L’étrange défaite – Marc Bloch

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Marc Bloch (1886 – 1944)

L’étrange défaite est un témoignage de ce que fut la défaite de l’armée française de 1940, en seulement 38 jours, du 10 mai au 17 juin. Témoignage aurait dû être le titre de l’ouvrage, écrit dans la Creuse, entre Guéret et Fougères, de juillet à septembre 1940, s’il n’avait déjà été celui d’un autre texte.

Résistant, fusillé le 16 juin 1944, Marc Bloch ne connaitra pas la victoire à laquelle il n’a jamais cessé de croire depuis 1940.

I. Présentation du témoin – Comme il se doit pour un témoignage, Marc Bloch se présente, sans forfanterie ni fausse modestie, pour légitimer sa déposition : français, alsacien, juif non pratiquant, ne revendiquant son origine qu’en présence d’antisémites ; père de six enfants, issu d’une famille de patriotes, son arrière-grand-père et son père combattirent dans les rangs de l’armée française en 1793 et 1870 ; ancien combattant de la Première guerre mondiale, décoré de La Croix de guerre avec quatre citations, Marc Bloch acquit une large connaissance de l’organisation de l’armée française en gravissant la hiérarchie militaire, de sergent d’infanterie en 1914 à capitaine adjoint au chef de corps en 1918 ; absorbé par son travail d’historien pendant l’entre-deux-guerres, il n’effectua pas de périodes à l’Ecole de Guerre, ce qui lui valut d’être toujours capitaine en 1939, lorsqu’il demanda son maintien en activité malgré son âge et sa situation de famille.

Entre sa mobilisation, le 24 août 1939 et le début des combats le 10 mai 1940, Marc Bloch occupa, de l’Alsace à la Picardie, différents postes d’états-majors, aussi ennuyeux qu’inutiles, où il fut principalement chargé de la gestion des carburants. Après l’attaque allemande son unité se déplaça de Valenciennes à Douai, à Lens et à Attiches au sud de Lille. Il fallait tenter d’incendier les dépôts de carburants avant que l’ennemi s’en empare. Puis, l’heure arriva de rallier Dunkerque où Marc Bloch parvint à faire embarquer ses hommes pour l’Angleterre. Peu après, il partit pour Douvres et gagna Plymouth en train d’où un bateau le ramena à Cherbourg pour continuer le combat. Enfin, c’est à Rennes que, le 18 juin 1940, il apprit la fin des combats.

II. Déposition d’un vaincu – Le commandement français rejeta la responsabilité du désastre sur le régime parlementaire, la troupe, la 5e colonne… L’historien doit s’intéresser aux hommes, à ceux qui ont commis des erreurs, à ceux qui n’ont pas su être des chefs de guerre, à ceux qui se sont repliés avec soulagement, mais aussi à ceux qui ont attendu l’ennemi pour le combattre, promis à la mort ou à la captivité.

Une croyance attribue aux officiers d’état-major un certain dédain envers ceux de la troupe. Il s’agit en réalité d’un manque d’imagination et de réalisme : les officiers d’état-major mesurent mal l’impact sur le moral des soldats d’une flèche tracée sur une carte. Une énergie précieuse fut gaspillée dans les déplacements de troupes qui précédèrent l’offensive allemande. Une permutation régulière d’une partie des officiers d’état-major et des officiers de la troupe aurait été utile. Mais les généraux détestant changer de collaborateurs, une cristallisation des cadres s’était installée avant le début des hostilités.

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La défaite française fut avant tout intellectuelle. L’erreur majeure du commandement français fut de sous estimer la vitesse des déplacements ennemis, de ne pas avoir compris que les distances ne se mesuraient plus en kilomètres mais en heures. 

Après les percées allemandes facilitées par des erreurs stratégiques incompréhensibles du général Billotte, l’armée française, surprise par la rapidité du déplacement de l’ennemi, sous-estima une seconde fois sa vitesse : les troupes rescapées des campagnes du Nord et des Flandres furent regroupées à  seulement 150 km du front, près d’Évreux et de Caen. Pour que l’opération eût une chance de succès, elle aurait dû s’opérer sur la Charente ou la Gironde. Puis, le commandement décida de défendre la Bretagne en déployant l’armée qui s’était repliée de Normandie, sur toute la largeur de la péninsule, selon une ligne facilement franchissable, plutôt que de concentrer nos forces aux noeuds routiers stratégiques où devaient passer les convois ennemis. 

