Le mage du Kremlin – Giuliano da Empoli – Résumé

Giuliano da Empoli

1Lorsque je suis arrivé à Moscou, Vadim Baranov, l’ancien conseiller de Vladimir Poutine, le mage du Kremlin, avait disparu depuis quelques années sans laisser de trace. Pourtant, cet homme discret et mystérieux était encore dans tous les esprits. Eloigné de ces bavardages et fidèle à mon goût du passé, je travaillais  sur Evgueni Zamiatine, un écrivain russe du début de XXe siècle connu pour son roman Nous, une dystopie sur l’Union Soviétique à l’époque de Staline.

Je voyais également dans l’œuvre une description de notre époque, celle des algorithmes et d’une logique dépouillée de toute sensibilité humaine.

Sur les réseaux sociaux, je suivais un homme répondant au pseudonyme de Nicolas Brandeis, nom de plume de Baranov, persuadé qu’il ne pouvait s’agir de lui. Un soir, je découvris qu’il avait posté une citation de Zamiatine à laquelle je répondis par une autre. L’homme me proposa alors une rencontre pour me montrer quelque chose. J’acceptai.

2 – Une voiture m’attendait. Deux gardes du corps me firent monter à bord et me conduisirent à l’extérieur de Moscou, dans une maison au milieu d’une forêt. Dans cette demeure, austère et confortable, Baranov apparut. Mon hôte me parla de Zamiatine puis me montra la raison de ma venue : la lettre que l’écrivain avait adressée à Staline en 1931 après son incarcération. Zamiatine demandait sa libération, reconnaissant son tort de dire ce qu’il pensait, mais sans jamais s’abaisser à supplier.

Dans l’opposition entre Staline et Zamiatine, Baranov voyait une querelle d’artistes d’avant-garde, l’un ayant pour matériau la chair et le sang, l’autre la littérature, le théâtre et la musique, autant de disciplines que Staline voulait mettre au pas dans son projet de supprimer l’individualité. La première moitié du XXe siècle n’avait été pour lui qu’un affrontement entre artistes, Staline, Hitler et Churchill.

Quand je questionnai Baranov sur l’éventuelle publication de ses mémoires, il affirma être incapable d’écrire un livre à la hauteur des enjeux du pouvoir. Toutefois, il allait me raconter une histoire.

3 – Vadim Baranov passait ses étés chez son grand-père, un aristocrate déchu, passionné de chasse, descendant de membres de la garde du Tsar dont il avait fait lui-même partie. Malgré ses critiques du pouvoir bolchévique, cet homme excentrique qui parvenait par sa seule présence à recréer l’ambiance de la Russie d’antan traversa les années staliniennes sans encombre. Son fils en revanche, le père de Vadim, faisait preuve d’une totale soumission au pouvoir. Peut-être exprimait-il ainsi sa révolte d’adolescent.

Vadim Baranov avait appris une leçon de vie de son grand-père : nous ne savons ni ce qui est bien ni ce qui est mal pour nous. Mais nous pouvons librement décider du sens à donner aux choses qui arrivent. En cela, c’est au fond notre seule et unique force.

4 – Ce grand-père indépendant et érudit avait réussi à conserver la bibliothèque dont il avait hérité et faisait lire à son petit-fils des ouvrages choisis et en discutait avec lui. Curieusement, son père ne s’y opposait pas. Vadim passa ainsi une jeunesse heureuse, entre un grand-père fidèle à la Russie éternelle et un père fidèle au parti, à qui son statut conférait des privilèges comme l’accès aux magasins pour les hauts fonctionnaires. Mais qu’importait le régime, tsariste ou communiste, les Russes préfèrent toujours le statut à l’argent.

Quand Gorbatchev arriva, les valeurs sur lesquelles le père de Vadim avait construit sa vie disparurent et il tomba malade. Après avoir reçu le prix Lénine et mené une vie irréprochable, il était soulagé de ne plus devoir servir l’État, heureux de lire pour le plaisir, de discuter de philosophie et d’histoire avec son fils. Lorsqu’il mourut, il était prêt. Alors que des voitures de luxe encombraient les rues de Moscou, témoignant du changement d’époque, cet homme qui méritait les hommages du régime fut enterré comme un inconnu.

