Les enfants gâtés
Une anthropologie au coin de ma rue.
Les anthropologues d’hier ont observé certaines peuplades sur des terres lointaines, désignées comme sauvages, parce que le sauvage c’est toujours l’autre. Réalisons ce même travail sur ces nouveaux sauvages que sont les citadins occidentaux, à partir d’un échantillon de 750 individus appartenant aux classes moyennes ou supérieures, français, canadiens, suisses, italiens hollandais, allemands, espagnols, de 18 à 75 ans, déclarant être sensibles au développement personnel, à l’écologie, à la cause animale, à la justice sociale, des personnes affirmant avoir changé en conséquence leur façon de consommation, de se distraire, de s’alimenter. Mais quelles sont vraiment les motivations de ces changements ? Dépassent-ils le discours ? Ceux qui aime parler de la tolérance de façon décontractée et conviviale dans des lieux à la mode n’appartiendraient-ils pas à une même classe avec ses codes et ses usages ? La culture de la socio-éco-responsabilité ne serait-elle pas destinée à la reproduction des élites ?
Les enfants gâtés – Première partie – Bienvenue en créatocratie
Les nouveaux sauvages et la créatocratie
– Les nouveaux sauvages constituent une oligarchie fréquentant des quartiers agréables, souvent gentrifiés. Ils pratiquent des rites qu’on peut qualifier de primordiaux, c’est à dire qu’ils sont seuls à pouvoir pratiquer en raison notamment de leurs coûts, et des rites secondaires dans le cadre desquels ils font part au reste de la population de leur valeurs et de leur vision du monde. Ces rites secondaires sont l’occasion de critiquer la consommation traditionnelle et d’affirmer que consommer est possible mais dans le cadre d’un capitalisme responsable.
Les nouveaux sauvages habitent un pays sans frontière incluant l’Amérique du Nord, l’Asie et l’Europe : la créatocratie. Ce néologisme désigne un système dans lequel le pouvoir est entre les mains de ceux qui créent et contrôlent la culture. La culture créatocratique qu’ils imposent a pour valeurs suprêmes la justice sociale, l’égalité des genres, l’écologie et une consommation éco-responsable. Tels des disciples d’une religion, les nouveaux sauvages imposent leurs dogmes au reste de la population, notamment aux classes moyennes. Ces dogmes reposent sur la pensée magique de l’énergie, c’est à dire la promesse que la technologie nous fournira toute l’énergie dont nous aurons besoin. Cette pensée magique élude les conséquences écologiques et humaines des technologies utilisées pour produire cette énergie.
L’objectif de ces nouveaux sauvages dont l’empreinte carbone est 10 fois supérieure à celle du reste de la population, est de ne pas changer leur style de vie. Ils continuent à consommer, mais en achetant des produits bio ou des vêtements d’occasion. Ils parlent d’un capitalisme responsable, d’une économie verte. Ils font la promotion des énergies renouvelables, des véhicules électriques et de la bio-agriculture. Le dogme du capitalisme responsable est un nouvel obscurantisme à vocation hégémonique. La majorité de la population y croit et il est difficile de le remettre en cause.
Quelques voix discordantes se font aussi entendre. Certains nouveaux sauvages sont convaincus que l’intelligence artificielle fournira des solutions à nos problèmes. D’autre pensent que l’effondrement des sociétés consuméristes est souhaitable et sera une occasion de découvrir de nouvelles façons de vivre. Les nouveaux sauvages comptent aussi des militants, écologistes, végans, féministes… qui malgré un discours hétérodoxe restent suffisamment proche du groupe pour ne pas en être exclus.
Les nouveaux sauvages, tenants du capitalisme responsable, sont divisés en trois catégories hiérarchiques :
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les créateurs : les savants, entrepreneurs, artistes… qui élaborent les idées,
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les vulgarisateurs : les journalistes qui les rendent accessibles,
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la catégorie inférieure constituée principalement d’ingénieurs ambitieux.
L’atout principal de cette élite culturelle est d’avoir accès aux médias pour diffuser leurs idées.
