Les religions dans les sociétés : libre pratique ou libre concurrence ?

ancienneMAchineD’innombrables épisodes de l’Histoire illustrent l’hostilité entre différentes religions et l’actualité ne nous donne aucun espoir d’apaisement derrière les discours de façade. Les circonstances font évoluer les griefs et les alliances mais l’animosité perdure. Pour apaiser ces conflits la France a mis en pratique la notion originale de laïcité visant à garantir pour chacun la liberté de culte. Aujourd’hui, le résultat de ce combat engagé dès la Révolution de 1789 est contesté et semble vaciller. Essayons de comprendre ces haines religieuses qui semblent échapper à toute raison.

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Comment expliquer que des religions qui se veulent des sources de sagesse, qui prétendent inspirer l’amour entre les hommes, récompenser la bonté, l’altruisme, la miséricorde, la tolérance, suscitent de telles passions, allant jusqu’à cautionner et même organiser des meurtres de masse ? Quelle est la logique qui a conduit des rois ou des dignitaires religieux à prendre la tête d’une armée au nom de leur foi ? Comment de petites différences d’interprétation de textes qui parlent d’amour ont-elles pu conduire à la Croisade contre les Albigeois et aux Guerres de Religions ? Comment l’antisémitisme a-t-il pu se développer au sein des religions chrétiennes qui vénèrent un juif en tant que fils de Dieu ou de l’Islam qui partage avec le judaïsme une origine commune en la personne d’Abraham, le Patriarche ?

Certains louent les monarques qui ont su séparer les affaires du pays des affaires spirituelles. Ils ne font que mettre des mots sur un paradoxe sans pour autant le résoudre.

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Chaque religion est fondée sur des écrits relatant des faits inaccessibles à l’historien, faisant intervenir des puissances transcendantes, généralement personnifiées par un ou plusieurs dieux. Ces textes racontent comment certains individus choisis pour leur vertu, les prophètes, se sont vu confier par les dieux la mission de transmettre aux premiers fidèles des règles concernant différents aspects de la vie afin qu’ils les respectent et les transmettent à leur tour aux générations successives.

Les écrits fondateurs ont été, au fil de l’Histoire et selon les cas, choisis ou disqualifiés, interprétés, recopiés, parfois enrichis, toujours commentés par un clergé constitué de lettrés et d’individus charismatiques dont le rôle a été de faire vivre ces textes historiquement datés en adaptant leurs principes pour guider chaque génération de fidèles et donner un sens à leur vie.

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Les religions monothéistes issues de l’Ancien Testament ont poursuivi ce long travail de transmission, de maturation, d’enrichissement, de sélection et d’interprétation de leurs textes fondateurs. A chaque époque, les plus brillants esprits se sont attelés à cette tâche. La cohabitation de ces religions a souvent été difficile, parfois sanglante. Pourtant, leurs principes et leurs règles présentent des analogies frappantes.

Chaque religion commande invariablement l’unité absolue de la communauté autour de la croyance dans les textes fondateurs et de l’adoration de Dieu, tout puissant, terrible, vengeur, aimant et miséricordieux à la fois. A cette exigence d’unité de la communauté s’ajoute celle de travailler à sa pérennité et à son renforcement. Pour atteindre ces objectifs, des règles s’imposent aux fidèles :

  • des rites, des fêtes et des rassemblements périodiques pour écouter le prêtre interpréter des épisodes des textes saints et en tirer des leçons pour la conduite de chacun. Ces moments forts doivent se vivre collectivement. Chacun doit manifester de façon visible de ses coreligionnaires son attachement à la communauté. Il n’est pas question de cheminer seul, au risque de s’égarer. Malheur au mécréant, à l’hérétique, au schismatique, à l’apostat qui portent atteinte à l’unité de la communauté. Si la crainte du courroux divin ne suffit pas à les faire revenir dans le droit chemin, ils seront, selon les cas et les époques, tués ou exclus de la communauté. Celui qui cesse de croire a l’obligation de garder le silence,

  • la loyauté qui se traduit par l’interdiction de tuer, de voler, de mentir, de convoiter la femme mariée à un autre. Ces règles permettent d’éliminer les causes de graves discordes susceptibles de porter atteinte à l’unité de la communauté.

  • l’obligation de porter assistance à ceux qui sont en situation précaires ou périlleuse, qui se traduit par l’organisation de l’aumône, d’une police et d’une armée,

  • la fondation d’une famille stable et la constitution d’une descendance nombreuse, éduquée dans la religion. L’adultère susceptible de faire naître des enfants en dehors d’une cellule familiale indispensable à une éducation religieuse est proscrit de même que le divorce et les pratiques sexuelles telles que l’homosexualité qui ne permettent pas la procréation et donnent l’exemple d’une sexualité qui ne vise que le plaisir sans rien apporter à la communauté,

  • parfois le prosélytisme qui permet d’augmenter le nombre des fidèles. Les religions chrétiennes et musulmane ont toujours été prosélytes. Le judaïsme le fut à certaines périodes et dans certains lieux, notamment au VIIIe siècle, entre la mer Noire et la mer Caspienne, lors de la conversion du royaume Khazar.

Pour chacune de ces religions, ces règles ne s’appliquent qu’au sein de la communauté des fidèles. L’Ancien Testament et le Coran sont remplis de récits sanglants tels que celui de la conquête du pays de Canaan par les Hébreux ou des batailles victorieuses des Musulmans conduits par Mahomet, à commencer par celle de Badr. Le Tu ne tueras point des Tables de la Loi n’a de sens qu’entre les fidèles. Confirmant les récits mythologiques, l’Histoire montrent également qu’il est parfaitement licite et même obligatoire de défendre sa religion et de chercher à augmenter son influence, au besoin par la violence, le chantage, le mensonge, le vol, le meurtre.

