
Hermann Hesse
Préface de l’éditeur – Cet ouvrage contient les carnets laissés par Harry Haller, homme proche de la cinquantaine, qui loua un logement chez ma tante voici quelques années. Après une impression défavorable, j’eus l’occasion de mieux le connaitre, en visitant, en son absence, son logement rempli de livres et de bouteilles vides, au cours de discussions et lorsqu’il m’accompagna à la conférence d’un spécialiste de l’histoire de la philosophie.
D’un regard, il exprima son profond dédain pour l’orateur prétentieux et insipide, dont les simagrées excluaient toute quête de sublime et d’éternité. J’éprouve aujourd’hui de la sympathie et de la compassion pour cet homme, qui se surnommait lui-même le Loup des steppes, perdu dans une époque si éloignée de ses aspirations. Son séjour chez ma tante continue à me tourmenter.
Les carnets de Harry Haller, réservés aux insensés – La journée s’était écoulée sans joie ni peine. Elle pourrait paraître agréable à celui qui a connu l’enfer mais, bien que j’ai passé ma vie entière dans des maisons de rapport confortables, la paisible vie bourgeoise et son optimisme me sont insupportables.
J’aimais les soirées d’hiver solitaires à marcher dans les rues, sous la pluie. Aujourd’hui, les émotions sont rares et de courte durée. Je ne goûte pas les moments que la multitude considère joyeux, rythmés par des musiques bruyantes. J’aspire au contraire à vivre ces moments d’élévation de l’âme qui existent dans la littérature. Je suis vraiment un loup des steppes.
Une flânerie me conduisit dans un quartier désert que j’affectionnais. Sur un mur en crépis verdâtre que j’aimais à contempler, j’aperçus une vieille porte en bois fraichement repeinte que je n’avais jamais remarquée auparavant. Des lettres lumineuses, au dessus de la porte annonçaient : Théâtre magique – Tout le monde n’est pas autorisé à entrer – Tout le monde n’est pas autorisé, tandis que sur l’asphalte elles formaient la phrase : Réservé aux insensés.
Transi de froid mais heureux, je retournai dans un quartier où régnait une agitation habituelle et dont les murs étaient tapissés d’affiches pour des spectacles populaires sans intérêt pour moi. Qu’importe, mon âme avait goûté au plaisir subtil de retrouver le sillon doré. J’entrai dans un café où je n’avais pas mis les pieds depuis plusieurs années : même patronne, mêmes clients aux mêmes places. Dégustant une tranche de foie et un vin simple sans arômes tapageurs, je songeait que seul un loup des steppes, un animal égaré incapable de comprendre le monde qui l’entourait pouvait apprécier un vieux mur dans une rue sombre et humide, j’éprouvais l’envie délicate d’écouter quelques pièces de Mozart et de Haendel dans un salon Louis XVI.
Sur le chemin du retour, j’aperçus un homme chargé d’un éventaire, portant une pancarte sur laquelle était inscrit : Soirée Anarchiste ! Théâtre magique ! Tout le monde n’est pas autorisé à entrer. Je manifestai mon désir de lui acheter quelque chose et il me donna un livre tiré de son éventaire avant d’entrer dans un bâtiment et de disparaître derrière une porte cochère. Chez moi, je lus d’une traite ce volume intitulé Traité sur le Loup des steppes. Tout le monde n’est pas autorisé à lire – Réservé aux insensés.
Traité sur le Loup des steppes – Il était une fois un homme doté d’un esprit vif qui s’appelait Harry, surnommé le Loup des steppes. Pour une raison inconnue cohabitaient en lui un loup et un homme, dualité conflictuelle le condamnant à la solitude. Ceux qui appréciaient une des deux faces fuyaient en découvrant l’autre. Profondément malheureux, le Loup des steppes connaissait pourtant de rares moments de joie intense, à l’instar de certains artistes qui, pendant d’éphémères extases, s’affranchissent de leur destinée et créent des oeuvres éternelles. Douloureuse le matin, sa vie s’intensifiait pour atteindre sa plénitude le soir. Ce rythme expliquait son amour de la liberté et son horreur pour la vie de salarié ou de caserne.