Pour donner une légitimité au capitalisme responsable, les nouveaux sauvages agissent pour moraliser le capitalisme par des actions telles que le boycott de produits réalisés dans des conditions jugées non responsables. Satisfaits, ils se détournent du même coup des conséquences humaines et environnementales du mode de vie occidental. Leur objectif est en fin de compte d’imposer le capitalisme responsable comme solution à tous nos maux afin de consolider l’ordre social actuel.
L’émergence d’ethnies culturelles
Pour parvenir à leurs fins, les nouveaux sauvages imposent différentes cultures dont le point commun est la socio-éco-responsabilité. La société, jadis divisée en classes sociales, est aujourd’hui segmentée en figures sociales dont l’émergence correspond à un événement précis comme Les Gilets jaunes apparus avec la hausse de la taxe sur les carburants. Le culturel a remplacé le matériel. Les classes sociales ont fait place à des ethnies culturelles qui partagent un récit et des comportements.
Les nouveaux sauvages sont désormais les classes supérieures de quatre ethnies couvrant un large spectre de la population, héritières de la contre-culture hippie des années 1960, 1970. En prônant l’écologie, l’anti-racisme ou la non-violence, les nouveaux sauvages comptent bien conserver leur position dominante. On distingue ainsi :
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L’ethnie bobo – bourgeois bohème – rassemblant des individus aux contours économiques flous, urbains, idéalistes, arrogants et sensibles à l’écologie. Ils trient leurs déchets, limitent leur consommation de protéines animales, mangent bio, privilégient les circuits courts et excellent dans le greenwashing.
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L’ethnie normcore – normal hardcore – formée d’individus se distinguant en mettant en scène leur volonté de se fondre dans la masse. Ils se détachent faussement des biens matériels. Portant des vêtements sobres et basiques mais de marques prestigieuses, ils pratiquent une sobriété ostensible.
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L’ethnie boubour – bourgeois bourrin – dont le portait robot est un homme blanc cis-genre issu d’une classe sociale supérieure et branchée, s’opposant à l’idéal bobo de justice sociale, de mixité et de protection de l’environnement. Ils s’opposent aux excès des luttes féministes et de la socio-éco-responsabilité. Ils écoutent Gims, mangent de la viande et roulent en SUV.
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L’ethnie hipster – dérivé de hepcat, personne branchée dans l’argot du jazz new-yorkais – regroupant des jeunes urbains aux goûts emprunts de second degré, étrangers au débat politique et qui s’affirment à contre courant de la culture de masse en s’appropriant des marqueurs culturels d’autres groupes.
Les hipsters et les bobos ont un temps servi de bouc émissaires dans la société. On a reproché aux premiers leur style faussement cool et leur amour de l’argent et aux seconds la gentrification de certains quartiers conduisant à la mise à distance de leurs habitants historiques. Mais l’opposition à ces deux ethnies n’a visé que leur aspect visible, laissant s’installer les nouvelles façons de consommer du capitalisme responsable présenté comme la panacée et maintenant les nouveaux sauvages à leur place dominante.
L’ingénierie sociale de la créatocratie
Pour imposer leur dogme, les nouveaux sauvages utilise une stratégie efficace : ils créent de l’insécurité émotionnelle par un flot ininterrompu d’informations sur l’urgence climatique, la montée des extrêmes politiques, les inégalités dans le monde… et répondent au besoin de sécurité ainsi produit par le capitalisme responsable. Désormais, plutôt que de moins consommer, il s’agit de substituer l’hyperconsommation responsable à la surconsommation.
Cette propagande soumet les comportements individuels au jugement populaire de telle sorte que s’écarter du modèle de la bonne personne devient difficile. Ce contrôle social s’appuie sur la promesse d’un avenir radieux fondé sur la foi dans la capacité du modèle collaboratif à changer le monde et dans la croyance que la technologie permettra à chacun d’atteindre la transcendance permise par l’accès aux flux de données.
La population des sociétés individualistes est tiraillée entre le désir d’épanouissement personnel et la peur de l’apocalypse due au réchauffement climatique, à la fin des démocraties, aux risques de 3e Guerre mondiale…Les nouveaux sauvages peuvent compter sur le sens que chacun a de ses intérêts pour imposer leur idéologie.