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Ainsi, chaque religion présente deux aspects :

  • une croyance en un dieu et dans des récits mythologiques fondateurs qualifiés de sacrés,
  • une communauté de fidèles soudée par des règles de vie.

Les prêtres assurent le lien entre ces deux faces de cette même pièce. Ils interprètent les volontés de la divinité consignée dans les textes sacrés et guident les fidèles pour que la communauté traverse les siècles en se renforçant, parfois aux dépends d’autres religions, sans être, elle-même, ni absorbée ni détruite.

Le fidèle ordinaire quant à lui a reçu une éducation religieuse sommaire durant son enfance. Qu’en reste-t-il à l’âge adulte ? Quelques anecdotes, quelques personnage marquants, mais surtout un sentiment d’appartenance à la communauté qui le reconnait comme l’un de ses membres et un attachement aux principes, aux règles et aux rites qui la définissent et garantissent son unité et sa pérennité, en particulier le respect de la parole du prêtre. Quand les mythes fondateurs se sont estompés, demeure le souci de la communauté.

Ainsi, lorsque la coexistence de plusieurs religions produit des tensions, l’enjeu concerne l’avenir des communautés de fidèles, leur pérennité, leur influence, leur puissance, pas la véracité des récits qui leur ont donné naissance. S’ils sont évoqués, ils ne servent que de prétexte pour qualifier les ennemis de mécréants, d’infidèles ou d’hérétiques. Si la situation dégénère et que survient un conflit ouvert, tout est permis. Qu’importe les règles de bienveillance fondées sur les textes sacrés, elles ne s’appliquent qu’aux relations entre fidèles.

C’est donc naïvement que nous nous posons des questions telles que pourquoi diable des gens qui ont le même Dieu se font-ils la guerre ? ou Pourquoi n’arrivent-on pas à tolérer toutes les croyances ? Ni le dieu vénéré, ni le message spirituel des religions impliquées n’ont de rapport avec le conflit. Des communautés religieuses se font la guerre parce qu’elles veulent perdurer, se renforcer ou devenir hégémonique.

Ainsi, les rois ou les responsables religieux ont pris les armes pour défendre et renforcer la communauté. La croisade contre les Albigeois était destinée à anéantir un courant de pensée chrétien susceptible de diviser et d’affaiblir la communauté catholique. L’enjeu des guerres de Religions était de limiter les dégâts du schisme de la Réforme et de faire en sorte que les catholiques conservent le pouvoir en France. L’antisémitisme est issu du ressentiment de certains chrétiens et de certains musulmans face au refus de la communauté juive de rallier la leur.

Chaque fois, il s’agit de maintenir la communauté unie, de garantir sa pérennité et de la renforcer.

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En France, la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État assure à chacun la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes. La liberté est toujours plus difficile à organiser que la contrainte et le maintien d’un équilibre instable requiert beaucoup d’énergie. L’État a désormais la lourde tâche d’apaiser les tensions religieuses en veillant à ce qu’aucune communauté ne puisse contester la légitimité d’une autre à exercer son culte ni la liberté de quiconque à n’en pratiquer aucun.

Pour conduire à bien cette mission l’État doit être le garant impartial de l’application des lois votées démocratiquement. Cela suppose de réduire les religions à des croyances dépouillées de toute ambition politique en laissant libre cours aux règles liées à la pratique du culte, telles que le respect des jours de fêtes ou des habitudes alimentaires…  et en interdisant toute initiative politique visant à contrevenir aux lois ou à imposer des règles de vie non validées par le processus démocratique.

Mais le tri entre des règles est difficile à faire. Les religions ont depuis longtemps compris l’intérêt de la dualité croyance-communauté qui permet de masquer derrière la liberté de croyance des positions contraires aux principes de notre démocratie. Les musulmans favorables au port de l’hidjab ou du niqab réfutent qu’il s’agisse d’un acte militant qui contrevient aux principes constitutionnels de laïcité et d’égalité entre les hommes et les femmes. Ils préfèrent décrire cette pratique comme un acte de foi qui relève de la liberté individuelle de chaque femme. Les catholiques partisans de l’exposition de crèches dans les bâtiments publics au moment de Noël réfutent qu’il s’agisse d’un acte militant contrevenant au principe constitutionnel de laïcité, allant vers un retour de l’association de l’État et de l’Église catholique et visant à exclure ceux qui ne partagent pas leur foi. Ils préfèrent affirmer que rappeler les racines chrétiennes de la France redonne à la fête un sens spirituel. A chaque fois la dualité est exploitée.

Que penser sur cette question de la liberté individuelle ? Comme souvent, son invocation masque un préjudice. Il ne s’agit pas d’un choix innocent qui ne nuirait à personne. Déroger aux principes de la laïcité ou de l’égalité entre les hommes et les femmes qui émanent de notre constitution au nom d’une prétendue liberté de conscience conduit à affaiblir voire faire disparaitre ces principes et à en priver le reste de la population.

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Le chemin a été long pour arriver à cette liberté de conscience qui nous parait dans la France d’aujourd’hui aller de soi. Pour ne pas voir se rallumer la violence entre les communautés religieuses, il est indispensable que l’État conserve son autorité politique et son impartialité vis-à-vis des religions, en ne tolérant pas d’autres lois que celles de la République, en les faisant respecter dans tout l’espace publique. En particulier il doit veiller à ce que l’invocation d’une croyance ou de la liberté individuelle ne serve pas de sauf-conduit pour les transgresser. S’il manquait à sa mission, la compétition sanglante serait relancée pour déterminer quelle communauté religieuse gouvernerait la France.

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