5 – Si Vadim avait écouté son père, il serait devenu diplomate. Mais dans cette Russie saturée d’énergie, traversée par un grand souffle de liberté, désormais ouverte à l’Occident, il se destina au théâtre. Lors d’une soirée, il rencontra Ksenia, une jeune fille intelligente et d’une beauté envoûtante, à qui la vie chaotique qu’elle partageait avec sa mère hippie n’avait pas appris à se projeter dans l’avenir et dont l’enthousiasme se tarissait aussi vite que ses violentes colères.

6 – Au début des années 1990, alors que les hommes d’affaires faisait étalage de fortunes aussi récentes que tapageuses, la vie de Ksenia et Vadim était celle d’un couple d’artistes modestes. Vadim écrivait une pièce sur ces nouveaux élus du capitalisme russe et rencontrait régulièrement Mikhaïl, un camarade de la faculté, ancien chef des Jeunes communistes qui avait fait fortune dans toutes sortes de trafics. Ksenia les rejoignit un soir au bar d’un hôtel et Vadim sentit dans leur regard une attirance réciproque. Mikhaïl devint très proche du couple. Seul ou entouré de jeune femmes, il leur rendait visite, organisait des dîners dans des restaurants haut de gamme ou les emmenait à des événements mondains. Convaincu d’appartenir à l’avant-garde artistique, Vadim s’apercevait peu à peu que le monde auquel il croyait était dépassé et que Ksenia était de plus en plus sensible à cette débauche de luxe. Un jour, la main de Mikhaïl se posa discrètement sur le genou de Ksenia. Vadim le vit et la quitta le soir même.

7 – Après sa rupture, Vadim abandonna le théâtre et ses comédiens médiocres persuadés d’être les gardiens de la culture. Place à la réussite, à la fête, aux filles. Le hasard des rencontres fit de lui un producteur de reality shows à ORT, la première chaîne de télévision privée mais dont l’État restait l’actionnaire majoritaire. 

Dans un paysage télévisuel où brillait la vulgarité, ORT, qui ne faisait pas exception, prise d’un sursaut patriotique demanda à Vadim de réaliser une émission sur un héros national choisi par les téléspectateurs. Le résultat de la consultation fut édifiant : les votes ne désignèrent aucun artiste, uniquement des tyrans sanguinaires et, à la première place, Staline. Finalement, Nevski fut retenu en dépit des votes.

8 – Le patron d’ORT, Boris Berezovsky, invita Vadim dans sa propriété, la maison Logavaz, un ancien palais que le milliardaire avait transformé en club, rempli d’objets hétéroclites, où il recevait ses relations de la politique, du spectacle ou du crime, agrémentées, aux heures tardives, de créatures féminines. Berezovsky, un homme intelligent et influent avait récemment échappé à une tentative d’assassinat. Grâce à lui et à sa chaîne ORT, Boris Eltsine avait été réélu moribond à la présidence de la Russie en 1996, mais son influence sur le vieil ours endormi faisait de lui le vrai patron de la Russie.

Lors de leur entrevue, Berezovsky proposa à Vadim de participer à la résurrection de l’âme russe, à l’élaboration de la réponse aux trois cents millions d’habitants de l’URSS qui, un matin, s’étaient réveillés dans un pays transformé en supermarché, dans lequel les héros n’étaient plus les ouvriers, les soldats, les maîtresses d’école mais les banquiers et les top-modèles, où l’argent était roi mais pouvait également ne plus rien valoir lorsque l’inflation atteignait trois mille pour cent. 

