
Giuliano da Empoli
Introduction – Le carnaval est un renversement des valeurs. Pour un moment maîtres et valets échangent leur place dans une bonne humeur empreinte de méchanceté. L’arrivée au pouvoir des mouvements populistes est un carnaval politique. Mais derrière ces personnalités qui tiennent des propos sans cohérence et répandent des fake news, travaillent des ingénieurs du chaos, des hommes de l’ombre dont le rôle est de
nourrir ce carnaval de la colère des citoyens, à l’aide d’une communication surpuissante conçue initialement à des fins commerciales. L’ouvrage est consacré à cette communication.
Chapitre Ier – La Silicon Valley du populisme – Steve Bannon, issu de la classe ouvrière, a traversé tous les lieux symboliques du pouvoir américain : l’armée, l’université, la banque, Hollywood, la Maison Blanche. Quand Donald Trump est candidat à la présidentielle américaine en 2016, Bannon y prend une part majeure.
Sous sa bonhommie, il a pour projet de structurer une International nationaliste, une sorte de fondation rassemblant les partisans d’un retour aux États-Nations. L’Italie est son terrain de jeu favori. Laboratoire politique de l’Europe depuis un siècle, le pays a connu le fascisme, le plus grand parti communiste d’Europe, l’opération Mains Propres contre les élites politiques corrompues, les années Berlusconi et des entrepreneurs. Quand le tour des populistes arrive en 2018, Bannon est là pour plaider contre l’Europe fédérale. L’addition des 33 % des suffrages recueillis par le Mouvement 5 Étoiles, Movimento 5 Stelle ou M5S, dépourvu de vision et d’idéologie, et des 17 % de la Ligue, inspirée par Steeve Bannon, permet à son leader, Matteo Salvini, d’accéder au pouvoir. L’Italie est devenue la silicon Valley du populisme.
Chapitre II – Le Netflix de la politique – Gianroberto Casaleggio, manager en marketing digital, rencontre le truculent comique Beppe Grillo à l’un de ses spectacles. Ensemble, ils fondent le M5S. Animés d’une même rage contre le système, ils unissent leur talent de communicants en créant le 26 janvier 2005 le blog beppegrillo.it qui devient vite le plus visité d’Italie. Chaque jour, Casaleggio écrit un article sur un thème porteur : corruption des élites, précarité de l’emploi… qui donne lieu à de nombreuses réactions. Le sujet de l’article quotidien est basé sur les dix commentaires de l’article de la veille qu’il juge les plus intéressants. Ce choix marketing est un succès, les clients-lecteurs sont ravis de pouvoir émettre des idées librement et dénoncer les privilèges, sans se soumettre aux dogmes et aux usages des partis politiques traditionnels.
Au printemps 2007, Grillo fixe au 8 septembre, jour anniversaire de la signature de l’armistice avec les Alliés en 1943, le Vaffanculo Day, le jour où le Peuple du Blog manifestera sa colère contre la classe politique sur toutes les places du pays. L’événement est un immense succès. Pourtant les médias n’en parle pas.
Alors que les sympathisants de Grillo et Casaleggio sont majoritairement de gauche, les partis progressistes refusent toute alliance. Les deux hommes décident de faire cavaliers seuls. Obsédé par le contrôle, admirateur de Gengis Khan, Casaleggio demande à son fils Davide d’organiser le M5S sur le modèle d’une fourmilière : chaque individu agit sans savoir comment fonctionne la structure globale, contrôlée et surveillée par un démiurge qui prend les décisions et distribue les rôles. En 2009, Grillo présente le M5S comme une non-association, dotée d’un non-statut, avec pour épicentre le blog beppegrillo.it, accessible via l’adresse électronique movimento5stelle@beppegrillo.it. Chaque fourmi est connectée à la direction du mouvement avec interdiction de créer des groupes séparés. Casaleggio sanctionne l’insubordination. D’un clic, il interdit l’accès au blog à des centaines de sympathisants. Internet, rêve de liberté pour les militants, outil de centralisation et de contrôle pour les dirigeants. Parallèlement, Casaleggio recrute des jeunes sans expérience mais populaires sur Facebook. Une fois enrôlés, leurs posts sur le blog génèrent du trafic et de grosses ressources publicitaires.