Cette idéologie a pour fondement la pensée magique de l’énergie, le refus d’une alternative au capitalisme, la culpabilisation de l’esprit critique qualifié de complotiste, la fiction mobilisatrice d’agir pour les générations futures. Elle établit une mise en scène : chacun devient un héros-consommateur et les nouveaux sauvages s’affirment comme les porte-paroles du peuple. Enfin, elle s’inscrit dans un contexte de renoncement aux libertés et à la consommation traditionnelle pour atteindre un nouvel âge d’or. L’idéologie du capitalisme responsable ouvre une ère socio-éco-responsable de soumission librement consentie. Il s’agit désormais de changer le monde au prix du moindre effort, par la consommation.
Les enfants gâtés – Deuxième partie – La culture de l’inventivité
La magie de la créativité
La pensée magique de l’énergie rend possible la vie moderne et l’utilisation d’objets technologiques. Ces objets jouent le rôle d’organes supplémentaires. Ils nous font oublier nos angoisses. En leur attribuant tacitement une conscience, nous glissons ainsi vers une sorte d’animisme industriel. Des apéros Skype au télétravail, la compagnie des écrans permet dans une certaine mesure de tromper sa solitude et de penser, à tort, limiter son empreinte écologique.
Dans cette nouvelle société qui se dessine, le lien social est redéfini. Il intègre le troc des codes d’accès aux plateformes de streaming permettant de meubler notre solitude à regarder des séries, tous les mêmes séries, pour être seul mais ensemble. Le lien social se nourrit des valeurs diffusées par ces séries et en premier lieu celles du capitalisme responsable.
En créatocratie, l’esprit qui anime et unit les individus de la société, le Mana en termes anthropologiques, est la consommation. Elle possède ses icônes : les top modèles et créateurs, ses temples : les commerces en vogue, ses rites : les soldes et événements commerciaux.
Le mana de la consommation est forgé par :
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le génie fiction véhiculé par les séries télévisées qui diffusent des points de vue, des valeurs et des interrogations sur la vie quotidienne,
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le génie consommateur, qui se traduit notamment dans le design thinking, une réflexion en commun des acteurs de la production, selon des rituels bien définis. L’objectif est de prendre en compte l’expression du consommateur, jouant le rôle de génie tutélaire, pour répondre au mieux à ses attentes, notamment d’ordre environnemental, tout en optimisant la rentabilité.
Qu’importe la réalité, qu’importe que la fable élaborée soit fondée sur la pensée magique de l’énergie, l’important est que producteurs et consommateurs se persuadent qu’ils agissent pour le bien de la planète.
Le bonheur de l’enfant gâté
En créatocratie, l’injonction de consommer est transmise de l’oligarchie aux nouveaux sauvages qui la relaient au reste de la population dans ce qui s’apparente à un système techno-féodal. Chacun est invité à faire usage de sa créativité, qualité considérée comme universelle, garante du bonheur individuel. Les sentiments négatifs tels que la colère ou l’envie témoignent d’un refus d’utiliser sa créativité et deviennent honteux. Ce dogme induit que tout le monde peut s’adapter, que les inégalités n’ont pas d’importance et que l’échec ne doit pas donner lieu à une réaction négative.
Le prestige et la place de chaque individu dans la société étaient jusque là déterminés par ce qu’il est convenu d’appeler son capital symbolique. Ils vont désormais dépendre de son capital responsable, de cette sous-catégorie du capital symbolique qui traduit le degré d’engagement de l’individu par rapport aux valeurs du capitalisme responsable au travers de sa façon de consommer des biens et des services.
Les nouveaux sauvages, en tant que représentants de la créatocratie, doivent pratiquer l’avant-gardisme pour conserver leur position sociale. Ils doivent apporter des objets totalement nouveaux adaptés aux tensions créées par l’opposition entre désir de consommer et urgence climatique. Ces solutions seront adoptées par certains individus disposant de moyens suffisants pour changer leur mode de vie en continuant à consommer, ravis d’être des gens bien, à leurs propres yeux comme à ceux de leurs contemporains.