9 – Vadim retrouva Berezovsky à la Loubianka, le siège du FSB et anciennement du KGB. Le milliardaire voulait convaincre son directeur, Vladimir Poutine, d’entrer en politique pour diriger le pays d’une main ferme, conformément à l’attente des Russes, à un an des élections présidentielles. Vadim renchérit : après Gorbatchev et Eltsine, Poutine était un homme neuf, capable de rétablir la verticalité du pouvoir ainsi que la distance et le mystère qui produisent la fascination indispensable pour diriger un pays. Pendant l’entretien, Vadim avait ressenti un agacement contenu de la part de Poutine qui se mua en ironie quand Berezovsky lui proposa son aide.

Quelques jours plus tard, Vadim reçut un appel. Par la voix impérative de son secrétaire, le directeur du FSB l’invitait à déjeuner.

10 – Poutine était arrivé en avance au restaurant. Indifférent à la nourriture et malgré la belle carte, il prit un bol de kasha. Vadim l’imita. Le directeur du FSB alla droit au but : il envisageait de briguer la présidence et proposait à Vadim de l’aider. Il avait été sensible à ses arguments sur la verticalité du pouvoir. S’il acceptait, sa seule motivation devrait être de servir son pays. Il ne tirerait de sa mission aucun avantage financier. Bien au contraire, son salaire serait inférieur à celui qu’il percevait et il ne devrait rien accepter de la part d’un intérêt privé. Une fois au pouvoir, Poutine voulait avoir les mains entièrement libres, ne dépendre de personne. Berezovsky avait fait une grave erreur : l’aide qu’il lui proposait était forcément intéressée. 

11 – Vadim rejoignit Poutine dans l’ancien bâtiment des Soviets, la Maison blanche, où le Premier ministre  et son équipe travaillaient à réformer le pays, assistés par des fonctionnaires désabusés, certains que la nouvelle équipe ne ferait qu’un bref passage dans ces locaux. À l’automne 1999, l’imprévu se produisit : à quatre jours d’intervalle, deux immeubles de la banlieue de Moscou furent détruits par des bombes, faisant plusieurs centaines de victimes. Des rumeurs accusèrent le FSB. Pourtant, il est peu probable que le gouvernement ait voulu montrer de la sorte sa capacité d’agir. Toujours est-il que la guerre dans la lointaine Tchétchénie s’était invitée dans chaque foyer de Moscou. Lors d’une conférence de presse, un journaliste demanda à Poutine s’il pensait que le bombardement de l’aéroport de Grozny qu’il venait d’ordonner ne risquait pas d’aggraver la situation. Après un silence, le Premier Ministre se transfigura en archange de la mort et répondit : nous frapperons les terroristes où qu’ils se cachent. S’ils sont dans un aéroport, nous frapperons l’aéroport, et s’ils sont aux chiottes, nous irons les tuer jusque dans les cabinets. Soulagement dans l’opinion publique. Poutine venait de rétablir la verticalité du pouvoir, la seule réponse que la population espérait, loin des querelles économiques dans lesquelles était plongé l’Occident. 

12 – Le 31 décembre 1999, Poutine ordonna à son secrétaire, Sechine, et à Baranov de l’accompagner à Goudermes en Tchétchénie. Arrivés à Makhatchkala en avion, les trois hommes continuèrent en hélicoptère, mais la météo les empêcha de se poser. Poutine n’était pas homme à subir. Les trois hommes firent demi tour et gagnèrent leur destination en voiture, à l’aube du jour de l’an. Poutine passa les troupes russes en revue puis rencontra les officiers sous une tente. Au moment de porter un toast aux soldats, il déclara que dans cette guerre chaque seconde était précieuse et proposa que l’on pose les verres pour les boire plus tard. Stupeur de l’assistance. Lorsqu’il distribua quelques cadeaux aux soldats ses mots les bouleversèrent : ils se battaient pour arrêter la désintégration de leur pays. L’armée avait désormais un chef.

Berezovsky harcelait Poutine, refusant de comprendre sa volonté d’être seul aux commandes pour la campagne présidentielle.