Dans leur offensive, les Allemands n’avaient pas négligé l’aspect psychologique. Le bruit strident de leurs avions en piquant sur les convois, s’ajoutant aux vibrations et aux dégâts des explosions sur les corps, étaient impossibles à oublier alors que le nombre de victimes de ces raids était relativement modéré.

Nous avons manqué de chars et d’avions parce que nous avons mis toutes nos ressources dans le béton, dans des blockhaus et dans une ligne Maginot trop courte à l’ouest. Face aux Allemands mobiles et puissamment armés, les généraux français ont opposé une stratégie statique héritée de la Première guerre mondiale.

Pendant ce temps, les états-majors français se complaisaient dans la paperasserie et les tâches administratives occupant des officiers qui auraient été plus utiles sur le front. L’ordre dans la tenue des documents qui faisait la fierté du commandement conduisait au désordre dans la dynamique de l’action : les soldats manquaient d’équipements adaptés ; les informations circulaient mal ; la position de nos troupes était connue de façon approximative ; la liste des mesures rédigées avant les combats pour faire face aux différentes situations était extrêmement complexe ; les ordres étaient ralentis par les nombreux échelons hiérarchiques.

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Les relations avec les Anglais furent difficiles. L’anglophobie héritée de l’Histoire fut ravivée par plusieurs épisodes. Tout d’abord, avant le début des hostilités, les soldats anglais se comportaient parfois sur notre sol comme dans leurs colonies, se servant dans les fermes, sans considération pour la population. Après l’encerclement, la priorité qu’ils donnèrent à leurs troupes sur les plages des Flandres pour s’embarquer et quitter le continent s’ajouta aux griefs. Enfin, alors qu’il avait donné son accord, le refus du commandement anglais de participer à la tentative de désencerclement des troupes des Flandres constitua un point noir dans nos relations. Mais ces reproches masquaient mal les erreurs de l’armée française. Les Anglais n’avaient pas voulu prendre part à la contre offensive des Flandres parce que la lenteur de nos troupes condamnait d’avance l’opération. Et comment les blâmer d’avoir voulu conserver leur armée pour la suite de la guerre et d’avoir assuré son retour au pays quitte à ralentir le repli des Français.

La communication entre les armées françaises et anglaises souffrit de son organisation : les forces anglaises ne devaient recevoir d’ordres que du Grand Quartier Général français. Lorsque celui-ci disparut après la percée allemande, l’armée anglaise se retrouva sous son propre commandement, sans avoir de comptes à rendre aux forces françaises encore actives. Derrière la parfaite politesse des contacts, la méfiance réciproque conduisit au chacun pour soi. L’armée française n’avait pas mesuré l’importance de contacts fréquents et amicaux entre des hommes qui se connaissent bien et se font confiance.

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Le renseignement français connut de graves dysfonctionnement : les différents services étaient cloisonnés, entretenant le culte du secret et se faisant concurrence, sans souci d’efficacité. Par crainte de prendre la responsabilité d’une hypothèse erronée, les informations n’étaient pas filtrées, mises en perspective, ni interprétées, mais communiquées telles quelles au commandement de l’armée qui devait lui même faire le tri.

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Le fonctionnement du commandement de l’armée française laissait entrevoir le désastre. Certains officiers qui avaient fait carrière en temps de paix se montrèrent incapables de commander une fois les hostilités engagées, en proie à la peur de prendre une décision ou basculant d’un côté ou de l’autre du subtil équilibre entre autorité et humanité. La concurrence à laquelle se livraient les différents organes de commandement, les strates hiérarchiques que devaient traverser chaque ordre jusqu’aux exécutants et le mépris des états-majors pour ces derniers ajoutaient à l’inefficacité de l’organisation. Enfin, la création en 1939 des grades de général de corps d’armée et de général d’armée ne fit qu’affermir un peu plus la position à la tête de l’armée de ses plus vieux cadres.

