterminer les socialistes et les réactionnaires, à écraser la France, ennemi héréditaire, et la Russie, matrice du bolchévisme. Hitler n’accepte que des alliances locales avec le Zentrum. Il s’alliera aussi, selon les circonstances, avec le DNVP ou d’autres partis de droite qui permettront au NSDAP, en 1932, d’être au gouvernement de cinq länder et d’en diriger trois. Chaque fois, le NSDAP demande le ministère de l’intérieur et de l’éducation où il place des hommes de confiance.
La politique déflationniste de Brüning plonge le pays dans la récession et la misère. Gérant l’Allemagne comme on gère un ménage, il ignore totalement la théorie de Keynes sur les vertus d’un déficit public bien employé. À l’été 1931, les faillites d’entreprises, notamment de banques, s’accumulent, créant un mouvement de panique chez les déposants qui veulent récupérer leur argent.
Le 2 septembre 1931, Wilhelm Lautenbach, haut fonctionnaire du ministère de l’Économie, présente pourtant à la Reichsbank un plan d’aide aux aux entreprises par des subventions et la baisse des taux de crédit. Mais Brüning l’ignore et poursuit sa politique délétère, usant et abusant de l’article 48-2, avec la tolérance du SPD.
Le Chancelier, juge prioritaire la fin des Réparations de guerre. Ses efforts diplomatiques sont récompensés quand, le 20 juin 1931, le président américain se déclare favorable à leur suspension. Herbert Hoover a compris l’intérêt pour son pays de la prospérité de son principal partenaire économique européen. La France, par la voix de Pierre Laval, président du Conseil, finit par accepter, prônant une collaboration loyale avec le Reich et le moratoire entre en vigueur le 6 juillet 1931.
L’Allemagne qui veut une union douanière avec l’Autriche pour s’ouvrir les marchés des Balkans se heurte au refus de la France, de la Grande-Bretagne et de la SDN. Le ministre des Affaires étrangère allemand, Julius Curtius, donne sa démission entraînant celle du premier cabinet Brüning, le 9 octobre 1931.
Hindenburg reconduit Brüning au poste de chancelier mais veut et obtient un gouvernement purgé de ses éléments les plus à gauche et des catholiques dont il se méfie, exception faite de Brüning. Le Chancelier prononce son discours de politique générale le 13 octobre 1931. En déclarant son gouvernement encore plus indépendant des partis que le précédent, il oublie ce qu’il doit à la tolérance du SPD.
Chapitre II – Un régime présidentiel : hyperpersonnalisation et règne des entourages – Hindenburg est à la retraite quand les associations patriotiques le sollicitent pour l’élection présidentielle de 1925. Monarchiste, incarnation du chevalier prussien et véritable mythe vivant, il a pris part à la guerre de 1870 et à la Première guerre mondiale pendant laquelle il s’est attribué le mérite des victoires de son second, Erich Ludendorff. Pour dégager sa responsabilité dans la défaite, il défend la thèse du coup de poignard dans le dos et n’a jamais admis être à l’origine de la fuite de Guillaume II.
Au premier tour de l’élection présidentielle, la droite nationaliste derrière Karl Jarres fait un bon score de 38,8 %, mais elle craint l’union des gauches regroupant le SPD, le Zentrum et le KPD. Elle demande donc au vieux Maréchal de remplacer Jarres et d’être son candidat au second tour, comme la constitution l’y autorise. Hindenburg, élu avec 48,3 % des suffrages, prête serment le 12 octobre 1925.
Le Reichspräsident est un protestant détestant les communistes, les sociaux démocrates, les syndicats et se méfiant des catholiques du Zentrum, des Juifs et des Polonais. Son objectif : une communauté de peuple se traduisant par une union des droites, du Zentrum aux nazis.
Hindenburg est inquiet de la crise de l’agriculture et de la révolte des paysans dans le Schleswig-Holstein et en Prusse Orientale, à l’origine d’un attentat à la bombe au Reichstag le 1er septembre 1929. La guerre a stoppé les investissements dans les exploitations familiales, l’hyperinflation les a ruinées, les importations de porc polonais les étouffent. En Prusse-Orientale, les vastes domaines dirigés par de jeunes seigneurs, ou juncker, héritage du Moyen-Age, souffrent en outre de leur séparation du reste du pays par le Corridor de Dantzig, créé par le Traité de Versailles pour donner à la Pologne l’accès à la mer.