La première caractéristique du Loup des steppes était la solitude consécutive à sa volonté de liberté, excluant toute amitié profonde et toute possibilité de partager sa vie avec quelqu’un. La seconde, était son tempérament suicidaire. Sans nécessairement attenter à ses jours, le suicidaire vit dans un équilibre instable à la merci d’une poussée extérieure ou d’une faiblesse intérieure. Harry considérait le suicide comme une porte de sortie. Il avait décidé de s’autoriser ce recours à l’âge de cinquante ans. De ce pacte intérieur, il avait fait une force : vivre avec la promesse que les périodes difficiles ne dureraient que quelques années.
Le refus de la bourgeoisie, bien qu’il en fût issu et qu’il vécût confortablement, constituait une tension intérieure permanente. La vie bourgeoise est un mode de protection contre deux types de renoncement à soi : celui que constitue le cheminement vers la sainteté et celui auquel conduit la débauche et le martyr des sens. Le bourgeois choisit la tiédeur et la sécurité à la ferveur et à l’intensité. Les loups des steppes, qui rejettent ces valeurs sans jamais avoir le courage de s’en éloigner, ont permis à la bourgeoisie, malgré ses faiblesses, de traverser les époques. Intelligents, indépendants, l’infortune et l’adversité qu’ils subissent néanmoins leur permettent de développer leurs talents et leur créativité, renforçant ce monde bourgeois qui, en retour, honore leur fécondité. Entravés dans leur quête de sublime, il ne reste aux loups des steppes que l’univers de l’humour. Harry, archétype des loups des steppes, découvrira cette issue en rencontrant les Immortels ou dans un de nos théâtres magiques.
Enfin, Harry se livre à une tragique simplification en croyant que cohabitent en lui un homme et un loup. La personnalité de chaque homme est constituée non de deux, mais de multiples moi. Son existence oscille entre d’innombrables oppositions. Seuls les esprits géniaux en sont conscients alors que l’homme du commun croit que l’unité du corps implique l’unité de l’esprit.
Harry ne fait que pressentir que l’homme n’est pas une créature stable, achevée, mais une passerelle entre la nature et l’esprit, Dieu. La notion d’être humain n’est qu’une convention bourgeoise, un compromis entre notre mère, la nature mauvaise, et notre père, l’esprit ennuyeux. Le bourgeois accepte les personnalités exceptionnelles, il leur permet d’arriver au pouvoir et prend toujours parti pour le vainqueur du moment.
Harry pressent le chemin qu’ont suivi les Immortels, mais il n’est pas prêt aux sacrifices, à la solitude et parfois au bannissement qu’il exige. Il reste accroché à son moi bourgeois. Il vénère certains Immortels comme Mozart, mais il attribue sa perfection à son génie, non à son épanouissement en tant qu’homme, par son dévouement, par l’acceptation d’une solitude extrême et par le renoncement aux idéaux bourgeois.
Harry voudrait résoudre ce qu’il voit comme sa dualité intérieure et être soit un homme soit un loup, en quête de simplicité à l’image de ceux qui veulent redevenir enfant. Mais ni le loup, ni l’homme ni l’enfant ne sont des êtres simples et ingénus. Retrouver l’état originel, fusionner avec Dieu, nécessite d’avancer, d’augmenter la complexité de son être, de devenir un humain et, comme Bouddha, d’embrasser l’intégralité du monde.
Il est regrettable qu’un homme aussi intelligent que le Loup des steppes ait recours à l’argument de la dualité intérieure qui n’est qu’un subterfuge pour échapper à la conscience de la complexité de son être, à la connaissance des autres animaux qui l’habitent, de l’oiseau de paradis au dragon. Quel dommage de voir un tel homme être lâchement attaché à l’univers bourgeois et renoncer à cultiver la plus grande partie de son âme, pour suivre le chemin des Immortels.