Le 26 mai 1940, alors que rien n’était encore perdu, Marc Bloch entendit involontairement le général Blanchard, commandant de la 1e armée, déclarer à un haut gradé qu’il n’identifia pas Je vois très bien une double capitulation. Une autre fois, un subalterne interpela le même général par ces mots Faites ce que vous voulez mon général, mais faites quelque chose.

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Enfin, notre préparation stratégique s’est révélée particulièrement inadaptée. À l’École de guerre, d’anciens officiers de la Première guerre mondiale enseignaient des stratégies dépassées. Leurs esprits vieillissants, remplis de leurs glorieux faits d’armes, n’étaient pas capables de comprendre la guerre moderne. Le commandement de la Première guerre mondiale, formé par l’étude des campagnes de Napoléon, avait pu faire évoluer ses conceptions durant les quatre années de guerre. En 1940, la défaite fut trop rapide pour permettre une quelconque évolution de la stratégie. Il est regrettable que nous n’ayons tiré aucune leçon des moyens utilisés par l’Allemagne pour envahir la Pologne avant l’offensive du 10 mai 1940.

III. Examen de conscience d’un français

Après le témoignage du soldat, l’examen de conscience du Français s’impose, par soucis d’équité, sans complaisance ni facilité, un exercice de vérité difficile.

Lors de la Première guerre mondiale, le territoire était divisé en bandes, séparant l’arrière de l’avant, selon une gradation progressive des risques, conduisant les combattants les plus exposés à éprouver du ressentiment pour ceux restés à l’abri. En 1940, cette distinction avait disparu. Dans ce conflit de mouvement, les avions ennemis lâchaient leurs bombes loin du front, sur des militaires comme sur des civils,   laissant le souvenir insupportable d’enfants dans des villages bombardés.

Mais alors que l’enfance doit être à tout prix protégée, chaque adulte, homme ou femme, se doit défendre le pays. Les seuls motifs d’exemption valables devraient être le manque de force physique et, pour les femmes, la nécessité de s’occuper de leurs jeunes enfants. Or, une faiblesse collective s’empara de la population. Les villes de plus de 20 000 habitants se déclarèrent ouvertes pour protéger leur monuments. Les Allemands prirent ainsi Nantes sans combattre alors que des soldats français mouraient à Saumur sur la Loire ; au moment de l’offensive allemande, la classe 1940 venait à peine d’être mobilisée et n’avait pas été formée ; beaucoup de français en âge de combattre mais non mobilisés fuirent l’avancée allemande. Ainsi, la protection du patrimoine architectural, le souvenir des souffrances de la Première guerre et le refus de nouveaux sacrifices prévalurent sur notre liberté, notre culture et notre équilibre moral. Il est sûr, en tout cas, qu’à nos dirigeants et, sans doute, à nos classes dirigeantes, quelque chose a manqué de l’implacable héroïsme de la patrie en danger.

Cet effondrement moral est à chercher dans le climat de la France de l’avant-guerre. 

Les ouvriers et à leur tête les syndicats, continuant à défendre légitimement leurs intérêts et à vouloir vendre au plus haut prix leur force de travail, ne mesurèrent pas le danger de l’idéologie nazie, contraire à leurs valeurs, qui s’était emparée de l’Allemagne et qui les menaçait en même temps que le pays tout entier. Les dirigeants syndicaux, plus attachés à la lettre qu’à l’esprit du marxisme, ne comprenaient pas que sans renier l’esprit de classe, leur intérêt moral et matériel était la victoire sur le nazisme qui allait tout leur prendre. Certains opportunistes, parmi les figures du monde ouvrier, rallièrent même sans vergogne, le camp de ceux qui voulaient livrer le pays aux Allemands.

Les journaux donnaient aux français des informations partielles et partiales, reflétant le manque de curiosité de la bourgeoisie qui, apathique, se complaisait dans la nostalgie de la vie de ce qu’elle prenait pour la France de toujours, celle des champs et des petits bourgs alors que l’industrie allemande bourdonnait, produisant des armes modernes et puissantes.