Hindenburg est né sur le domaine familial en Prusse-Orientale dont son frère a hérité. Après sa mort sa belle soeur, dans l’incapacité rembourser ses dettes, a dû le vendre aux banques, contrariant beaucoup le Maréchal. Parmi les grands agrariens, Elard von Oldenburg-Januschau possède un immense domaine voisin de celui des Hindenburg. Cet ancien militaire, politicien de droite radicale, monarchiste, anti-démocrate véhément et grossier lance une souscription auprès d’industriels, de propriétaires terriens, de financiers et de militaires pour racheter les terres familiales du vieux Maréchal qui les reçoit comme cadeau du peuple allemand lors d’une fête organisée le 2 octobre 1927.
Le Reichspräsident gouverne entouré d’une camarilla, une petite chambre dont le noyau est composé de son fils Oskar, militaire médiocre dont il a fait son principal conseiller, Otto Meissner, secrétaire général de la présidence spécialiste du fonctionnement de l’État et Kurt von Schleicher, chef de l’administration du ministère de la Guerre. Autour gravitent des courtisans, attentifs aux réactions du Vieux, aux rapprochements et aux disgrâces. Hindenburg a pris fait et cause pour les agrariens de Prusse-Orientale, ses bienfaiteurs, jusqu’à susciter des critiques. Il veille également sur son patrimoine, allant jusque’à mettre son domaine retrouvé au nom de son fils pour éviter les frais de succession. Les nazis n’oublieront pas ces manœuvres.
Chapitre III – Le magnat des médias et l’union des droites – Alfred Hugenberg est un personnage clé de l’Entre deux guerre. Familiarisé avec le darwinisme social et l’antisémitisme pendant ses études, il est l’auteur d’une thèse imposante sur la colonisation intérieure dans l’Allemagne du nord-ouest, plaidant pour l’occupation de cette partie du pays par la substance biologique germanique. Son doctorat en poche, il travaille à la Commission prussienne et royale de colonisation puis, en 1909, quitte l’agriculture pour devenir président du directoire de la société Krupp. Parallèlement, il participe à la fondation du DNVP en devient député et combat inlassablement la République de Weimar.
Dès 1913, Hugenberg s’engage dans la création d’une holding qui deviendra l’Association économique pour la promotion des forces de relèvement spirituel, rassemblant des entreprises, des banques mais aussi de nombreux journaux, une agence de presse, la plus grande société de production cinématographique du pays et la Deulig, spécialisée dans la réalisation de films d’actualités diffusés dans les cinémas. Hugenberg est le précurseur des industriels patrons de presse qui consacrent leur fortune à promouvoir une idéologie, Murdoch, Berlusconi, Bolloré… à la différence près que son parcours, de l’agriculture à l’industrie, de la politique aux médias, l’a doté d’une expérience exceptionnelle. Hugenberg diffuse son idéologie nationaliste et antisémite dans ses propres médias de façon racoleuse, outrancière, mais aussi dans d’autres journaux, grâce à son agence de presse. Qu’importe la vérité, il s’agit de former le lectorat.
En 1928, Hugenberg prend la direction du DNVP avec pour ambition l’union des droites. Traité de réactionnaire par son concurrent, le NSDAP, en raison de son soutien aux entreprises, le parti perd du terrain mais reste actif : le 22 décembre 1929, il est à l’origine d’un plébiscite pour faire annuler le plan Young qui prolonge le paiement des dommages de guerre jusqu’en 1988 contre l’abaissement des annuités ; le 9 août 1930, il provoque une consultation pour renverser le gouvernement du land de Prusse, bastion du centre gauche. Malgré le soutien NSDAP et du KPD, les deux plébiscites échouent. Après ces revers électoraux, Hugenberg crée un front national et convainc Hitler d’y associer le NSDAP. Le 11 octobre 1931, un meeting rassemble 10000 personnes à Bad Hazburg mais, nouveau revers, son discours est éclipsé par celui Hitler qui le surpasse par sa forme oratoire.
