Le Mythe de Sisyphe – Albert Camus

Essai sur l’absurde

Camus_Harcourt_1945UN RAISONNEMENT ABSURDE

L’absurde et le suicide – Le suicide est la question fondamentale de la philosophie, celle qui engage plus que toutes les autres, la seule pour laquelle un homme est susceptible de mourir. Se suicider c’est avouer que la vie ne vaut pas d’être vécue, reconnaitre l’absence de sens à notre agitation quotidienne, de nos habitudes, c’est éprouver le sentiment de l’absurdité. Mais quand l’esprit aspire au néant le corps s’y refuse et rares sont ceux qui vont au bout de leur logique. Les autres choisissent l’esquive c’est-à-dire l’espoir d’un idéal qui transcende la vie. Le suicide et l’espoir sont-ils les seules réponses au sentiment de l’absurde dans ces confins de l’esprit où la logique et l’objectivité ne font plus la loi ?

Les murs absurdes – La seule méthode permettant de saisir le sentiment de l’absurdité est de détecter ses symptômes visibles en surface. La prise de conscience de l’absurde débute par la lassitude d’une vie répétitive et machinale, par l’horreur que l’on éprouve à se sentir transporté par le temps vers une fin certaine, par le constat que le monde qui nous entoure, ses pierres, ses paysages, n’ont aucun sens si ce n’est celui que nous leur donnons, par un corps devenu inerte qui témoigne de l’inutilité d’une destinée. 

Les limites de notre logique, l’espoir toujours déçu de la compréhension du monde dans son unité, le décalage entre les idées auxquelles nous voulons croire et ce que nous savons, toutes ces choses vouent notre pensée à l’échec. La vraie connaissance est à jamais inaccessible. Chacun de nous ne peut être assuré que de son existence et de celle du monde qu’il éprouve. Ni la science qui prétend enseigner mais dont les conclusions sont incertaines et incomplètes, ni la contemplation, certaine mais vide d’enseignements, ne peuvent assouvir notre soif de connaissance unifiée du monde, indispensable au bonheur. Cette opposition entre le désir de connaissance et l’inintelligibilité du monde, qui lie l’homme et le monde, est absurde.

La prise de conscience de l’absurde a éloigné la pensée contemporaine de la raison. Heidegger pointe le souci qui nait de la vision fugace d’une existence humiliée par l’absurde et qui devient angoisse en s’installant dans la conscience jusqu’à la mort. Jaspers, sans illusion, distingue l’échec de l’esprit dans toute l’histoire de la pensée. Chestov, constatant que le rationalisme se heurte toujours à l’irrationnel, s’intéresse à la révolte que suscite cet échec. Kierkegaard vit l’absurde qui traverse son oeuvre et jouit de ses douloureuses contradictions. Enfin Husserl et les phénoménologues, abandonnant le projet d’unifier le monde, fixent leur pensée sur chaque phénomène. Penser devient réapprendre à voir. 

Les méthodes diffèrent mais la conclusion est identique : la raison est impuissante. L’absurde nait de l’espoir suscité par la raison qui se heurte à un monde irrationnel.

Le suicide philosophique – Avant d’aborder ses conséquences, tentons de définir la notion d’absurde par l’analyse directe. Un homme innocent dira que l’accusation dont il fait l’objet est absurde. Une démonstration par l’absurde consiste à comparer à la réalité les conséquences d’une hypothèse supposée provisoirement vraie. L’absurdité nait d’une comparaison. Je suis donc fondé à dire que le sentiment de l’absurdité ne nait pas du simple examen d’un fait ou d’une impression mais qu’il jaillit de la comparaison entre un état de fait et une certaine réalité, entre une action et le monde qui la dépasse. L’absurde est essentiellement un divorce. Il n’est ni dans l’un ni dans l’autre des éléments comparés. Il naît de leur confrontation. Ainsi l’absurde unit l’homme et le monde dans lequel il évolue. Il s’arrête avec la mort et n’existe pas hors du monde. Résultat d’un espoir toujours déçu, il n’existe qu’à condition de ne pas capituler en renonçant à l’espoir. L’absurde n’a de sens que dans la mesure où l’on n’y consent pas. 

L’homme qui a découvert l’absurde semble contraint de vivre dans la nostalgie d’une inaccessible compréhension unifiée du monde. Les philosophies existentielles tentent de composer avec cette humiliation de l’esprit en divinisant l’absurde. Ainsi Jaspers voit l’existence de Dieu dans l’effort vain de la pensée à comprendre un monde qui lui est inaccessible. La transcendance tient lieu de consolation de l’esprit humilié. Chestov critique la raison au profit de l’irrationnel et identifie l’absurde à Dieu, une source d’espoir qu’il faut chercher à connaître. Kierkegaard reprend la proposition d’Ignace de Loyola du Sacrifice de l’intellect. En ne reconnaissant pas l’absurde, il continue à croire que la vie a un sens et évite ainsi le désespoir. 