Plusieurs sites internet se rallient au blog du M5S et l’alimentent en informations et en fake news de sorte que beppegrillo.it s’émancipe des médias traditionnels. En 2011, Mario Monti succède à Silvio Berlusconi au poste de Président du Conseil. Le M5S attaque violemment sa politique d’austérité. Pari payant : aux législatives de 2013, 25 % des suffrages lui valent 163 députés. Un triomphe. Chaque député est un avatar du M5S. Il doit obéir docilement aux ordres et transmettre ses codes de messagerie. La fourmilière, toujours. Et lorsqu’un journaliste critique le M5S, il essuie une tempête d’insultes.
Au sein du M5S une lutte oppose les principaux dirigeants pour l’accès aux données accumulées sur le blog. Leur valeur marchande n’est pas leur seul intérêt. Connaitre le profil des adhérents c’est contrôler le mouvement. Contrôler, le maitre mot.
Avant de mourir en avril 2016, Gianroberto Casaleggio confie à son fils Davide les rênes du M5S, devenu le principal parti italien, et le nomme président à vie de l’association Rousseau, chargée de la gestion de ses moyens informatiques.
En 2018, les principaux acteurs de la vie politique italienne, notamment les Présidents du Conseil et de la Chambre, appartiennent au M5S. Avatars du parti, ils sont remplaçables au moindre faux pas. Grillo est quant à lui relégué au second plan.
Le M5S, créé par la volonté de Casaleggio père, avait deux objectifs principaux :
- changer de régime en substituant à la démocratie représentative une forme de démocratie intervenant dans chaque aspect de la vie sociale grâce aux outils informatiques,
- suivre l’opinion publique pour lui apporter le meilleur service. Selon Davide Casaleggio : La vieille partitiocratie est comme un Blockbuster, tandis que nous sommes comme Netflix.
Chapitre III – Waldo à la conquête de la planète – Le 25 février 2013, le jour où le M5S devenait le premier parti d’Italie avec 25 % des suffrages, un épisode de la série Black Mirror présentait l’irrésistible ascension de Waldo, un ours bleu en images de synthèse. D’abord Waldo assiste le présentateur d’un talk-show en se moquant avec vulgarité de l’invité. Porté par sa popularité, l’ours entre bientôt en politique et devient un candidat anti-système, moquant ses adversaires sans toutefois proposer de réponses aux problèmes de la société. Il lui suffit de porter une parole de rage, de paranoïa et de revanche pour être de plus en plus populaire. À la fin de l’épisode, Waldo a conquis le monde : il apparaît partout, à la télévisions, en effigie sur des avions militaires… Cette histoire illustre ce qui s’est passé en Italie et se produit un peu partout en Europe.
Dans un texte publié en 2006, le philosophe allemand Peter Sloterdijk analyse que la colère du peuple était jadis canalisée par l’Église, puis par les partis de gauche. La modernité est venue à bout de la religion et l’économie libérale a absorbé la gauche. La colère du peuple s’est alors restructurée dans les partis populistes dont la priorité est de punir la classe politique traditionnelle. En outre, cette colère, dont il ne s’agit pas de nier la réalité des motifs, se nourrit aujourd’hui d’un élément majeur : les réseaux sociaux, conçus pour flatter l’utilisateur par les caresses sociales que sont les likes. Plus encore, ils satisfont le besoin de reconnaissance et procure le bien-être de l’appartenance à un groupe, ces besoins sociaux qui sont une rémanence de nos premières années, lorsque notre survie dépendait des autres. L’exploitation de ces faiblesses humaines par les réseaux sociaux s’illustre dans l’addiction à notre smartphone.
Les réseaux sociaux produisent aussi la rage. La contemplation de toutes les possibilités qui nous échappent nous donnent un sentiment de médiocrité. Les sites conspirationnistes nous fascinent. Ils affirment que si nous n’avons pas ce que nous souhaitons, c’est la faute des autres. La colère et le complotisme se renforcent l’un l’autre. Ce cercle vicieux optimise l’engagement des utilisateurs et rapporte gros aux plateformes.