Ces individus, qui représentent aujourd’hui l’essentiel des classes moyennes et supérieures occidentales, peuvent être désignés par l’expression enfants gâtés. Ils ne s’intéressent pas au bien fondé des fables auxquelles ils veulent croire, construites sur la pensée magique de l’énergie. Leur droit à consommer est un acquis non négociable. Leur engagement de façade cache la seule cause qui les mobilise : leur bonheur.
Pour que le bonheur de l’enfant gâté soit complet, le conte merveilleux auquel il croit va le transformer en héros de sa quête d’éco-responsabilité. La publicité va fournir le discours qu’il attend pour lui ôter toute culpabilité. Étape après étape, le consommateur n’ayant au départ qu’une conscience limitée du problème écologique changera son comportement pour atteindre la sérénité procurée par la conviction d’être devenu un consommateur éco-responsable, un héros du quotidien, quelqu’un pour qui consommer est un acte politique, la manifestation d’un engagement envers la planète.
Les nouvelles égéries du banal
Le dogme de la créatocratie comprend un niveau axiologique constitué d’un système de valeurs, un niveau narratif et un niveau esthétique avec ses codes visuels. Après avoir traité des deux premiers niveaux, abordons le niveau esthétique.
Le luxe est un segment de la consommation qui s’adapte toujours à son époque, ce qui rend son étude instructive. En créatocratie, le luxe a su devenir éco-responsable et cool. Ses codes ont évolué et ses produits ont convergé avec le style de la rue. Les rappeurs sont devenus des nouveaux sauvages depuis ces trente dernières années, imposant leur style vestimentaire. L’alliance urban-casual-street-leisure-sportwear, jean, baskets T-shirt et pull à capuche constitue désormais la base de l’uniforme des nouveaux sauvages devenus les nouvelles égéries du banal. Cette mode accessible qui estompe les frontières sociales d’hier, ce luxe cool éco-responsable, a diffusé au sein des enfants gâtés qui s’en sont approprié les codes.
Répondant à cette attente, les marques se positionnent aujourd’hui dans un plan défini par deux axes :
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les extrémités que relie le premier sont, d’un côté, l’authentique, l’intériorisation des valeurs, de l’autre, l’étique, le lien avec les autres et le soucis de l’environnement,
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les extrémités que relie le second sont, d’un côté, le storytelling, le conservatisme, de l’autre, le coolisme, le renoncement à l’ego.
Le choix des marques de vêtements, positionnées sur ce plan, définit une identité culturelle, non plus sociale.
La bulle culturelle du coolisme authentique a pour totem la doudoune Quechua de Décathlon. Véhiculant les valeurs de sport et de confort à la portée de tous, elle est particulièrement appréciée par les ethnies bobo et normcore. Le rappeur Jul la porte régulièrement dans ces apparitions. De l’autre côté du plan, le polo Lacoste est emblématique du storytelling éthique. Fabriqué en France, durable, de réputation solide, en coton, bénéficiant d’une image éco-responsable, transmis de parent à enfant, le polo Lacoste peut être porté aussi bien par Jacques Chirac que par Booba. Un autre phénomène constaté notamment au sein de l’ethnie normcore est l’effacement de la distinction entre le féminin et le masculin avec l’appropriation par des hommes du maquillage et d’accessoires initialement destinés au femmes.
En créatocratie, tout change pour que rien ne change. Les nouvelles représentations du luxe éco-responsable permettent aux enfants gâtés de continuer à consommer, convaincus que leur mode de vie est durable.
Les enfants gâtés – Troisième partie – Le faux pacte des enfants gâtés
La guerre culturelle des mots
En créatocratie, l’oligarchie politico-économique parvient à rendre acceptable, voire vertueux, ce qui hier était impensable : économiser l’énergie, porter des vêtements de seconde main…Pour réaliser ce tour de force, les communicants ont changé le sens des mots. Comme dans le roman 1984 de George Orwell, ils ont créé une novlangue rendant difficile l’expression des pensées dissidentes. Comment s’opposer à l’hyperconsommation devenue consommation responsable ? Diffusée par les nouveaux sauvages, cette novlangue fait l’apologie des valeurs du capitalisme responsable : la liberté individuelle, la propriété privée, l’insécurité sociale, le marché. Ainsi, en créatocratie :
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le capital humain devient synonyme de créativité alors qu’il était un mot déshumanisant désignant la production potentielle d’une personne,
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la liberté tolère voire plébiscite l’autoritarisme destiné à imposer des dogmes sensés défendre le bien de tous et des générations futures. L’obligation vaccinale pendant la crise sanitaire en est un exemple,
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la flexibilité devient une qualité nécessaire à la réussite et n’est plus une réaction à l’instabilité structurelle du capitalisme et à son caractère inflexible,
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le frugalisme désigne le fait d’accumuler sans se priver et de placer suffisamment d’argent pour prendre sa retraite avant 40 ans. Le frugaliste n’est plus celui qui fait preuve de tempérance mais la version moderne du rentier du XXe siècle, un nouveau héros du capitalisme responsable.