À l’approche des élections présidentielles de 1932, le NSDAP joue sa carte, méprisant l’appel du DNVP à une candidature commune. Le Kronprinz, fils aîné de Guillaume II, pressenti pour être le candidat des monarchistes, doit renoncer sur ordre de l’empereur en exil : la légitimité des Hohenzollern au trône exclut toute candidature à une élection. La famille impériale partage néanmoins les idées du NSDAP, un soutien inestimable pour Hitler.
Chapitre IV – Anatomie d’une chute ministérielle – Hindenburg accepte de se représenter en 1932 pour conduire une politique nationaliste, comptant être réélu au premier tour grâce aux soutien de tous les partis de droite et des anciens combattants. Il y voit aussi son intérêt et veut assurer son train de vie et celui de sa médiocre descendance. Rien ne se passe comme prévu. Il trouve face à lui le candidat du DNVP, soutenu par les anciens combattants, et Adolf Hitler pour le NSDAP. Craignant la victoire de ce dernier, le SPD ne présente pas de candidat et fait campagne pour Hindenburg. Élu au second tour grâce aux marxistes du SPD, devancé par les nazis dans ses propres bastions, le président humilié nourrit de la rancune pour son chancelier, redevable au SPD de sa tolérance. Comme d’usage, il refuse la démission du gouvernement mais Brüning comprend qu’il sera vite remplacé. Pendant ce temps Schleicher parle d’avenir avec les nazis.
De septembre 1930 à mai 1932, Brüning travaille à l’assainissement des finances publiques par des réformes impopulaires, à la fin des humiliations du Traité de Versailles et, sur le long terme, à la restauration de la monarchie. Un projet de réforme agraire le fait chuter. Brüning veut nationaliser les grandes propriétés de Prusse Orientale, qui engloutissent d’énormes subventions, pour les donner en concession à des chômeurs afin qu’ils peuplent la région et subviennent à leur besoins. Mais les grands agrariens qualifient ce projet de bolchévique. Acquis à leur cause, le 29 mai 1932, le président informe le chancelier qu’il ne signera plus ses ordonnances fondées sur l’article 48. Le lendemain, il le renvoie en trois minutes.
La décision de gouverner par ordonnances a été un premier tournant dans l’application de la Constitution de 1919. Ce renvoi du chancelier en est un deuxième. En effet, l’article 53 prévoit que le président nomme et renvoie le chancelier, l’article 54 que le gouvernement doit jouir de la confiance du Reichstag et démissionner après un vote de défiance. Dans l’esprit de la constitution, l’articulation de ces deux articles complémentaires réduit le rôle du Président à prendre acte de la décision du parlement. Or, ce 30 mai 1932, Hindenburg décide de renvoyer le chancelier indépendamment du parlement, affirmant un peu plus le caractère présidentiel de la République de Weimar.
Dès 1929, le constitutionnaliste Carl Schmitt avait écrit un article de doctrine justifiant la primauté du Président sur le Reichstag, anticipant l’usage abusif dont les articles 48, 53 et 54 de la constitution feraient l’objet. Pour Schmitt, le Président est élu par l’ensemble du peuple allemand et doit garantir son unité face au parlement qui n’est que le reflet d’intérêts contradictoires et d’alliances éphémères de partis.
Chapitre V – Un gouvernement hors sol : le Cabinet des barons – Nommé Chancelier le 1er juin 1932, Franz von Papen s’entoure de ministres inconnus, dont six aristocrates : aux finances, le comte Lutz Graf Schwerin von Krosigk, haut fonctionnaire acquis au patronat et peu porté sur les dépenses sociales, qui restera en poste jusqu’à la chute du Reich en 1945 dont il sera le dernier chancelier ; aux affaires étrangères le baron Konstantin Freiherr von Neurath, ancien ambassadeur en Italie et admirateur des fascistes, remplacé par Ribbentrop en 1938 ; à l’agriculture le baron Magnus Freiherr von Braun qui quittera son poste en janvier 1933, descendant de grands propriétaires terriens de Prusse-Orientale et dont l’un des fils, concepteur des fusées V2, deviendra père du programme spatial américain après son exfiltration ; aux transports, le baron Paul Freiherr von Eltz-Rübenach qui restera en poste jusqu’en 1937 ; à l’intérieur, le baron Wilhelm Freiherr von Gayl, grand propriétaire terrien de Prusse-Orientale, antisémite peu sensible aux vertus des libertés publiques ; à l’économie Hermann Warmbold, lobbyiste patronal ; à la justice, Franz Gürtner, dont la nomination est un message amical aux nazis dont il est proche ; à la défense, Kurt von Schleicher.