Retour aux carnets de Harry Haller – Après la lecture de la brochure je parcourus un poème écrit quelques semaines plus tôt exprimant le désir du loup en moi de dévorer un chevreuil ou un lièvre.
Ces deux lectures successives me firent prendre conscience de la nécessité d’une nouvelle métamorphose. J’avais déjà traversé de tels effondrements lorsque je perdis mon statut de bourgeois, lorsque ma femme, souffrant d’une maladie mentale me chassa ou lorsqu’après avoir retrouvé un équilibre dans l’ascèse et la solitude, la frénésie des voyages s’empara de moi. Je n’étais plus prêt à endurer de tels souffrances. Malgré son manque d’élégance, le suicide me parut la seule issue, non pas pour mon cinquantième anniversaire, mais dès que la situation l’exigerait.
Rendu plus indifférent à la douleur grâce à cette résolution, j’entrepris d’arpenter les rues à la recherche de l’homme à la pancarte ou d’un signe quelconque sur un mur décrépit. Un jour, je me joignis à un convoi mortuaire et scrutai les visages hypocrites faussement affligés. Qui serait ému de ma mort ? Ma maîtresse Erika malgré nos relations distendues ? Au moment où les gens se dispersaient, je crus reconnaitre l’homme à la pancarte et lui demandai s’il y avait une soirée aujourd’hui. Il n’eut pas l’air de comprendre l’allusion et me répondit d’aller à l’Aigle Noir si j’avais besoin de compagnie.
Reprenant mon errance, morose, je croisai un professeur avec qui j’avais plusieurs fois discuté de mythologies orientales lors de mon précédent passage en ville. Feignant l’enthousiasme, j’acceptai son invitation à diner le soir même. En me préparant je repensai à l’enterrement : tout converge vers le cimetière, les individus, notre culture, notre foi, nos envies. Jésus-Christ, Socrate, Mozart, Goethe, Dante ne sont plus que des noms qui s’effacent sur des stèles. L’invitation du professeur n’est-elle pas semblable aux obligations insignifiantes qui constituent, à leur insu, le quotidien de mes contemporains ? Hors du droit chemin, je peux contempler la mécanique accablante de ce jeu vide de sens.
Introduit dans le salon du professeur par un domestique, mon regard fut frappé par un portrait de Goethe en petit bourgeois qui trahissait l’esprit de ce génie qui m’était cher. Rejoint par mes hôtes, la discussion s’orienta vers la politique. Prônant un nationalisme belliqueux, le professeur m’entretint d’un article de journal qui fustigeait un de mes homonymes, traître à la patrie, pour avoir affirmé que le pays était aussi responsable que ses ennemis du déclenchement de la guerre. La conversation ne m’intéressait pas et le repas fut ponctuée de silences interminables. Au moment du café et des liqueurs, de retour dans le salon, j’exprimai mon avis sur le portrait de Goethe. Alors que sa femme quittait la pièce bouleversée, le professeur m’expliqua qu’elle aimait particulièrement cette toile qui lui venait de sa famille et il me reprocha ma brutalité. Je m’en excusai et pris congé après l’avoir informé que la canaille de Harry Haller dont parlait son journal n’était autre que moi-même.