Ces pensées partent du constat de l’inintelligibilité du monde et lui trouvent une profondeur en renonçant au guide de la raison. Elles font disparaitre l’espoir de connaissance qui est l’un des deux termes de l’opposition qui constitue l’absurde. Cela correspond à ce qu’on peut appeler un suicide philosophique.

Il faut ici aborder la position de Husserl. La phénoménologie propose de fixer sa conscience sur chaque objet sans vouloir hiérarchiser, expliquer ou unifier. La méthode n’est modeste qu’en apparence puisqu’elle prétend découvrir ainsi l’essence de chaque chose examinée. Husserl parle d’essences extra-temporelles. Dans ce qu’il appelle l’univers concret, il introduit des essences formelles, relevant de la logique, et des essences matérielles, relevant de la science. Platon n’est pas loin. L’homme absurde ne suit pas. 

Les penseurs existentiels comme les tenants de la phénoménologie font un saut qui leur permettent d’échapper à l’inconfort de l’absurde : ils invoquent un éternel, les uns au titre d’une raison humiliée, les autres à celui d’une raison triomphante. L’homme absurde refuse cette esquive. Mais quelles sont les  conséquences à tirer de l’absurde ? Vivre dans un monde déraisonnable ou le quitter, la question reste intacte.

La liberté absurde – Certaines voix qualifient de péché d’orgueil le refus obstiné de capituler dans la volonté de connaitre un monde tout en le sachant inaccessible. Mais l’homme absurde est incapable de concevoir la notion de péché, d’enfer ou de paradis. Ainsi, ce qu’il exige de lui-même, c’est de vivre seulement avec ce qu’il sait, de s’arranger de ce qui est et ne rien faire intervenir qui ne soit certain. Trois conséquences peuvent à présent être tirées de la notion d’absurde.

Née de la confrontation de la pensée humaine avec le monde, la révolte est l’une des seules positions philosophiques cohérente face à l’absurde. Cette révolte n’est que la conscience d’un destin écrasant, moins la résignation qui devrait l’accompagner. Au contraire, le suicide est une fausse réponse. Il fait retourner l’homme au néant alors que sa grandeur consiste dans une quête sans répit et sans espoir, dans le combat entre son intelligence et la réalité.

Une deuxième conséquence de la notion d’absurde est la liberté. Non pas la liberté ontologique de l’homme dont on ne peut rien dire mais la liberté d’esprit et d’action. Croire que la vie a un sens, un but, limite la liberté aux actions qui permettent d’atteindre ce but. La conscience de l’absurde permet de réaliser que tout se borne à la mort et invite à concentrer son attention sur la vie. Cette invitation est une libération. Désormais, pour une durée limitée, l’individu est éveillé et tire ses forces de son refus d’espérer.

Enfin, le consentement à l’absurde conduit à nier tout sens à la vie et à la légitimité de nos préférences. Pour l’homme absurde, toutes les expériences se valent. Ce qui est important n’est pas la qualité de ces expériences mais leur quantité, la durée de vie passée dans la  révolte, à jouir de sa liberté d’action.

Ainsi, en choisissant la révolte au suicide, l’homme absurde accepte d’affronter des difficultés, de rester dans la nuit, pas celle qui nait volontairement en fermant les yeux mais celle de l’esprit lucide qui, armé de la lumière de l’intelligence, livre un combat inégal.

L’HOMME ABSURDE

Qu’est-ce que l’homme absurde ? Celui qui, sans le nier, ne fait rien pour l’éternel. Non que la nostalgie lui soit étrangère. Mais il lui préfère son courage et son raisonnement. Le premier lui apprend à vivre sans appel et se suffire de ce qu’il a, le second l’instruit de ses limites. Assuré de sa liberté à terme, de sa révolte sans avenir et de sa conscience périssable, l’homme absurde poursuit son aventure dans le temps de sa vie.

L’homme absurde vivant hors de Dieu n’a pas de morale donnée, ce qui ne signifie pas qu’il ne s’interdise rien. Il est innocent et juge les remords inutiles. Il est néanmoins responsable de ses actes et prêt à en assumer les conséquences. Voici quelques exemples d’hommes absurdes, exemples ne signifiant pas exemples à suivre.