13 – Poutine fut élu en mars 2000 dès le premier tour puis connut sa première crise au mois d’août. Alors qu’il prenait des vacances à Sotchi, un sous-marin nucléaire coula en mer de Barents. Le pouvoir garda le silence et n’organisa aucune opération de secours. Quand l’information filtra, Berezovsky fit réaliser par sa chaîne ORT des reportages émouvants, filmant des témoignages de proches des marins, soulignant que pendant que l’équipage s’asphyxiait, le Président était en vacances. Il organisa même une collecte pour les familles. Poutine, fou de rage de se faire dicter sa conduite, rentra à Moscou pour rencontrer les familles des victimes. Son ancien ami était allé trop loin.

14 – Poutine retira ORT à Berezovsky. Les oligarques qui dominaient le pays depuis la chute du communisme n’avaient plus leur place dans la politique de la nouvelle Russie. Le Président confia à Vadim la tâche de dire au milliardaire de profiter de son argent sans interférer avec le pouvoir. Le ton de l’entretien fut grave. Le milliardaire qui déclarait hier que les journalistes étaient des laquais à sa botte défendait désormais la liberté de la presse et voulait croire que le peuple russe allait se soulever pour le défendre. Il se sentait trahi par Poutine mais aussi par Vadim qui allait aider le Tsar à mettre la Russie aux fers. Vadim savait que l’histoire nationale s’écrit à coups de hache.

15 – Alors que Berezovsky partait s’installer à Londres, Poutine et la délégation russe dont Vadim faisait partie s’envolaient pour son premier sommet à l’ONU. Poutine serait le petit nouveau. Les chefs d’États se connaissent et feraient preuve à son endroit d’une affabilité surjouée autant qu’intéressée. Poutine se prêta au carnaval de la vie new-yorkaise, d’émissions de télévision en vernissage. Mais lors du sommet, quand Bill Clinton lui demanda des nouvelles de son vieil ami Boris tout lui est revenu en mémoire : la conférence de presse devant les caméras du monde entier, Eltsine visiblement ivre, Clinton pris d’un fou rire irrépressible, l’humiliation insupportable de tout un pays. À cela s’ajoutait le démantèlement de l’empire soviétique, l’élargissement de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie et le démembrement de l’outil productif national. Poutine fit comprendre à un Clinton désormais moins souriant que les choses avaient changé. 

Dans le vol de retour Poutine se confia : les américains n’avaient pas gagné la guerre froide. Elle avait pris fin parce que les Russes s’étaient libérés du système qui les opprimait. 

16 – De retour à Moscou, Vadim passa une soirée de détente en compagnie de son ami Édouard Limonov, écrivain provocateur et illuminé qui venait de créer le parti national-bolchevique, agglomérant ex-trotskistes, ex-staliniens, homosexuels, punks, anarchistes, skinheads… Limonov expliqua à Vadim que son parti, au nom oxymorique, avait vocation à rassembler tous ceux qui voulaient vivre pour leurs passions et fuir la vie ennuyeuse du consommateur, l’idéal bourgeois occidental. Derrière les exagérations de Limonov, Vadim discernait une part de vérité. La Russie devait peut-être suivre son chemin plutôt que d’imiter l’occident.

17 – Une nuit, le Président convoqua Vadim. Dans son bureau, il lui rappela comment Staline réglait les problèmes, de l’accident de train à la pénurie de beurre : il arrêtait un haut responsable et lui faisait avouer un complot. Tout s’expliquait. La colère populaire avait un exutoire. Puis Poutine lui annonça qu’il avait ordonné pour le matin même l’arrestation de son ami Mikhaïl Khodorkovski. Jeter en prison l’entrepreneur le plus riche du pays présentait plusieurs avantages : faire comprendre aux oligarques que personne n’était au dessus du pouvoir, affirmer la position du Tsar et donner un exutoire à la rage du peuple russe. L’arrestation filmée de son vieux rival en amour ne suscita aucune satisfaction de la part de Vadim.