Le 4 juin 1932, Hindenburg fait usage de l’article 25 de la Constitution. Il dissout le Reichstag et fixe les prochaines élections au 31 juillet. Cette décision est incompréhensible alors qu’une amélioration économique s’annonce et que le NSDAP fait des scores vertigineux aux élections locales. Le même jour, alors que le parlement est dissout, Papen publie une proclamation de politique générale annonçant de terribles sacrifices et un renouveau de la morale chrétienne.
Depuis les élections locales du 24 avril 1932, les institutions de la Prusse où le NSDAP est arrivé en tête sont bloquées, sans majorité. Le 20 juillet 1932, suite à des agitations sanglantes, Hindenburg signe deux ordonnances, sur le fondement des articles 48-1 et 48-2 de la Constitution. La première suspend le gouvernement du land, substitue à ses ministres des commissaires du Reich et place sa police sous l’autorité de l’armée du Reich ; la seconde restreint, dans le Grand-Berlin et le Brandebourg voisin, les libertés fondamentales des citoyens. Papen justifie ce Coup de Prusse, en attribuant les violences aux communistes alors qu’elles sont commises en majorité par les SA et les SS. Le SPD et le KPD ne réagissent pas. Le 26 juillet, les libertés sont rétablies mais le land reste sous l’autorité du Reich.
Le 31 juillet 1932 le NSDAP arrive en tête avec 37,3 % des voix, le SPD deuxième n’en recueillant que 21,6 %. Victoire éclatante de Hitler, camouflet pour Hindenburg, Papen et Schleicher qui avaient cru pouvoir négocier avec les nazis.
Chapitre VI – Le Nouvel État des libéraux autoritaires – Walther Schotte, journaliste proche du gouvernement, publie en juillet 1932 Le cabinet Papen, Schleicher, Gayl,afin de préciser le projet de Papen avant les élections. Après la cuisante défaite du Chancelier le 31 juillet, Schotte publie Le nouvel État en vue de nouvelles élections qui seront programmées le 6 novembre 1932. Ces ouvrages et les discours du Chancelier et de ses ministres traduisaient clairement les intentions du cabinet des barons.
Papen est avant tout un libéral désireux de supprimer les entraves à l’initiative privée en simplifiant les lois, notamment le code du travail et de réduire les assurances sociales, en premier lieu l’assurance chômage. Encourager la création d’emploi étant la meilleure politique sociale, il faut rendre le travail rentable en abaissant son coût sans intervenir sur le marché des embauches. Emprunte d’un darwinisme social assumé, cette politique se fonde sur le triptyque : liberté, responsabilité et… conservatisme, lié de façon ontologique aux deux premières notions alors qu’il leur est logiquement opposé.
Sur le plan constitutionnel, Gayl travaille à une réforme destinée à apporter la stabilité politique que Papen juge nécessaire à l’économie allemande. Son projet prévoit des transferts de compétence du Reich vers les Länder, le renforcement des pouvoirs du Reichsrat, la chambre haute, le passage de l’âge du droit de vote de 20 à 25 ans, l’attribution d’une voix de plus aux chefs de famille et aux anciens combattants, mais surtout, de donner au président, élu directement par le peuple allemand, un rôle prééminent. La présidence Hindenburg, incarnation du héros germanique, offre l’opportunité de revenir à la tradition nationale d’un chef puissant et d’abandonner la démocratie parlementaire héritée de la France, si contraire à l’esprit allemand. Enfin, sur le plan international, Papen veut inscrire sa politique sous le signe de la mission civilisatrice du Saint Empire germanique dans une époque matérialiste.