Après une crise économique, sanitaire, environnementale, l’équilibre retrouvé conduit à une nouvelle normalité dans la société. Pour l’oligarchie ce new normal désigne les ajustements nécessaires à la stabilité du système. Pour la population, il désigne des changements de mode de vie rendus nécessaires par la nouvelle situation. La novlangue est faite pour les présenter comme des avancées sociétales, non comme des régressions culturelles.
Le rêve est la réalité de l’involution culturelle
Les enfants gâtés ont passé un pacte tacite avec l’oligarchie : changer de mode de vie contre la reconnaissance de leur moralité. Pourtant, ces changements n’ont pas l’effet escompté. Par exemple, on prend moins les transports en commun pour amortir sa voiture électrique, la lutte pour l’équité des genres conduit à des oppositions violentes parmi ses militants voire à d’autres formes de discriminations, la défense de la dignité animale conduit à des dérives… Les moralités proposées sont des moralités utopiques qui masquent les contradictions entre les discours et les pratiques. Le pacte est un faux pacte destiné à préserver le capitalisme sous la forme de capitalisme responsable.
Pour persuader les enfants gâtés qu’ils participent à des changements culturels positifs de la société, la créatocratie a élaboré un récit affirmant que chacun peut devenir un héros s’il fait usage de créativité. Il sera selon les circonstances héros-consommateur, héros-entrepreneur, héros frugaliste, héros-artiste.
Les DAN, Disney, Amazon, Netflix, jouent un rôle majeur dans la diffusion de ce récit. Elles ont en particulier fait émerger dans leurs productions le héros-artiste qui correspond exactement aux attentes de l’oligarchie politico-économique : créatif avant tout, il ne distingue pas vie privée et vie professionnelle, travaille dur sans craindre la précarité et fait preuve de sensibilité à l’égard des minorités.
Netflix, pour sa part, s’est approprié les luttes contemporaines comme l’égalité des genres pour produire des fictions destinées à faire primer les émotions du spectateur sur sa réflexion, estompant les frontières entre rêve, fiction et réalité. Dans les productions originales de Netflix, le populiste incarne le mal opposé au progrès qui correspond au wokisme et à la cancel culture, érigés en valeurs apolitiques. La justice sociale, thème fédérateur, est utilisée pour promouvoir le vivre ensemble à l’ère du numérique et de la surveillance. La technologie, malgré des dérives possibles, est présentée comme le moyen d’identifier et d’exclure les mauvais sujets, comme la garante d’une vie paisible au pris de quelques restrictions de liberté.
Ces fables politiques diffusées sur les plateformes de streaming agissent dans plusieurs directions : elles confirment le spectateur dans ses convictions, ses valeurs et ses revendications, le familiarise avec les dérives autoritaires de la technologie afin d’exorciser ses peurs et enfin valorisent les univers virtuels pour les rendre désirables. Les chaînes d’information en continu et les talk shows agissent de la même façon. Elles font la promotions des valeurs progressistes et apportent des justifications aux dérives autoritaires.
La science fiction et le capitalisme ont un point commun essentiel : tous deux sont tournés vers le futur, l’un sur le plan de l’innovation technologique, l’autre sur le plan financier. Leur convergence permet d’entretenir la croyance qu’il est permis de continuer à consommer car la technologie règlera tous les problèmes.