Le don juanisme – Contrairement à ce qui est couramment affirmé, Don Juan se donne pleinement dans chacune de ses relations. Pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup ? Mais il sait que l’espoir d’un amour éternel est vain et que le même mot amour désigne pour chaque individu une réalité différente et singulière. En homme absurde, lucide et libre, face à l’impossibilité d’unifier l’expérience amoureuse et de connaître le Grand Amour, il veut en vivre le plus grand nombre possible, préférant la quantité à la qualité. Sa mort surnaturelle est peu crédible. Plutôt que châtié par la statue du Commandeur, personnification de la morale éternelle, mieux vaut l’imaginer finir ses jours dans une cellule de moine à contempler la terre aride de l’Espagne où il se reconnait.

La comédie – Tous les artistes et toutes les œuvres sont voués à l’oubli, mais l’acteur est celui dont les créations sont les plus périssables. Il enchaine d’innombrables rôles, explore et condense en quelques heures des vies grandioses avec son seul corps et sa seule voix. Descendu des planches, son travail n’existe plus que dans la mémoire du public dont le jugement est sans appel. Son monde est celui de l’apparence et de l’éphémère, mais il comprend comme personne les personnages qu’il incarne et certains l’habiteront longtemps. Jadis, il sacrifiait l’éternel au périssable en acceptant l’excommunication. Comment l’Église pourrait-elle admettre une vie si contraire à son enseignement qui invite chacun à atteindre l’éternel en ne vivant que sa propre vie ? Qu’il en soit ou non conscient, le destin du comédien est absurde. 

La conquête – Les conquérants sont sans illusion. La puissance du conquérant moderne ne se mesure pas à l’étendue des territoires soumis mais à la conscience qu’il a de ses limites, à son âpreté au combat, à sa capacité à porter haut sa révolte, à éclairer de son intelligence la condition humaine. Son réconfort, il le trouve dans ce qui lui est accessible, ce sur quoi son action a de la prise et lui donne un degré de liberté : les relations humaines. Il tire sa force, et parfois une certaine pitié pour lui même, de la conscience qu’il a de l’injustice qu’est la mort. Contrairement aux églises religieuses et politiques, il sait que rien ne dure.

Tous ces personnages caractéristiques, choisis pour donner chair au concept d’absurde, sont privés d’espoir mais pour autant ne désespèrent pas. Leur objectif n’est pas d’être meilleurs mais conséquents. Au delà de ces exemples, l’absurde est accessible à tous.

LA CRÉATION ABSURDE

Philosophie et roman – L’artiste qui prend conscience de l’absurde et de ses propres limites marque un temps d’arrêt puis décide d’explorer, d’agrandir, d’enrichir le monde à sa portée. La joie absurde par excellence, c’est la création. Créer, c’est vivre deux fois.

Le philosophe et l’artiste font face aux mêmes contradictions et partagent la même angoisse. Seuls leurs moyens diffèrent. L’œuvre absurde est celle d’un artiste lucide qui ne veut rien montrer d’autre que le monde réel, sans espoir. L’artiste absurde ne cherche pas à traduire toute son expérience dans une prétention à l’éternel. Il se contente d’une partie de son vécu, de ses émotions et de sa réflexion. L’œuvre absurde illustre le renoncement de la pensée à ses prestiges et sa résignation à n’être plus que l’intelligence qui met en œuvre les apparences et couvre d’images ce qui n’a pas de raison. Si le monde était clair, l’art ne serait pas.

Ces affirmations sont évidentes pour les arts plastiques ou la musique dont les supports appartiennent à l’univers humain. Qu’en est-il du roman ? L’opposition entre philosophie et roman n’est qu’apparente. Le penseur et le romancier créent un monde avec ses personnages et ses idées. Leurs œuvres sont des confessions indissociables de leurs auteurs. Le grand romancier, conscient de l’impossibilité d’expliquer, exprime sa philosophie par l’image qu’il fait coïncider avec la vie.

Conserver la conscience de l’absurde et sa révolte est difficile tant la tentation est grande d’oublier l’une ou l’autre au profit de l’illusion et de l’espoir.

Kirilov – Dans toute son œuvre, Dostoïevski pose la question philosophique du sens de la vie. En tant qu’artiste, il l’illustre. Dans Les Possédés, Kirilov, persuadé que Dieu est nécessaire mais qu’il n’existe pas, défend le suicide logique selon le raisonnement suivant : Si Dieu n’existe pas, Kirilov est dieu ; Si Dieu n’existe pas, Kirilov doit se tuer ; Kirilov doit donc se tuer pour être dieu. Comment comprendre ce raisonnement absurde à partir de ce qu’en dit l’intéressé ? Il s’agit d’une affirmation de liberté totale dans un monde qui n’est programmé par personne et où tout dépend de nous. En ce sens, Kirilov est dieu. Son suicide n’est pas un renoncement mais une preuve de sa liberté et de sa révolte pour que les hommes prennent conscience de leur liberté. Il ne s’agit pas d’un renoncement mais d’un suicide absurde.