Chapitre VII – Mais vous compter gouverner comment ? – Le docteur en littérature et proche de Hitler, Joseph Goebbels, n’est pas satisfait. Le NSDAP ne pourra plus guère dépasser les 37,3% alors qu’il veut le pouvoir coûte que coûte. Le parti doit négocier serré avec Schleicher et Papen. Ernst Röhm, brute épaisse et chef des SA, tente en vain de négocier les pleins pouvoirs avec le chancelier et le ministre de la défense.
La pratique constitutionnelle impose à Hindenburg d’appeler à la chancellerie le chef du parti arrivé en tête aux élections, Adolf Hitler. Mais il répugne à le faire au vu des violences quotidiennes commises par les SA. Lors du conseil des ministres du 10 août, les barons excluent l’arrivée de Hitler à la chancellerie, non pour des raisons idéologiques mais par crainte d’une guerre civile opposant les nazis aux communistes et aux sociaux démocrates. L’autre option est le coup d’État : dissoudre à nouveau le Reichstag et reporter les élections sine die, en violant l’article 25 de la Constitution qui prévoit un délai maximal de 60 jours après la dissolution. Sans assemblée, le gouvernement pourrait se maintenir. Reste à convaincre Hindenburg.
Hitler est déçu. Lors d’une entrevue avec Schleicher le 5 août, la chancellerie lui semblait promise, mais le 12 et après les démarches de Röhm, elle lui échappe. Finalement le 13 août, Hitler est reçu par Hindenburg et Papen qui lui proposent d’être vice chancelier. Hitler refuse de se laisser impliquer dans une politique qu’il ne maitriserait pas. Il ne veut pas non plus que les SA y voient une trahison et déclenchent un soulèvement. En fin d’entrevue, Hitler demande à Papen : mais vous comptez gouverner comment ? Le Chancelier lui fait comprendre qu’il envisage un coup d’État. Après cet entretien, un communiqué officiel affirme que Hitler a demandé la chancellerie et tous les pouvoirs, ce qui lui a été refusé. Hitler dément. Il est prêt à gouverner avec des ministres d’autres partis de droite. La tension est à son comble entre le pouvoir et le NSDAP.
Le 29 août 1932, Papen, Schleicher et Gayl rendent visite à Hindenburg dans sa résidence secondaire de Neudeck pour le convaincre, en cas de défiance du Reichstag, de le dissoudre et de violer l’article 25 de la constitution en ne programmant pas de nouvelles élections. Plusieurs juristes dont Carl Schmitt ont préparé un argumentaire pour l’occasion : en application de l’article 42 de la constitution, le Reichspräsident jure de respecter la constitution mais aussi de protéger le peuple allemand ; en conservant le cabinet Papen et en écartant du pouvoir les nazis et leur violence, Hindenburg ferait primer la légitimité sur la légalité, la protection du peuple allemand sur la lettre de la constitution et ne se parjurerait donc pas. Convaincu, Hindenburg signe l’ordonnance de dissolution du Reichstag. Papen pourra la dater au moment opportun.
Hermann Göring, proche de Hitler et membre NSDAP depuis 1922, est élu président du Reichstag le 30 août 1932, lors de sa première séance. Peu après, les ordonnances mettant en oeuvre le projet économique de Papen sont signées par le président sur la base de l’article 48. Lors de la séance suivante, le 12 septembre tout s’accélère. Une motion de censure est immédiatement déposée. Le NSDAP demande une suspension de séance pour décider de son vote. Papen, inquiet, fait venir d’urgence l’ordonnance de dissolution qu’il date du jour. À la reprise des débats, il dépose le document sur le bureau de Göring qui n’en prend pas connaissance et, contrairement au règlement, fait procéder au vote sans donner la parole au Chancelier : la censure est votée par 92,5 % des députés dont ceux du NSDAP. Le Reichstag est dissout mais le vote de la motion de censure, bien qu’irrégulier, rend difficile le viol de la constitution prévu par le gouvernement.
Chapitre VIII – Les forcenés : rester au pouvoir malgré tout – Au soir du 12 septembre, n’ayant pas eu accès à la tribune du Reichstag, c’est à la radio que Papen prononce son discours de politique générale. Comme si rien ne s’était passé, il appelle à une union des forces de bonne volonté jusqu’au NSDAP pour reconstruire le pays et combattre le communisme. Il attribue aux militants du KPD les violences souvent commises par les SA toujours plus sanguinaires et reproche à l’enseignement d’être un vecteur du bolchévisme culturel. Il plaide enfin pour son maintient au pouvoir et pour la stabilité politique indispensable à la réalisation de la volonté du peuple, déformée par sa représentation au Reichstag.