En radicalisant les discours, les réseaux sociaux ont eu de graves conséquences politiques par la visibilité donnée à des contenus dangereux. Ils ont contribué en particulier :
- à la diffusion du virus Zika au Brésil en répandant le bruit que le vaccin était l’arme d’un complot pour éliminer les populations pauvres,
- au massacre des Rohingyas au Myanmar en diffusant des fake news les accusant de barbarie,
- à la promotion de l’AfD en Allemagne en mettant en avant les critiques d’Angela Merkel,
- à l’organisation d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne, avec l’aide d’un ingénieur du chaos prestigieux : Julian Assange, fondateur de WikiLeaks,
- à l’émergence du mouvement des Gilets jaune en France, en relayant des fake news sur l’illégalité de l’élection de Macron sur son prétendu plan pour faire disparaitre la classe moyenne blanche.
Chaque fois la même recette : une colère légitime relayée par des réseaux sociaux conçus pour exacerber des passions et une rage populaire qui ne sont plus canalisées par l’Église ni par les partis de gauche.
Sur les réseaux sociaux, les raisonnements économiques produisent peu d’engagement. Les ingénieurs du chaos sont experts pour produire de la rage à partir de faits divers puis pour la mettre au service de leur projet politique en désignant des responsables. De tels contenus garantissent de l’engagement.
Chapitre IV – Troll en chef – Fin 2008, l’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis semble prouver que le racisme y est éradiqué. Il n’en est rien. Trump est alors l’animateur d’une émission de télé-réalité sur le thème de la réussite professionnelle à portée de tous, ce qui le rend populaire auprès des minorités. Pourtant, dès 2010, il fédère les électeurs qui refusent un président noir. Il émet des doutes sur la naissance d’Obama sur le sol américain et, en conséquence, sur la légalité de son élection. Puis il conteste son inscription à l’université et alimente la théorie d’un complot des élites pour porter Obama au pouvoir.
Pendant ce temps, Bannon se rapproche de Andrew Breitbart, journaliste progressiste devenu adversaire du politiquement correct et de l’establishment qu’il accuse de contrôler l’opinion publique. La révélation lui vient en regardant à la télévision le procès du juge Clarence Thomas accusé sans preuve d’avoir abusé d’une collaboratrice et cible du déchaînement des journalistes. Il accuse la Théorie Critique de l’École de Francfort d’avoir répandu le marxisme dans les universités américaines puis dans toute la société, particulièrement dans le monde des médias et de la culture. Pour combattre cet ennemi qu’il nomme le Democrat Media Complex, il crée le site Breitbart News. À sa mort en 2012, Bannon reprend Breitbart News. Bannon a un autre ennemi : les Clinton, figures dominantes à Washington depuis deux décennies. Il crée un Think tank, Government Accountability, dont le directeur, Peter Schweizer, découvre que la fondation des Clinton, la Clinton Global Initiative entretient des relations avec les pires dictatures du monde et que ses donateurs sont récompensés par des marchés partout dans le monde grâce à l’influence du couple. Un livre sort en 2015, Clinton Cash, qui porte un fort préjudice aux Clinton, notamment à Hilary qui perd l’élection de 2016.
Bannon essuie un échec dans le secteur du jeu vidéo mais il perçoit l’énergie révolutionnaire dans laquelle baigne le milieu des gamers et comprend qu’il peut l’utiliser. En 2013, Zoe Quinn créatrice de jeux vidéo est accusée par son ex-ami d’avoir obtenu des commentaires favorables de la presse sur son jeu, dont le thème est la dépression, en récompense de sa relation avec le journaliste qui en est l’auteur. Zoe Quinn est alors victime d’une campagne de dénigrement et de menaces physiques orchestrées par des gamers fédérés sous la bannière #gamergate. Un certain Milo Yiannopoulos, dit Milo, entre alors en scène, devenant le porte-parole des gamers qu’il présente comme les victimes d’une armée de femmes hystériques. Bannon a vu le potentiel de cette agitation. Il crée une branche technologique sur le site Breitbart et confie sa direction à Milo avec l’objectif de faire des gamers des soutiens de Trump. Milo affirme se battre pour l’essence de la culture digitale : la liberté d’expression et l’anonymat. Gay et né d’une mère juive, il critique les lesbiennes, affirmant que l’impossibilité génétique de l’homosexualité féminine, fréquente des néonazis et défend les trolls et la vérité de leurs discours en les comparant aux bouffons du roi.