Mais après avoir si bien posé le problème de l’absurde dans son oeuvre littéraire, Dostoïevski fait marche arrière. Dans le Journal d’un écrivain il déclare : Si la foi en l’immortalité est si nécessaire à l’être humain (que sans elle il en vienne à se tuer) c’est donc qu’elle est l’état normal de l’humanité. Puisqu’il en est ainsi, l’immortalité de l’âme existe sans aucun doute. En affirmant l’existence d’une vie future, Dostoïevski renonce explicitement à l’absurde et prend place parmi les écrivains existentiels.

La création sans lendemain – L’absurde est une ascèse exigeante pour le créateur. Il doit rester conscient que ses œuvres sont sans avenir dans un monde sans espoir. Chacune d’elles est un acte de révolte voué au néant. La principale valeur d’une grande œuvre tient peut-être à la volonté admirable de l’artiste de créer dans une démarche qu’il sait sans lendemain. L’artiste absurde ne veut pas démontrer ni unifier par des idées. Il sait au contraire que la diversité est le lieu de l’art. La création absurde doit, comme la pensée absurde, se fonder sur la révolte et la liberté. Conscient de l’inutilité de ses œuvres comme de toute vie individuelle, libéré des promesses d’une autre vie et des fables divines, l’artiste agit dans un monde où tout est à sa portée.

Le mythe de Sisyphe – Pour s’être plusieurs fois opposé à la volonté des dieux, pour les avoir trahis et pour s’être soustrait temporairement à la mort, Sisyphe fut condamné à pousser éternellement un énorme rocher en haut d’une montagne avant de le voir redescendre, puis à le faire rouler à nouveau vers le sommet. Son mépris des dieux, sa liberté, sa haine de la mort, sa passion pour la vie font de Sisyphe un héros absurde. On l’imagine, chaque fois qu’il descend chercher son rocher au bas de la pente, songer aux limites de son monde et à l’absurdité de sa condition toute humaine et sans dieu. Son destin est cette lutte physique contre la pesanteur. Il sait qu’il n’y échappera pas et l’accepte. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

5 réflexions sur “Le Mythe de Sisyphe – Albert Camus

    • Merci pour votre commentaire. Pour Camus le monde n’est pas absurde mais inintelligible par l’homme. L’absurde est purement humain. Il nait du combat sans espoir que livre l’homme pour comprendre un monde qui lui est à jamais inaccessible.

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    • Petit ajout de dernière minute : Camus désigne par « homme absurde » celui qui a pris conscience de ce combat et qui le livre tout en le sachant sans espoir. Il ne renonce pas en inventant un dieu ou en se suicidant. Il choisit la révolte et agit pour habiter entièrement le monde qui lui est donné en multipliant ses experiences de vie.

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  1. De nos jours, le comédien a laissé la place à l’acteur dont la finalité est le divertissement. Sa « raison d’être » est désormais relayée par toutes les copies qui ont fixé ses actes dans un projet voulu par une équipe de réalisation. L’absurde ne me paraît plus correspondre à ce métier qui ne propose que des possibles dont chacun est visionnable à l’infini… Depuis Camus le monde a beaucoup changé et le caractère figé des modèles qu’il a étudiés me paraît faire de sa philosophie une des formes de la pensée humaine parmi d’autres. La charge de Sisyphe ayant muté, ne lui arrive-t-il pas de stationner plus longtemps entre ses étapes ? Je ne suis pas assez cultivée en philo pour en débattre mais j’ai apprécié d’y songer après lecture de cet article.
    Et donc merci pour cet article de référence que je relirai avec profit.

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    • Merci pour ce commentaire. Il reste encore à mon avis des acteurs qui s’investissent dans les rôles et qui habitent leurs personnages que ce soit au théâtre ou dans les films. Camus ce place du côté du comédien de théâtre qui vit une autre vie pendant les quelques heures de représentation. L’important à retenir de ce qu’il dit me parait être de multplier les expériences de vie, de privilégier la quantité sur la qualité ce qui peut paraître surprenant. Les exemples qu’il donne, le conquérant, le comédien ou Don Juan ne sont pas exhaustifs et peuvent être complétés selon l’époque.
      Ce qui me parait menacer le plus la démarche qu’il propose est l’intelligence artificielle. Avec elle, le public disposera d’oeuvres dans tous les domaines, théâtre, cinema, musique, peinture… sans personne derrière, de créations sans créateur. L’IA aura pris notre place comme le decrit Yuval Harari dans Homo Deus. Désolé de plomber l’ambiance un dimanche matin. Bonne journée à vous.

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