La classe politique participa activement au désastre. Après avoir manifesté sa germanophobie, la droite française avait milité pour la soumission à l’Allemagne. Les communistes s’obstinaient à tout juger à l’aune de l’œuvre d’un penseur du XIXe siècle, convaincus que des théories élaborées par Marx à partir de la société de 1860 pouvaient avoir gardé leur pertinence en 1940. Ils avaient oublié la phrase de Condorcet Ni la Constitution française, ni même la Déclaration des Droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et croire.

L’enseignement français, contrairement à celui dispensé outre Manche, faisait bien peu de place à la pratique, à l’observation, à l’expérience concrète, toutes choses pourtant précieuses pour développer la curiosité chez l’élève devenu adulte. L’enseignement de l’histoire quant à lui se contentait d’effleurer le passé proche interdisant toute analyse de la situation de l’Europe. Ainsi, l’école ne visait plus l’édification de citoyens capables de comprendre le présent éclairés par leur connaissance du passé.

Les dirigeants français avaient pour objectif, au moyen d’accords souvent contre nature, d’accéder au pouvoir, non de mettre en œuvre du programme pour lequel ils avaient été élus. Les hauts fonctionnaires, tous issus de la bourgeoisie et des mêmes écoles, méprisant l’esprit démocratique, devaient leur avancement non à leur clairvoyance mais au bon vouloir de leurs aînés qui distinguaient parmi eux les plus conformistes et les moins novateurs. Face à cet esprit tourné vers le passé, le régime nazi avait mis à la tête de l’Allemagne des hommes à l’esprit frais qui comprenaient le monde de leur époque.

Dans la France d’avant-guerre, la bourgeoisie avait accédé au pouvoir grâce à la démocratie. Mais le monde ouvrier qui l’avait aidée à s’imposer face à la noblesse et à la grande bourgeoisie, exigeait désormais de meilleurs conditions de vie. Elle fut saisie d’effroi lors de l’arrivée au pouvoir du Front Populaire et le pays se fissura profondément. Condamnant sans distinction  les dirigeants politiques et le peuple qui les avait élus, désespérant de la nation tout entière, la bourgeoisie française qui composait l’essentiel des officiers de réserve, des grands corps d’État et des patrons d’industries, manqua d’enthousiasme pour défendre la France. 

Les militaires partageaient cette vision, non par attachement au capitalisme mais suite à un malentendu qui prospérait depuis l’Affaire Dreyfus, le mythe d’une gauche antimilitariste et irrespectueuse de l’autorité. La capitulation leur apparut ainsi, sinon souhaitable, du moins comme un châtiment logique et mérité.

La génération de l’entre-deux-guerres, Marc Bloch s’y inclut, a mauvaise conscience. Elle a cru que le Traité de Versailles scellerait définitivement le destin de l’Allemagne. Elle savait pourtant, en son for intérieur, que son sursaut était inéluctable. Par son refus de tout dialogue avec des hommes pacifiques, elle porte une responsabilité dans l’avènement du nazisme. Après 1918, chaque français est retourné à son travail quotidien, refusant de voir le danger, convaincu de son impuissance individuelle, bon ouvrier mais mauvais citoyen.

Aujourd’hui, l’espoir demeure, le peuple français n’a pas perdu son ressort. Il réussira à vaincre le nazisme, tôt ou tard. Il appartiendra aux jeunes de reconstruire un pays moderne et libre, sans renier son passé ni son histoire, non pas en spéculant sur les vices des hommes comme l’a déclaré Hitler, mais en se fondant sur la vertu héritée de l’esprit de la Révolution. 

3 réflexions sur “L’étrange défaite – Marc Bloch

  1. Merci pour ce beau résumé qui m’a donné envie de me plonger dans la biographie de Marc Bloch,je ne la connaissais pas vraiment.Quelle lucidité dans son analyse de la défaite alors qu’elle est tout juste consommée !…On comprends mieux le combat de certains pour le voir rejoindre Jean Moulin au Panthéon.
    Bien Amicalement

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    • Bonjour Alain. Merci pour ce commentaire. En effet Marc Bloch porte un regard lucide sur la situation. Dans la troisième partie du livre on est surpris de constater que ce qu’il décrit est très proche de la situation actuelle.
      Bien amicalement

      J’aime

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