Trump est lui-même un troll : il parle sans retenue, insulte ses adversaires, contredit le lendemain les propos tenus la veille. L’establishment s’indigne et les médias parlent de lui sans cesse, assurant gratuitement sa promotion. Ces réactions lui permettent de se faire entendre et de passer, malgré sa fortune, pour un candidat anti-système. Pour ceux qui sont en colère contre l’establishment, il est authentique, alors que Hillary Clinton qui joue un rôle. L’attitude de Trump, qui retweet régulièrement des messages de la droite radicale plait aussi à Milo et à ses gamers qui font régner sur les réseaux sociaux un climat de tension, attaquant avec virulence tous les auteurs de commentaires désobligeant pour le milliardaire. Lors du 1er débat télévisé contre Hilary Clinton pour l’élection de 2016, ils parviennent à renverser en faveur de Trump le verdict des sondages en ligne à l’issue de l’émission.
À cette époque, si Trump vit dans la bulle d’irréalité construite à coup de mensonges et de déclarations à l’emporte-pièce, la plus grosse bulle est celle du parti démocrate où tout le monde croit que Trump a déjà perdu l’élection. Et pourtant…
Chapitre V – Drôle de couple à Budapest – Arthur Finkelstein, surnommé Keyser Söze par les journalistes en raison de sa discrétion, débarque en Hongrie en 2009 pour conseiller Viktor Orbàn. Évoluant très tôt dans les milieux conservateurs il a déjà travaillé pour Richard Nixon, Ronald Reagan, Benyamin Netanyahou… Sa technique : les campagnes négatives, désigner un ennemi et le dénigrer par tous les moyens. Orbàn désigne donc l’ennemi qu’il soutenait peu avant : l’Europe et sa technocratie qu’il accuse d’avoir trahi le peuple en exigeant de la Hongrie des mesures financières contraignantes pour assainir son économie.
Elu au printemps 2010 avec 57 % des voix, alors que le parti xénophobe Jobbik en recueille 17 %, il a les mains libres et modifie la constitution : désormais, une loi peut être votée en quelques heures, la justice passe sous le contrôle de l’exécutif et la liberté de la presse est restreinte. En 2014, la loi électorale a changé et son score de 45 % des voix lui attribue 90 % des sièges au parlement. Peu après, quand des scandales de corruption éclaboussent certains de ses proches, il reprend, la main. Conformément aux conseils de Finkelstein, il désigne de nouveaux ennemis : les migrants. Le 11 janvier 2015, la France reçoit de nombreux chefs d’États étrangers pour une grande manifestation après l’attentat de Charlie Hebdo. Orbàn est présent et fait une déclaration sur le thème : la Hongrie est aux Hongrois. Qu’importe si le pays n’est concerné qu’à la marge par des Syriens qui tentent de rejoindre l’Europe du Nord. Après la crise migratoire, alors que le plan de répartition de l’Union Européenne demande à la Hongrie d’accueillir 1294 personnes, il organise un référendum. Les affiches assimilant les migrants aux terroristes de Paris et leur attribuant la responsabilité de l’augmentation de l’insécurité, le remplacement dans les médias du mot immigré par migrant et le témoignage de quelques personnalités sont efficaces. Les Hongrois refusent la décision de Bruxelles à 98 %.