Les événements de la séance du Reichstag du 12 septembre 1932 ne permettent pas de mener à bien le projet de coup d’État et Hindenburg fixe les élections au 6 novembre 1932. Pendant la campagne, communistes et nazis anticipent un recul dans les urnes. Ces derniers reprochent en outre à Papen de reprendre leur programme : redressement économique du pays, combat contre communisme et réforme constitutionnelle affaiblissant le Reichstag au profit du Reichspräsident.
Le 6 novembre 1932, la défaite est cuisante pour le NSDAP. Perdant 4 points avec 33 % des voix, il reste le premier parti d’Allemagne mais enregistre son premier reflux. Hitler se voit proposer à nouveau le poste de vice-chancelier et quelques portefeuilles ministériels. Il refuse. Gregor Strasser, n°2 du NSDAP et pilier de la première heure, opposé à la ligne libéral de Hitler et à son refus de participer au gouvernement quitte le parti.
Schleicher a changé d’avis sur les nazis. Il partage la plupart de leurs idées mais, après avoir tout tenté pour les associer au pouvoir, il comprend que leur seul but est de se l’accaparer, au besoin par la violence. Battu aux élections, censuré au Reichstag, le cabinet Papen démissionne le 16 novembre 1932. Le 18, Hitler tente de convaincre Hindenburg de le nommer, promettant de respecter la constitution et de faire alliance avec le Zentrum. Finalement, Papen est reconduit le 26 novembre. Schleicher lui donne le coup de grâce. Il demande au Ministère des Armées une expertise qui conclut qu’en cas de guerre civile la Reichswehr serait dépassée. À la merci d’un soulèvement, Papen démissionne. Schleicher devient chancelier le 3 décembre 1932. Dans son journal, le 1er décembre, Goebbels prévoit cette nomination. Il donne deux mois au nouveau chancelier.
Chapitre IX – Libéralisme autoritaire, patronat, nazisme – Les efforts des nazis depuis une dizaine d’années pour séduire le patronat ont porté leurs fruits. De grands noms de l’industrie et de la finance se sont peu à peu ralliés au NSDAP dont le projet économique est semblable à celui des libéraux autoritaires : dérégulations, suppression des salaires minimaux et de la limitation du temps de travail, baisse des prestations sociales au profit de la charité privée. Pendant les années 1930, Hitler intervient régulièrement auprès des patrons pour les convaincre qu’il leur apportera la prospérité. Le discours qu’il prononce au Club de l’Industrie de Düsseldorf le 26 janvier 1932 est le point d’orgue de ces opérations de séduction. Reléguant l’économie au second plan, il prône un système basé sur le peuple, la race, avec pour valeurs cardinales le darwinisme social et la domination des plus doués : comme en économie, la politique doit laisser agir les plus forts et en finir avec cette forme d’égalité qu’est la démocratie. Enfin, Hitler promet d’immenses profits générés par le réarmement du pays et la constitution d’un empire colonial en Europe de l’est. Conquis, à l’unisson de ses valeurs, les patrons remercient le brillant orateur par des applaudissements nourris.
Le 23 novembre 1932, c’est au tour de Carl Schmitt de faire un discours devant le Club de l’Industrie de Düsseldorf. Le juriste plaide pour la baisse des impôts et des aides sociales, pour un État régalien et contre un État Providence, obèse, s’occupant de tous les aspects de la vie. Schmitt fustige la démocratie et le régime des partis, considérant que seul le président du Reich peut sauver le pays et lui permettre d’exprimer son immense potentiel. Schmitt soutient Papen. Il ne ralliera Hitler qu’en mai 1933 espérant jouer un rôle sous le régime nazi.
Contrairement aux idées reçues les nazis ne sont pas soutenus par les ouvriers ni les chômeurs, qui votent majoritairement à gauche. En revanche, le patronat et la bourgeoisie soutiennent majoritairement les libéraux autoritaires de Papen, les nationaux conservateurs de Hugenberg et les nazis de Hitler dont les programmes économiques son semblables.