La culture politique du divertissement
Les innovations technologiques et culturelles apparues entre 1995 et 2015 ont changé notre quotidien : les smartphones ont inondé la société, de nouveaux médias sont apparus et la culture s’est appauvrie. À la télévision, les chaînes d’actualités en continu diffusent des contenus simplifiés à outrance. Information et divertissement ont convergé, donnant naissance à l’infotainment. Les émissions présentées avec humour par des journalistes sympathiques sont devenues des vecteurs de choix pour diffuser les idées du capitalisme responsable et il est très difficile de contredire le camp du bien. Cette exclusion des idées divergentes explique en partie l’apparition de mouvements populistes.
Le divertissement a pris une telle importance en créatocratie que les campagnes électorales sont élaborées sur le modèle d’une série Netflix, avec un storytelling incluant des annonces, des phrases chocs, des provocations, des meeting en hologramme avec des expériences immersives.
Après avoir détourné l’utopie numérique égalitaire héritière des idéaux hippies des années 1970, l’oligarchie politico-économique pratique la stratégie du choc pour parvenir à ses fins. Cette technique de communication consiste à présenter une situation catastrophique et à profiter de l’état de sidération de la population pour faire passer ses discours et proposer à chacun d’être un acteur du changement nécessaire au salut de tous.
Le film de Netflix Don’t Look Up : Déni cosmique illustre l’appropriation de la stratégie du choc par l’industrie du divertissement. Le film met en scène des politiques qui refusent de voir les conséquences apocalyptiques de la collision prochaine de la Terre avec une météorite, dénonçant ainsi la cécité des dirigeants mondiaux face à la catastrophe climatique qui s’annonce. Peu après la sortie du film, une communauté nommée Count us in s’est créée sur Internet, à laquelle Netflix s’est associée, avec pour objectif de faire pression sur les gouvernements pour qu’ils agissent contre le changement climatique. Reprenant des éléments esthétiques du film, le site Internet de la communauté invitait chacun de ses membres à agir à son échelle et mettait à disposition des outils de communication et d’évaluation de son impact environnemental. Ce film et la mobilisation qui a suivi, organisée par un acteur majeur du divertissement qui en a tiré profit, est un exemple à l’échelle mondiale de l’hypocrisie créatocratique.
Le traitement d’une question de société majeure en mélangeant politique, fiction et divertissement relègue les enjeux au rang de scénario et affaiblit le débat.
Enfin, les nouveaux sauvages qui possèdent les codes de la créatocratie sont passés maîtres dans le mélange de l’information et de la publicité pour permettre aux firmes de répondre aux nouvelles exigences des enfants gâtés : développer des solutions prêtes à penser et prêtes à consommer. En intervenant sur des médias de niche, diffusant généralement sur Internet, ils influencent et orientent les enfants gâtés vers les produits correspondant à une consommation qualifiée de responsable.
Dans un contexte d’incertitude créé par la crise éco-environnementale, les nouveaux sauvages occupent une place stratégique. En maîtrisant la chaîne de la consommation, de la conception jusque’à la réception des produits, ils ont la garantie de conserver un rôle majeur dans l’univers du capitalisme responsable.
Conclusion
L’ouvrage est une photographie de la société. Il ne cherche ni à moraliser, ni à stigmatiser quiconque. Il analyse la façon dont les élites cherchent à conserver leur position privilégiée dans un contexte de transition socio-éco-environnementale grâce au mythe du capitalisme responsable. Ce mythe qui affirme que la pérennité de notre façon de vivre est garantie par les progrès technologiques et une énergie abondante permet la cohésion sociale et culturelle de la population. Pourtant, cet alibi du capitalisme ne vise qu’à satisfaire l’oligarchie politico-économique, les nouveaux sauvages et les enfants gâtés, soit environ 25 % de la population occidentale.
Notre société ne sera bientôt plus un endroit où il fait bon vivre si nous ne cherchons pas rapidement un autre modèle que celui du capitalisme. La communauté et l’autogestion pourraient constituer des pistes de réflexion. Les chasseurs cueilleurs d’Amazonie pourraient également nous servir de modèles et nous montrer la voie vers une société dans laquelle l’abondance ne donne pas lieu à l’accumulation mais à la sobriété.