Les élections législatives qui suivirent furent triomphales pour Poutine. Il avait compris que réprimer la contestation n’était pas suffisant. Il fallait avant tout gérer la rage populaire en la dirigeant vers des responsables comme Staline avait si bien su le faire en son temps.

18 – Après l’arrestation de Khodorkovski et la réélection triomphale de Poutine en mars 2004, les intrigues de la cour prirent une importance inédite. Un plan de table, la durée d’attente à un rendez-vous, chaque détail reflétait la cote de tel ou tel courtisan. Sechine était l’un des plus en vue. Il était un silovik, un homme de la force issu des services de sécurité, chers au Tsar. Ioukos, la première entreprise russe qui appartenait à Khodorkovski, fut vendue à un congloméra dont Sechine assurait la direction. 

Poutine expliqua sa décision à Vadim : il fallait par tous les moyens reprendre le pouvoir aux oligarques qui avaient confisqué la richesse nationale. Les objectifs étaient de maintenir l’ordre, d’assurer la défense de la Russie contre ses ennemis et de rendre aux Russes leur pays en lui redonnant son prestige. Seuls les siloviks ayant sa confiance, il leur distribua des postes politiques et la direction de grandes entreprises, faisant de certains d’entre eux à la fois des ministres et des chefs d’entreprise. L’Occident ne pouvait pas comprendre : confier la défense du pays à des hommes dotés de toutes les armes pour agir sur la réalité du monde, le pouvoir, l’argent, la violence, à des hommes au caractère suffisamment fort pour être loyaux.

19 – Vadim se rendit au cap d’Antibes où Berezovsky possédait une immense propriété au goût discutable. Sa mission était de convaincre le milliardaire de profiter de son argent et d’arrêter de soutenir financièrement l’opposition ukrainienne. Mais Berezovsky invoqua la démocratie et refusa de se résoudre à abandonner toute ambition politique.

Vadim resta déjeuner avec quelques amis de Berezovsky parmi lesquels il reconnut Ksenia. La conversation ennuyeuse dériva sur l’âme russe, ses passions, son besoin de folie et l’impossibilité de l’enfermer dans une vie de chauffeur de taxi. L’attitude et les mots de Ksenia étaient empreints de ressentiment pour Vadim et le pouvoir qu’il représentait.

20 – A son retour, Vadim assista à un coup d’État en Ukraine. Jugeant illégitime l’élection à la présidence de l’Ukraine du candidat pro-russe, les Occidentaux obligèrent le pouvoir à un nouveau scrutin. Conformément à leur souhait, un président pro-occidental et prêt à faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN fut élu. En Russie, les hommes de la force mirent en place les contre-mesures habituelles pour éviter la contagion : renforcement du contrôle des médias, arrestation des agitateurs…

Vadim Baranov choisit une autre option. Il contacta Alexandre Zaldostanov, fondateur des Loups de la nuit, un groupe de motards violents. Ce colosse, ancien chirurgien esthétique de l’entourage de Limonov, avait bifurqué vers les trafics, la bagarre, l’aventure. Ses amis et lui, en vrais patriotes, portaient d’immenses tatouages de croix, de Christ-roi, de portraits de Staline… symboles hétéroclites dont le point commun était de symboliser à leurs yeux la grandeur de la Russie.

La rencontre se fit au Kremlin. Vadim expliqua à son hôte, impressionné par le décor, comment la CIA avait manipulé la jeunesse ukrainienne, rompant avec le traditionnel coup d’État par un général corrompu. Après lui avoir témoigné son admiration et le soutien du Tsar dans son action de transmission des valeurs patriotiques au sein des Loups de la nuit, Vadim proposa à Zaldostanov l’organisation d’un rassemblement de la jeunesse, un Maïdan russe avec pour valeurs cardinales la patrie et la foi.

Zaldostanov avait compris : Baranov voulait rendre toute révolution impossible. Vadim confirma : Quel besoin y a-t-il de faire la révolution si on l’incorpore au système.