Après cette soirée désastreuse et ma rupture définitive avec le monde bourgeois, mon seul recours était de rentrer chez moi pour me trancher la gorge. Mais la terreur que m’inspirait la mort me fit déambuler dans les rues, et m’arrêter pour boire dans chaque taverne. Le hasard me conduisit à l’Aigle Noir où régnait une ambiance animée, l’arrière salle étant dédiée à la danse. Une jeune femme, lèvres rouge-sang, coiffure garçonne, m’invita à la rejoindre sur sa banquette et me fit manger et boire en me tutoyant. Elle jugea ma personnalité puérile et sans fantaisie et me reprocha mon intolérance lorsque je lui eus raconté l’incident à propos du portrait de Goethe. J’avais plaisir à lui obéir et je le lui dis. Soudain, elle ne voulut plus parler prétextant mon manque d’intérêt pour elle et mon obstination à la vouvoyer. Elle partit danser à mon désespoir et me conseilla de dormir jusqu’à son retour. À ma grande surprise, le sommeil vint.
En rêve, j’eus un entretien posthume avec Goethe pour le compte d’une revue. Je lui fis le reproche d’avoir exprimé la foi, l’optimisme, le sens et la pérennité des efforts intellectuels et finalement d’être devenu un monument intellectuel, alors qu’il avait parfaitement saisi l’immense vanité, le caractère aventureux et douloureusement désespéré de l’existence humaine. Goethe, dont le visage avait rajeuni, objecta pour me déstabiliser que puisque Mozart exprimait la foi et l’optimisme dans la Flute Enchantée, je devais détester son œuvre. J’objectai que Mozart était mort jeune, pauvre, sans faire de bruit. Goethe conclut que je prenais trop au sérieux les vieilles personnes défuntes parce que je surestimais la valeur du temps. Il tira d’un tiroir un étui contenant une minuscule jambe de femme. Lorsque je la saisis, je crus qu’elle s’était transformée en scorpion. Goethe, dont le visage était redevenu celui d’un vieillard, riait intérieurement.
À mon réveil, la jeune femme m’annonça qu’un homme l’avait invité et qu’elle partait. Voyant ma mine défaite, elle me fixa rendez-vous pour diner le mardi suivant au Vieux Franciscain. Avant de partir, elle compara ce que j’avais ressenti devant le portrait de Goethe à ce qu’elle éprouvait face aux représentations de saints à l’air stupide : un sentiment de trahison, de sacrifices et d’actes admirables. Elle avait tout compris. Puis elle m’ordonna d’aller dormir, à l’aigle Noir si je ne voulais pas rentrer chez moi. J’obéis.
Au matin, je rentrai chez moi et croisai ma logeuse qui m’invita à prendre un thé. Elle me montra le poste de TSF que son neveu avait fabriqué. Je lui déclarai sur un ton amusé que le dieu de la technique ne faisait que redécouvrir ce que les hindous savaient déjà : l’omniprésence des forces et de tous les actes accomplis dans le monde, et l’inexistence du temps. Je conclus à propos du progrès technique que, tout comme les débuts actuels de la radio, cela permettrait uniquement à l’humanité de fuir face à elle même, face à ses buts ultimes, et de s’environner d’un réseau de plus en plus serré de distractions et d’occupations vaines.
Prisonnier entre la douleur de la vie et la peur de la mort, la jeune femme que j’avais rencontrée était mon salut et m’avait redonné le goût de vivre. Elle était au rendez-vous. Elle me demanda de deviner son prénom. Comme elle me rappelait, par des airs masculins, un ami nommé Hermann, je proposai Hermine. Elle acquiesça. Elle m’expliqua que la joie que j’éprouvais en sa présence était due au fait qu’elle était mon miroir, qu’elle me comprenait. Puis me rappelant que lors de notre première rencontre j’avais déclaré que je serais heureux de lui obéir, elle m’annonça que j’allais devoir tenir ma promesse. Avec un air tragique, effrayant, elle me prévint que j’allais devoir obéir à de nombreux ordres qui nous profiteraient à tous deux, tomber amoureux d’elle et qu’enfin, elle me donnerait l’ordre ultime : la tuer. Alors, son visage redevint joyeux. J’avais acquiescé à tout même si ces mots me paraissaient peu crédibles. Une femme comme Hermine ne pouvait être une hystérique voulant faire d’un homme son esclave.