Outre l’opportunisme d’Orbàn, quelque chose de plus se joue dans les anciens satellites de l’URSS. Libérés du tyran, ils ont imité l’occident pour rattraper leur retard et vivre selon leur culture. Après ce processus d’imitation, il était normal qu’ils veuillent retrouver leur fierté nationale. Ils ont alors réalisé que leurs modèles occidentaux avaient opté pour le multi culturalisme, les mariages homosexuels et que leurs choix politiques les mettaient à la portée du terrorisme et de crises migratoires. La Hongrie et les démocraties illibérales d’Europe de l’Est manifestent aujourd’hui leur attachement aux valeur séculaires : Dieu, la patrie et la famille. En 2017, Orbàn déclarait : Il y a vingt-sept ans, ici en Europe centrale, nous pensions que l’Europe était notre avenir ; À présent, nous sentons que nous sommes l’avenir de l’Europe.
Les ingénieurs du chaos ont bien compris que la question migratoire était un sujet qui faisait recette à droite comme à gauche, réunissant les populismes des deux bords.
Chapitre VI – Les physiciens – Les nouvelles technologies jouent un rôle majeur sur le résultat des urnes. De la même façon que certains paramètres physiques permettent de déterminer le comportement d’un ensemble de molécules sans connaitre celui de chacune d’elles, les données fournies à profusion par les réseaux sociaux, permettent de prévoir le comportement de groupes humains.
Hier, les politiciens se fiaient à leur instinct. Aujourd’hui, ils suivent les conseils de physiciens qui étudient l’électorat avec une précision chirurgicale, réalisent des expériences, comptent inlassablement les clics en réaction à certaines informations ou propositions, les ajustent puis les testent à nouveau dans des cycles infinis. Ainsi, peu avant le vote du Brexit, Dominic Cummings et ses physiciens partisans du Leave ont identifié sur les réseaux sociaux les électeurs qu’ils pouvaient convaincre. Pour cela, ils ont recueilli des informations sur leur sensibilité : libérale, pro chasse, animaliste… Chacun de ces électeurs a reçu de nombreux mail soulignant les méfaits de l’Union Européenne sur les sujets qui lui tenait à cœur. Le résultat du référendum doit beaucoup à cette technique, qui avait déjà fait ses preuves lors de la réélection d’Obama.
Jadis, la politique était centripète : chaque candidat devait être au centre de l’échiquier pour recueillir la majorité des voix en faisant des compromis. L’avénement des Big Data et les possibilités d’analyse des réseaux sociaux permettent aujourd’hui de cibler chaque électeur, de lui envoyer des messages personnalisés, dont l’efficacité est évaluée et optimisée en continu. Désormais, la cohérence n’est plus requise. Les messages d’un candidat peuvent sans problème être contradictoires. La politique est devenue centrifuge.
Les campagnes électorales sont devenues des combats d’algorithmes mêlant informations et fake news, hébergées par les machines surpuissantes que sont les réseaux sociaux, conçus à l’origine pour le commerce, dont l’unique objectif est l’engagement des utilisateurs. Les contenus choquants et extrémistes qui suscitent de nombreuses réactions et des échanges passionnés y sont privilégiés. Les partis politiques tentés d’imiter le M5S risquent de n’être plus que la chambre d’écho de leurs électeurs, sans boussole, multipliant les déclarations provocantes pour ne jamais être ennuyeux.
La physique permet aussi de comprendre comment des hommes tels que Trump arrivent au pouvoir, alors que leur discours et leurs préjugés les auraient jadis immédiatement disqualifiés. Tout d’abord, ils doivent disposer de soutiens inflexibles validant leurs excès verbaux. Lorsque ces soutiens atteignent une masse critique, la réaction en chaîne s’amorce. Le coût cognitif d’un basculement est devenu suffisamment faible pour que se laissent convaincre ceux qui gardaient ces préjugés enfouis en eux. L’augmentation continue du nombre de soutiens faisant encore baisser le coût du ralliement, la cascade cognitive se poursuit dans l’opinion jusqu’à ce que les idées hier extrémistes occupent le centre du débat. L’animal social qu’est l’homme est soumis à l’influence de ses semblables, plus ils sont nombreux à défendre un point de vue, plus le coût cognitif pour y adhérer est faible.