21 – Baranov continua de rallier au pouvoir les forces de la colère pour rendre toute révolution impossible. Il rencontra des représentants des jeunes communistes, des ultras du Spartak, d’un mouvement de renaissance orthodoxe…tous ceux susceptibles de satisfaire la demande de sens exprimée par la jeunesse. Il écarta en revanche les technocrates, les militants gays et transgenres, les écologistes, les végans, les progressistes et… Garry Kasparov, champion du monde d’échecs reconverti en politicien de salon. Leur seule rencontre dans une soirée mondaine s’était terminée par une vive discussion, Kasparov défendant la démocratie et l’alternance politique, Vadim les traditions, reprochant à son interlocuteur de vouloir singer les Occidentaux.

22 – C’est au bar du Metropol, un grand hôtel de Moscou, que Vadim donna rendez-vous à Ksenia que la quarantaine et son indifférence paresseuse rendaient plus désirable que jamais. D’autres rencontres suivirent et, un soir, ils abordèrent le sujet du mariage. Ksenia, provocatrice, affirma que le mariage d’amour était un cliché hollywoodien, qu’un mariage durable était construit sur des bases bien plus solides et que les époux devaient chercher l’amour dans des relations extraconjugales. Pour sa part, elle avait recherché la stabilité matérielle et sociale avec Mikhaïl. Elle avait opté pour le conformisme qui permet la liberté. Vadim sous le charme d’une Ksenia rayonnante lui avoua qu’il l’aimait encore. En sortant du Metropol, dans les petites rues enneigées, leur regard se cherchaient l’un l’autre.

23 – Le Tsar eut l’idée géniale quoique brutale de recevoir la chancelière allemande Angela Merkel en présence de son labrador afin de tirer parti de sa phobie des chiens. Pendant ses premières années sur la scène internationale, il s’était plié aux conventions et avait respecté les avis des Occidentaux. Mais la situation de la Russie ne s’était pas améliorée. Alors, il avait chargé sa chienne Koni, ministre des affaires étrangères d’un jour, d’ouvrir une nouvelle posture diplomatique, celle du chaos et de l’imprévisibilité.

L’arme du chaos, que le KGB n’avais jamais utilisé, semblait la plus adaptée face aux Occidentaux qui avaient étendu l’OTAN aux pays baltes, mis un pied en Géorgie et en Ukraine et qui étaient prêts à mettre un fantoche au pouvoir en Russie si personne ne les arrêtait. 

24 – Une complicité liait Poutine et Baranov. Rien de plus. Vadim restait le conseiller du Tsar. Les amis de Poutine étaient des judokas et des espions qui avaient partagé sa jeunesse. Il le voyait de temps en temps et avait fait d’eux une noblesse d’empire et leur avait attribué des biens colossaux. 

Alors que le Tsar partageait un repas avec ses amis à Saint-Pétersbourg, il présenta à Vadim le patron du restaurant, Evgueni Prigojine, et proposa aux deux hommes de se parler. Un ordre en réalité.

Le lendemain, Prigojine passa prendre Vadim à son hôtel, destination Kamenny Ostrov où il possédait une somptueuse propriété. Ce premier contact fut l’occasion pour Prigojine d’exposer sa théorie du jeu. Pour celui qui avait été autorisé à ouvrir le premier casino de Moscou, l’esprit humain manifestait une inclinaison pour le jeu lorsqu’il était en mauvaise posture, préférant risquer la catastrophe plutôt qu’accepter ses pertes. Ainsi les régimes nazi et communiste étaient les conséquences de paris perdants de pays en crise. 

Quelques semaines plus tard, Prigojine fit visiter à Vadim son quartier général dans un immeuble banal de la banlieue de Moscou. Dans cet endroit grouillant qui ressemblait à la salle de rédaction d’un journal, Prigojine lui présenta un jeune homme qui les entretint sur la politique. Seul avec son hôte, Vadim réagit : la Russie n’avait pas besoin de tels experts, elle avait besoin d’inonder l’occident avec des influenceuses beauté, des astrologues, des spécialistes de jeux vidéo et aussi de gens capables de développer les fractures de l’Occident en soutenant sur les réseaux sociaux les antivax, les chasseurs, les écologistes, les Noirs, les suprémacistes blancs… en donnant à chacun des arguments. Mais la Russie avait aussi besoin de se faire démasquer pour montrer sa puissance car tout ce qui fait croire à la force l’augmente.