Lorsque j’évoquai le Traité sur le Loup des steppes, son ton redevint grave. Elle me répondit que je me trompais en pensant qu’un loup et un homme cohabitaient dans mon corps mais que nous en reparlerions une autre fois. Quand nous nous revîmes le lendemain, elle lisait un journal me présentant comme un traître à la patrie. Je lui exposai alors mes convictions pacifistes : nous allons vers une nouvelle guerre ; pour l’éviter, il faudrait que chacun réfléchisse pendant une heure à sa propre responsabilité dans le désordre qui en est la cause. Mais personne n’y était prêt. Poussé par l’idéologie belliciste, tout le monde préfèrait avancer vers le conflit la conscience en paix. Hermine ne me contredit pas. Elle voyait la guerre comme inéluctable mais reconnaissait que mon combat, voué à l’échec, ne rendait pas ma vie absurde ni banale.
Mais Hermine n’était pas là pour parler de la guerre, elle voulait m’apprendre à danser. Nous achetâmes un gramophone et des disques. Après deux cours de fox-trot chez mois, elle m’ordonna de l’accompagner dans un dancing et d’y inviter à danser une jeune fille. Dominant ma peur, j’obéis, invitant une jolie jeune fille du nom de Maria. Que faisais-je dans cet établissement ou des gens que j’avais toujours jugés superficiels dansaient sur une musique de jazz que je détestais. Pendant une pause, Hermine discuta avec Pablo, le saxophoniste de l’orchestre. Incapable de s’exprimer correctement, ce garçon, certes beau, me fit mauvaise impression. Pourtant, Hermine en était proche et le voyait comme l’élément principal de l’orchestre.
Hermine comprenait parfaitement notre inaptitude à être heureux, notre incapacité à s’accommoder de l’absurdité du monde. Elle voulait m’appendre les plaisirs quotidiens, faciles, imparfaits : nous sommes frère et sœur. Je t’apprendrai à danser, à jouer, à sourire tout en étant insatisfait. Tu m’apprendra à penser et à connaître tout en étant insatisfaite. Elle lisait en moi, mon antipathie pour Pablo, mon attirance pour Maria.
Je regardais désormais d’un œil critique mon existence. J’avais été objecteur de conscience sans me laisser fusiller, hostile à l’exploitation des hommes et actionnaire, contempteur du monde et bourgeois. Que de contradictions ! J’étais néanmoins nostalgique de cette vie d’intellectuel, spécialiste de Mozart et de Goethe.
Un jour, je rencontrai Pablo dans la rue et fis quelques pas avec lui. Essayant d’engager une conversation sur la musique, il me fit part de son désintérêt pour l’analyse et le commentaire, pour la hiérarchie entre Mozart et le jazz, concluant que Dieu choisirait ce qui passerait à la postérité. Il voulait avant tout faire danser les gens, voir leur bonheur lorsque commençait un fox-trot.
Sortant un soir d’un concert de musique sacrée, je m’interrogeais sur le lien des intellectuels avec la musique dont l’hégémonie sur l’esprit allemand le soumet à la nature plus qu’à la raison. Lorsque que je me couchai mécontent de la tournure que prenait ma vie, Maria était dans mon lit, cadeau de Hermine. Elle était de ces jeunes filles jolies et intelligentes qui accordent leurs faveurs au plus offrant sans renoncer à leur vie amoureuse. Cette première nuit fut riche d’enseignements. J’appris que le jazz suscitait chez elle une émotion comparable à celle que j’éprouvais en écoutant Mozart et qu’elle aimait Pablo dont elle était également la maitresse. La seconde nuit, entre la tendresse et le sommeil, je reçus en songe la visite des femmes importantes de ma vie et sentis que ces souvenirs et ces images pourraient me faire entrer dans le monde des immortels.