Les acteurs de la politique de l’insulte décevront un jour et tomberont en disgrâce. Mais il est peu probable que les électeurs habitués à cette violence verbale acceptent un retour au calme d’antan.
Conclusion. L’âge de la politique quantique – Sur la forme, à l’ère du narcissisme de masse et des désirs satisfaits d’un seul clic, la démocratie représentative, qui suppose le secret de l’isoloir et la patience nécessaire au compromis, est dépassée. Sur le fond, elle est impuissante à rassurer des citoyens légitimement inquiets de perdre leur niveau de vie, leur patrimoine et leur culture. Les progressistes n’invitent plus à faire de nos rêves une réalité mais à se résigner, à l’image d’Obama qui a troqué son slogan Yes we can contre sa devise de président Don’t do stupid stuff.
Les tenants du national-populisme conseillés par les ingénieurs du chaos ont compris comment exploiter ce sentiment des électeurs de perdre le contrôle de leur vie. Ils proposent comme remèdes :
- la fermeture des frontières et la sortie des traités internationaux comme ce fut le cas avec le Brexit dont le slogan take back control n’a pas été choisi au hasard,
- la démocratie directe affirmant vouloir donner à chacun la possibilité de participer à la vie publique, le M5S et les Gilets jaunes revendiquant le référendum d’initiative populaire.
La mécanique newtonienne, dans laquelle les phénomènes suivaient des lois de cause à effet, a laissé la place à la mécanique quantique, dans laquelle la réalité objective n’existe pas et où les phénomènes sont imprévisibles. De façon analogue, le système politique est passé de la démocratie libérale, fondée sur la séparation des pouvoirs et la rationalité des décisions prises sur la base de constats factuels, à une forme dans laquelle les paradoxes sont assumés, chaque observateur choisit sa réalité et ce ne sont plus nos opinions sur les faits qui nous divisent mais les faits eux-mêmes.
Un retour en arrière parait impossible. Si les démocrates veulent reprendre la main ils doivent inventer une nouvelle forme politique, un système désirable fondé par des idées créatives et subversives.
Postface – Le 23 octobre 2019, le président Trump affirma qu’un mur anti-immigrés mexicains était en cours de construction à la frontière du Colorado. Le fait que le Colorado n’ait pas de frontière avec le Mexique ne fut pas considéré par ses soutiens comme une ignorance coupable mais comme la preuve qu’il n’appartenait pas à l’establishment, aux ennemis du peuple, mais qu’il remettait à l’honneur la volonté politique.
Après l’épisode du Covid durant lequel les autorités ont retrouvé un peu de crédibilité, la politique quantique est revenue sur le devant de la scène, plus puissante que jamais. Les ingénieurs du chaos ont réussi à créer, à partir d’algorithmes, de la colère populaire et des réseaux sociaux, un carnaval dans lequel l’incohérence est une valeur, où l’on peut simultanément défendre l’autorité, la subversion, Dieu, la patrie et les jeux vidéo, et dont le point d’orgue fut l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021. Après ce coup d’État en carton-pâte soutenu par un président, le coût de l’adhésion aux idées les plus extrêmes avait encore baissé.
Le Covid et la guerre en Ukraine ont montré les capacités d’une Europe unie à tel point qu’aujourd’hui, plus aucun parti ne déclare vouloir en sortir. L’arrivée de Giorgia Meloni à la présidence du Conseil italien a marqué l’avènement du techno-souverainisme, défendant à la fois la technocratie européenne, l’adhésion à l’OTAN, des valeurs conservatrices illibérales et la tradition chrétienne.
Dans l’avenir, il est possible qu’après Trump, Orbàn et Salvini, qui ont détruit le système politique classique, leurs successeurs poursuivent le travail sous des dehors moins brutaux. Mais les ingénieurs du chaos savent désormais parfaitement jouer sur la peur, sentiment bien plus puissant que les pensées positives. Les arrêter suppose un grand défi : proposer une vision politique suscitant un désir plus fort que la peur.