25 – Berezovsky et Vadim se voyaient de temps en temps à Londres, en vieux amis. Lors de leur dernier tête à tête, Berezovsky lui fit part de sa décision de déposer les armes, de cesser de s’opposer à Poutine. Friand d’anecdotes le milliardaire comparait sa démarche à celle de Johnny Torrio, mafieux de Chicago qui après avoir été blessé par les hommes de Capone lui abandonna ses affaires pour retourner vivre en paix en Italie. Berezovsky invita Vadim à lire une lettre pour le Tsar dans laquelle il l’implorait de le laisser rentrer finir ses jours en Russie mais, au regard de son ami, il sut que la réponse serait négative.

Deux jours plus tard Berezovsky était retrouvé pendu dans sa maison d’Ascot.

26 – Lors de l’entrevue qui suivit, Poutine joua l’innocence devant Vadim. Sous le choc de la disparition de son ami, il ne pouvait manifester son désaccord que par le silence. Puis, il fut question des Jeux Olympiques de Sotchi dont Vadim s’était vu confier l’organisation de la cérémonie d’ouverture. Il lui revenait la lourde tâche d’exhumer et de transcender la grandeur et la beauté d’une Russie qui avait été humiliée.

Les courtisans conscients que Baranov n’avait plus tout à fait la même place dans l’estime du Tsar avaient bien l’intention d’en tirer parti. Alors qu’il envisageait de faire chanter une musique des Daft Punk par le choeur de l’Armée Rouge, Sechine était intervenu auprès de Poutine : la cérémonie allait être une farce. Mais le Tsar arbitra en faveur de Baranov convaincu par ses arguments de présenter une Russie à la fois fidèle à ses traditions, moderne, à l’écoute du monde et non dépourvue d’humour.

Voyant les bonnes dispositions du Tsar à son endroit, Vadim demanda à Poutine la libération de Mikhaïl. L’homme fut libéré peu avant l’ouverture des Jeux Olympiques. Ksenia s’assura de sa bonne santé puis demanda le divorce. Vadim était heureux. Elle ne l’avait pas choisi faute de mieux, mais bien pour lui.

27 – Encore sous l’effet de l’immense succès de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques, Vadim  partit rencontrer Zaldostanov au Donbass où il avait pris part à la guerre d’indépendance soutenue par la Russie. Après un spectacle grandiose de l’ancien chirurgien dans lequel les patriotes russes écrasaient les nazis ukrainiens inféodés aux États-Unis, les deux hommes se retrouvèrent autour d’un repas improvisé. 

Zaldostanov félicita Vadim pour la naissance prochaine de sa fille, il était bien informé, puis poursuivit sur la façon dont il envisageait la fin de la guerre : soit un référendum qui validerait le rattachement du Donbass à la Russie, soit la proclamation de la république du Donbass suivie d’une reconnaissance par la Russie et les pays amis. Vadim lui fit part d’une perspective radicalement différente : la guerre ne devait pas finir car la vraie guerre était dans les esprits, à Moscou, à Kiev, à Berlin. Son objectif était le chaos en Ukraine pour montrer qu’il n’y avait rien à attendre d’une alliance avec les Occidentaux et pour les contraindre à respecter et craindre la Russie qu’ils avaient si longtemps méprisée. 

La colère s’empara alors de Zaldostanov : le sang versé par les patriotes ne servirait-il que les manœuvres des politiciens ? Il emmena Vadim sur une ruine, exhuma une poupée démembrée et parla avec émotion : ces poupées qu’on trouvait partout dans les ruines, des petites filles avaient joué avec et leur avaient donné un nom. Baranov était ébranlé. Sa conscience se réveillait. Cette poupée sortie des gravats était sa récompense pour toutes ces années au service du Tsar.