Un univers qui m’apparaissait jusque là indigne d’intérêt s’ouvrait à moi. Pablo consommait différentes drogues. Lors d’une soirée, il me proposa une relation à trois avec Maria. Il respecta mon refus mais, après qu’il m’eut donné quelques bouffées d’opium, il m’embrassa. Plus tard, Hermine me parla de certaines techniques amoureuses qu’elle avait pratiquées avec Maria. Je découvrais de nouvelles perspectives, de nouvelles façons de vivre et de rêver, une sexualité sans tabou, quelques unes des mille âmes évoquées par le Traité sur le loup des steppes.
Les leçons de danse avec Hermine se poursuivaient avec désormais un nouvel objectif : un bal masqué à l’hôtel du Globe dans quelques semaines. La veille de l’événement, passant chez moi prendre le billet que j’avais acheté pour elle, Hermine me demanda si j’étais satisfait de ma nouvelle vie. Je répondis que mon bonheur actuel avec Maria était stérile, comme le malheur dont elle m’avait sorti. Nostalgique de la souffrance, j’avais besoin d’un malheur qui fait aspirer à la mort avec volupté.
Hermine me montra encore une fois à quel point nous étions proches. Elle comprenait ma déception face à l’indifférence du monde pour mon travail de penseur et d’artiste en quête de sublime et d’éternel. Jeune fille brillante, elle avait aussi été déçue par la vie qui ne lui offrait qu’un rôle d’épouse ou de prostituée. Selon elle, l’argent et le pouvoir appartenaient à des êtres sans personnalité, à ceux qui préparaient la prochaine guerre et dont l’histoire retiendrait les noms. Mais, les êtres authentiques, tels les saints pour les croyants, vivaient souvent sans gloire avec pour seule liberté celle de mourir. Mais leur être, leurs actes et leurs sentiments pouvaient s’effacer des mémoires, ils resteraient dans l’éternité où le temps est aboli, dans ce que les religieux appellent le Royaume de Dieu. Notre désir de communier avec eux était à l’origine de notre attirance pour la mort. Les êtres de notre niveau d’exigence n’étaient pas chez eux dans ce monde.
La nuit avant le bal masqué, alors que Maria fit preuve d’un art amoureux qui me procura un plaisir sans limite, je savais que ce bonheur m’était interdit. J’étais destiné à rechercher la couronne de la vie, à expier le pêché infini de l’existence. Une vie facile, un amour facile, une mort facile : tout cela n’était pas pour moi. Je dormis une partie de la journée puis sortis en début de soirée, attendant l’heure d’aller au bal. N’ayant pas de cavalière je devais arriver plus tard. J’entrai dans une taverne fréquentée par des hommes eux aussi déçus par la vie dont je me sentais proche, puis allai au cinéma. On jouait un film sur l’histoire de Moïse, un grand déballage de tout ce que produit notre époque.
Vers onze heures j’entrai au bal, laissant mon manteau au vestiaire. Après avoir cherché Hermine et Maria pendant deux heures, accablé par l’agitation tourbillonnante, je me dirigeai vers la sortie. Mon jeton de vestiaire n’était plus dans ma poche. Un homme déguisé me donna le sien sur lequel était écrit : Cette nuit, à partir de quatre heures, théâtre magique – réservé aux insensés – L’entrée vous coûtera la raison. Tout le monde n’est pas autorisé à se présenter. Hermine est en enfer. Le dépit fit place à l’enthousiasme et je me dirigeai vers le sous sol. Une danseuse espagnole me tomba dans les bras. Maria ! Nous nous embrassâmes et échangèrent quelques mots qui semblèrent des adieux.
Au sous-sol, alors que jouaient des musiciens habillés en diable, j’aperçu un jeune homme qui me regardait. Hermann, mon ami d’enfance était là. Non, c’était Hermine déguisée. Nous bûmes du champagne et je tombai amoureux d’elle. Mais son apparence masculine ne nous permettait aucun geste de tendresse et nous ne fîmes que nous croiser dans le tourbillon. Elle me raconta plus tard avoir possédé une jolie jeune fille grâce au charme magique de Lesbos. Alors qu’hier je méprisais les bals, je rayonnais, hors du temps, dansant frénétiquement avec toutes les femmes, faisant corps avec elles comme avec tous les danseurs.