Chapitre 10 – Éviter Hitler. La tentative Schleicher – Lorsque Schleicher devient chancelier, l’économie amorce un redressement. Conscient d’être la dernière chance d’éviter Hitler, il projette de fracturer le NSDAP, qui perd du terrain à toutes les élections locales et, plus généralement, de recomposer le paysage politique allemand. Peu avant d’être nommé, le 28 novembre 1932, cherchant une participation de la gauche, il rencontre les principaux représentants syndicaux et leur demande un nom pour le ministère du travail.
Le 15 décembre 1932, Schleicher décline son programme lors d’un long discours radiophonique. Sa priorité est de créer du travail parce que c’est ce que demandent les Allemands. Il favorisera la colonisation de l’est du pays, parce qu’elle sera source d’emplois mais aussi pour y densifier la population et éliminer les risques d’invasions étrangères. En matière d’économie, affirmant son pragmatisme dépourvu de dogme, il poursuivra le soutien aux entreprises pour relancer l’emploi tout en essayant de maintenir les aides sociales. Sa stratégie, passée à la postérité sous le nom de Querfront, front en diagonal, consiste à rassembler les sensibilités sociales depuis le NSDAP, jusque’à la gauche. Il obtint le soutien des syndicats, des centristes chrétiens, d’une partie du SPD et du KPD, ainsi que d’anciens combattants sensibles à sa volonté de réarmer le pays. Grâce à son habileté, Schleicher n’est tout d’abord pas censuré. Pour plaire à la gauche, il abroge la loi permettant aux employeurs de baisser les salaires.
Schleicher conserve les principaux ministres de Papen, à quelques exceptions près : Friedrich Syrup, juriste apprécié des syndicats devient ministre du Travail, Günter Gereke, ancien membre du DNVP et artisan de la réforme agraire avortée de 1932 est nommé commissaire du Reich pour l’Emploi et la Colonisation de l’Est, nomination vécue comme une provocation à droite.
Pour mener à bien son projet d’éclatement du NSDAP et alimenter l’affrontement entre Strasser et Hitler, Schleicher a pour allié du moment le Kronprinz qui dispose d’informateurs dans le parti nazi. Apprenant par ce canal, qu’un rendez-vous secret est programmée entre Papen et Hitler le 4 janvier 1933, Schleicher rencontre Strasser le 3 janvier et lui propose un poste de vice-chancelier et quelques ministres nazis au gouvernement. Il prévoit ensuite la dissolution du Reichstag et le report sine die des élections. Mais le plus difficile reste à faire : convaincre Hindenburg de violer l’article 25 de la Constitution.
L’entrevue du 4 janvier 1933 entre Papen et Hitler est suivie de plusieurs réunions organisées chez Joachim von Ribbentrop. Papen apprécie son hôte, nazi et homme du monde. Il lui demande d’organiser une nouvelle réunion le 22 janvier et d’y convier le fils du président, opposé comme son père à la nomination de Hitler à la chancellerie. Ce soir là Oskar Hindenburg et Adolf Hitler s’isolent deux heures. Rien ne filtre de l’entretien si ce n’est l’appréciation de Hitler concernant son interlocuteur : un exemple rare de cruche pure et parfaite. Il est probable que le chef du NSDAP ait usé de son pouvoir de séduction et qu’il ait agité la menace de relancer la polémique engagée par la presse d’extrême droite en novembre 1932 à propos des aides indues touchée par les Hindenburg pour leurs terres de Prusse orientale. Toujours est-il que la cruche pure et parfaite avait changé d’avis et soutenait désormais le tandem Hitler Papen.
Le président, sous le feu de conseils contradictoires, est inquiet. Il craint le scandale d’un viol de la constitution, les attaques concernant ses terres de Prusse Orientale, un coup d’État de l’armée dont le chef d’état major déteste Papen… Nommer Hitler est la solution la plus simple : Papen et son fils l’y incitent et il apprécie les manières de Ribbentrop et de Goering, très éloignées de celles d’un Goebbels vociférant.