28 – À peine rentré au bureau, Vadim reçut la visite d’un Sechine radieux venu lui annoncer la nouvelle : Américains et Européens allaient publier une liste de personnalités russes interdites de séjour sur leur territoire, Baranov y figurait. Vadim cacha son émotion : qu’importait les États-Unis mais renoncer à l’Europe était un coup dur. 

Il était urgent d’improviser un voyage avec Ksenia à Stockholm, la ville qu’il voulait revoir une dernière fois. Après une nuit dans l’hôtel qu’ils affectionnaient, alors qu’ils se promenaient sur un quai longeant la mer, Vadim entendit des clapotis. Ksenia s’était déshabillée et nageait. Il la rejoignit dans l’eau glacée, admiratif de la liberté de sa compagne, cette liberté à laquelle elle avait consacré sa vie. Pour la première fois depuis qu’il était au service du Tsar, il respirait.

29 – Staline avait fait assassiner tous ceux qui avaient partagé son intimité, un sort souvent promis à ceux qui connaissent les secrets du monarque. Mais Vadim partit le premier. La cour avait l’habitude de caler ses horaires sur ceux du Tsar qui travaillait du début de l’après-midi jusqu’à l’aube. De retour de Stockholm,  Vadim avait abandonné ce rythme effréné. Poutine comprit, vexé, qu’être à son service ne suffisait plus au bonheur de son collaborateur.

Vadim considérait être toujours resté un peu à l’écart de la cour. Peut-être à cause de ses lectures. Peut-être aussi grâce aux discussions avec son grand-père qui aimait à raconter que certains loups quittaient la meute pour une vie solitaire dans la steppe et qu’ils devenaient plus forts, plus malins et plus agressifs.

Lorsque Baranov donna sa démission, le Tsar avait d’autres préoccupations. Il incarnait le pouvoir, solitaire, inflexible, distant face à des dirigeants occidentaux qui s’efforçaient de ressembler à leurs concitoyens.

30 – Dans sa maison, Baranov ne me parlait plus du Tsar mais d’avenir. La Russie avait mis en œuvre les théories politiques occidentales dans leur forme radicale : le communisme puis le libéralisme. Deux échecs. La Russie d’aujourd’hui avait besoin d’un pouvoir fort, capable d’exclure l’imprévisible et d’être sans pitié. Mais cette exigence soulève des questions : un tel pouvoir peut-il être assuré par des humains ? Des capteurs, des drones et des robots n’offriraient-ils pas de bien meilleures garanties de loyauté que des militaires  ?

Baranov souligna que la technologie actuelle avait été inventée à des fins militaires : les ordinateurs pour déchiffrer les codes nazis, Internet pour communiquer en cas de guerre nucléaire, le GPS pour localiser les troupes… Comment imaginer que de tels systèmes de contrôle servent à l’émancipation de l’humanité ? Il rappela que chacun d’entre nous avait fourni aux sociétés californiennes bien plus d’informations que ce dont le KGB avait imaginé dans ses rêves les plus fous, depuis notre position jusqu’à notre rythme de sommeil, rendant nos comportements modélisables, prévisibles. Il ne fait aucun doute que les armes des terroristes deviendront toujours plus effrayantes et que les autorités auront recours à tous les moyens de contrôles disponibles pour les contrer. Les dirigeants seront alors très vite remplacés par des machines, beaucoup plus efficaces, parfaites même. Dieu régnera enfin sur les hommes, un dieu qu’ils auront construit. Comme dans la Bible, Dieu verra tout, saura tout. La technique sera devenue métaphysique.

31 – Le récit des quinze années que Baranov avait passées au service du Tsar touchait à sa fin avec les premières lueurs de l’aurore. Une petite fille entra dans la pièce. Elle dessina, joua avec son chat. La perspective avait changé, l’entretien était fini. Vadim resta avec celle qui désormais occupait sa vie.

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