La soirée avançait, l’hôtel se vidait mais l’ambiance s’intensifiait autour de moi. Dansant langoureusement avec une Pierrette au maquillage et aux vêtements étonnamment intacts pour l’heure tardive, je reconnus Hermine dans toute sa féminité. J’étais follement amoureux d’elle. Quand la musique s’arrêta définitivement, elle me demanda si j’étais prêt. Je l’étais. Pablo apparut alors, nous invita à reprendre des forces en buvant un nectar sorti d’une fiole et en fumant une cigarette longue et jaune. Annonçant son but de mettre à jour mon propre univers, il sortit de sa poche un miroir et me montra mon triste reflet puis nous fit passer derrière un rideau dans le couloir circulaire d’un théâtre en hémicycle percé de portes donnant sur les loges.
Ayant demandé à Hermine de s’éloigner, il m’invita à accomplir un suicide fictif en regardant à nouveau son miroir. Je fus pris d’un sentiment de bien-être et d’une folle hilarité alors que mon image disparut du miroir qui sembla brûler, devint opaque et roula au sol. Pablo était fier de moi, j’avais tué le Loup des steppes. Il acceptait à présent de parler musique et philosophie. Il m’avertit que ce suicide était temporaire et ne valait que dans ce théâtre magique où tout n’était qu’illusion. Il me plaça alors devant une immense glace. Où d’innombrables reflets de moi se détachèrent de l’image initiale. J’étais enfant, jeune, d’âge mur, vieux … Un reflet de moi embrassa Pablo et partit avec lui.
Lisant les inscriptions sur les portes des loges du couloir circulaire, je poussai celle proposant : Joignez vous à la joyeuse battue ! Grande chasse aux automobiles. J’entrai dans un monde en guerre où les partisans de la nature affrontaient les tenants du progrès, des machines et des voitures. Je retrouvai Gustave, un ancien camarade d’école, et nous partîmes ensemble dans la campagne au volant d’un camion dont nous avions tué le chauffeur. Près d’un lac, du haut d’un arbre, nous tuâmes, pour le plaisir, les occupants des automobiles qui passaient. Mon pacifisme avait fait place à la joie de tuer. Descendu pour aider une jeune fille que nous avions épargnée, je tombai dans le vide.
De retour dans le couloir circulaire, je poussai une autre porte proposant : Comment construire sa personnalité. Succès garanti. Assis par terre, un homme me tendit un miroir d’où sortirent d’innombrables reflets de moi en miniature. Il saisit une douzaine de ces figurines qu’il disposa sur l’échiquier en face de lui. Certaines s’allièrent ou s’affrontèrent, d’autres se marièrent ou se multiplièrent. L’homme les disposa alors différemment et d’autres rapports apparurent. Il conclut que l’art de vivre était la façon dont on organise les figurines composant sa personnalité, en donnant un rôle principal ou secondaire à un personnage malfaisant ou admirable. Je pris les figurines dans ma poche comme promesses de combinaisons infinies.
J’entrai ensuite par la porte annonçant : Dressage miraculeux du Loup des steppes. Devant moi, un dompteur, mon double, ordonnait à un loup docile toutes sortes de contorsions, puis le loup vint se placer entre un agneau et un lapin sans les manger. Les rôles s’inversèrent alors. Le loup fit exécuter au dompteur servile le même numéro mais, à la fin, l’homme dévora goulument le lapin et l’agneau. En m’enfuyant, des images de guerre et de corps enchevêtrés submergèrent mon esprit naguère pacifiste.