Pendant ce temps, la stratégie de Querfront montre ses limites. Le SPD reproche à Schleicher son rôle pendant le Coup de Prusse, alors qu’il était ministre des Armées et la droite bourgeoise le trouve trop social. Mais les pires attaquent viennent des propriétaires terriens de Prusse Orientale, proches des nazis et soutenus par Hindenburg. Le 23 janvier 1933, Schleicher propose à Hindenburg de dissoudre le Reichstag sans convoquer de nouvelles élections. Le président refuse. Lors du conseil des ministres du 28 janvier le gouvernement fait le constat de son échec et démissionne. Opposé au retour de Papen, Schleicher recommande au Reichspräsident de nommer Hitler à la chancellerie et sollicite en vain de conserver le ministère de la Défense. Il a perdu la confiance du président.
Le NSDAP était pourtant au bord de l’explosion, perdant élection sur élection au niveau local. Si la gauche avait soutenu le gouvernement Schleicher quelques semaines de plus, les nazis n’aurait pas accéder au pouvoir.
Le 29 janvier 1933, Hitler, Papen et Goering arrêtent la composition du nouveau gouvernement. Wilhelm Frick, un nazi, est nommé à l’Intérieur. Il contrôlera les forces répressives, les renseignements et les programmes scolaires. Hugenberg prend la tête d’un grand ministère de l’Économie et de l’Agriculture. Goering devient ministre sans portefeuille et ministre de l’Intérieur de Prusse désormais contrôlée par le Reich. Plusieurs ministres qui ont soutenu les nazis restent en poste. Hitler, 43 ans, citoyen allemand depuis moins d’un an prête serment le 30 janvier 1933 sous l’œil fatigué de Hindenburg.
Epilogue – Les analogies entre l’Allemagne de 1932 et la France de 2025 sont nombreuses : aggravation de la crise par une austérité dogmatique, destruction du modèle social, volonté de l’exécutif de se maintenir au pouvoir, persuadé d’avoir raison jusque’à ignorer le résultat des élections, thèmes du débat national imposés par un magnat des médias… Bien entendu les configurations politiques, économiques et sociales sont différentes, Papen n’est pas Macron, ni Hugenberg Bolloré. Pourtant, de même que des triangles semblables ne se superposent pas mais ont des angles identiques, la position de chacun de ces personnages dans son époque est analogue et les forces en présence sont les mêmes.
Le NSDAP doit son accession au pouvoir au manœuvres politiques de libéraux autoritaires s’accrochant au pouvoir après des désaveux électoraux, à l’inconséquence d’un président obtus défendant sa réputation et ses intérêts patrimoniaux ainsi qu’au soutien de la bourgeoisie, du patronat et d’une partie de l’élite.
Ceux qui affirment que l’extrême droite d’aujourd’hui n’a rien à voir avec les nazis d’hier ignorent que les nazis d’hier ne sont pas ceux qu’ils croient. Ils n’étaient pas encore les bourreaux des camps de la mort. Le nazisme, né dans une Europe industrialisée, proposait l’exploitation d’un prolétariat blanc pour faire tourner les machines et d’une force noire dans les colonies pour extraire les ressources. Son programme prévoyait une restauration sociobiologie du corps du peuple, la suppression de libertés individuelles, la primauté à la police sur la justice, l’exclusion des Juifs de la société allemande et la purge des administrations de leurs éléments gauchistes. Les libéraux autoritaires avaient préparé le terrain en conduisant une politique visant moins d’État dans l’économie mais davantage d’État pour la sécurité et ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler le régalien.
Le dernier lien avec notre époque est constitutionnel. De 1930 à 1933, des constitutionnalistes français se sont passionnés pour le tournant présidentiel que prenait la république de Weimar, dans l’idée de le transposer en France pour renforcer l’exécutif et rendre les décisions plus rapides. L’un de leur jeune élève, René Capitant, résistant et proche du Général De Gaulle, introduira dans la Ve République le fruit de ces réflexions sur les bienfaits d’avoir tordu la constitution de Weimar, ce qui est étonnant quand on sait comment l’histoire s’est terminée.
Hindenburg, Papen et Schleicher n’ont pas voulu l’arrivée au pouvoir de Hitler, mais ils l’ont rendue possible par leur dilettantisme, leur bêtise politique et une confiance en soi démesurée.