Derrière la porte proclamant : Toutes les filles t’appartiennent, j’étais adolescent, sur la colline dominant la maison de mes parents, le jour où, croisant une belle jeune fille nommée Rosa Kreisler, j’avais été incapable de lui déclarer ma flamme. Cette fois je franchis le pas et elle montra un sentiment réciproque. Nous passâmes le reste du dimanche après-midi ensemble, sans oser nous embrasser. Je rencontrai ensuite une à une toutes les femmes pour qui, durant ma vie, j’avais éprouvé du désir. À chaque fois j’étais aimé en retour et chacune fut mienne à sa façon. Je revis Emma qui fut la première à s’offrir à moi. Enfin, je fus entrainé dans des jeux amoureux à trois ou quatre.
À nouveau dans le couloir, je frémis devant la porte où était écrit : Comment tuer quelqu’un par amour. Dans ma poche, les figurines avaient disparu, remplacées par un couteau. Dans l’immense glace, j’aperçus le reflet d’un loup souriant. Un air de Dom Juan retentit. Mozart apparut en se dirigeant vers une loge en affirmant qu’on pouvait se passer de saxophone. Brahms et Wagner passèrent, suivis par une troupe de milliers d’hommes. Mozart me dit que tous deux avaient cédé à l’époque en créant une musique trop riche, trop fournie et que, bien qu’ils n’en fussent pas responsables, ils devaient expier les travers de leur temps. Je pensai alors à tous mes écrits inutiles comme les notes des deux musiciens. Dans un rire glacial, Mozart se moqua de moi et des inepties que j’avais écrites. Je le saisis alors par le catogan mais perdis connaissance dans un air devenu soudain glacial.
À mon réveil, je marchai jusqu’au au bout du couloir et ouvris la dernière porte. Pablo et Hermine étaient allongés nus sur un tapis. Sous un sein, Hermine avait une ecchymose. Saisissant le couteau dans ma poche, je l’enfonçai à cet endroit précis. Hermine restait belle dans la mort, ses lèvres rouges sur son visage blanc. Pablo quitta la loge. Un immense froid m’envahit.
Mozart entra. Avec des objets posés sur le sol il fabriqua ce qui s’avéra être une radio dont sortit, dans d’affreux crachotements, un concerto de Haendel. Devant mon indignation de voir ainsi dégradé un chef d’œuvre, Mozart m’invita à percevoir l’esprit du morceau derrière les imperfections techniques, à écouter plutôt qu’à critiquer. Il voyait dans cette retransmission la métaphore de l’existence, le combat entre l’idée et son apparence, entre l’éternité et la temporalité. Mozart riait. Comment, moi qui n’avait pas su profiter d’une fille ravissante comme Hermine pourrais-je critiquer cette retransmission ? Entre deux rires, Mozart me demanda si j’étais prêt à expier mon crime. Quand j’eus répondu par un grand OUI, il me reprocha mon absence d’humour
Je me retrouvai alors dans une cour de prison, face à une guillotine et à des juges qui me condamnèrent à la vie éternelle pour avoir confondu des images avec la réalité et avoir tué le reflet d’une jeune fille avec le reflet d’un couteau. Après le prononcé de ma sentence, au signal de l’un d’eux, ils firent entendre un rire effrayant sorti de leur gorge.
Quand je repris mes esprits, Mozart me traita de lâche car je refusais de faire ce qu’on attendait de moi : vivre. Je devais appendre à rire, apprendre à écouter la musique et à percevoir ce qu’elle avait d’éternel malgré la mauvaise qualité de la retransmission… apprendre à vivre. Mozart me tendit une cigarette, reprit l’apparence de Pablo qui me rappela toutes les erreurs que j’avais commises dans le théâtre magique, depuis celle de n’avoir pas compris sa dimension humoristique jusqu’au coup de couteau motivé par la jalousie.
Je comprenais à présent. Je savais qu’un jour viendrait où je jouerais mieux avec les milliers de figurines dont je disposais.
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