Les religions, lorsqu’elles sont implantées, reconnues et légitimes dans un pays, notamment si elles ont le statut de religion historique et principale, cohabitent de façon harmonieuse avec les institutions policière, judiciaire et militaire. Comment le discours des religions qui fait traditionnellement l’apologie de l’amour, du dialogue et du pardon peut-il être compatible avec les missions de la police, de la justice et de l’armée qui consistent, tout au contraire, à arrêter, punir et tuer ? Comment des hommes et des femmes qui ont des vocations à première vue si différentes, voire opposées, peuvent-ils coopérer dans la même société ?
Ce compagnonnage n’est pas un hasard qui se rencontrerait à de rares occasions ou dans certaines circonstances. Il est la règle. Examinons quelques situations de notre société dans lesquelles cette proximité est particulièrement visible.
Dans la France de l’Ancien Régime, les puissances militaires, politiques et religieuses cohabitent en la personne du roi. Sur le trône par la volonté de Dieu, il est également chef de l’Etat et chef militaire. Par ailleurs, nombre de familles comptent, en leur sein, à la fois des militaires et des ecclésiastiques. Encore aujourd’hui, il existe une grande ferveur religieuse, notamment catholique, parmi les élèves des grandes écoles militaires françaises dans l’enceinte desquelles se trouvent des lieux de culte. Lorsqu’un militaire se marie, il pénètre dans la « maison de Dieu » en uniforme. Par son vêtement, il proclame « je suis fier d’être un militaire, regardez moi, je suis prêt à combattre l’ennemi et à l’anéantir ». Le prêtre et plus généralement l’institution religieuse n’y voient rien de choquant. Il existe par ailleurs en France une aumônerie militaire correspondant à chaque culte. L’aumônerie catholique est la plus importante. Elle constitue un diocèse non géographiquement délimité dont l’évêque est placé auprès du chef d’état-major des armées.
Les autorités des religions établies d’un pays ne se mêlent pas du travail de la police ni de la façon dont il est accompli. Les opérations qui nécessitent l’usage de la violence ne font l’objet d’aucun commentaire des membres des clergés qui restent généralement indifférents ou du moins ne s’expriment pas spontanément lorsqu’un gardien de la paix ou un gendarme tue un malfaiteur dans le cadre de ses fonctions. Pas de réprimande, pas de sermon, pas de prise de position publique en faveur par exemple d’une police sans armes.
L’attitude du prêtre lors d’une exécution, décidée par la justice civile ou militaire, peut également poser question : alors qu’il est convaincu des vertus du pardon et du caractère peccamineux du meurtre, il laisse le bourreau ou le peloton d’exécution accomplir sa besogne. Il proposera son secours spirituel au condamné mais n’essaiera pas de convaincre les responsables ni les acteurs de l’exécution, qu’il s’agisse des juges qui condamnent, des gardiens qui emmènent le prisonnier ou des bourreaux qui lui donnent la mort, de l’incompatibilité de leurs gestes avec la morale religieuse. De toute évidence, il faut conclure qu’il n’y a pas d’incompatibilité. A un degré moins dramatique, lorsqu’une lourde peine de prison est prononcée dans le cadre de l’application d’un code pénal, aucune voix ne se lève parmi les autorités religieuses pour demander au Ministère Public ou aux juges le pardon de la société. Il est l’affaire des victimes, pas des magistrats.
Bien d’autres exemples pourraient ainsi être évoqués pour illustrer qu’à la condition que le régime politique ne leur soit pas hostile, les principales religions reconnues dans un pays fonctionnent de conserve avec les institutions, notamment la police, la justice et l’armée.
Intéressons nous maintenant à la fonction de ces institutions.
Quel est le rôle de l’armée ? Protéger les membres de la communauté du pays dont elle est issue contre les menaces venues de l’extérieur, quelqu’en soit les raisons, sans considération des torts de chaque belligérant.
Quel est le rôle de la police et de la justice ? Protéger la communauté en arrêtant et en mettant hors d’état de nuire ses ennemis intérieurs que sont les criminels et les délinquants.
Que fait quant à elle la religion ? Elle guide les fidèles sur la voie de la morale c’est à dire qu’elle leur demande de mettre en pratique des règles de comportement qui permettent à chaque membre de la communauté d’exister. Parmi ces règles on trouve l’humilité, l’amour du prochain, la charité, l’action désintéressée, le pardon, la fidélité amoureuse, autant de valeurs qui, appliquées par chaque individu, permettent une vie collective paisible et harmonieuse de la communauté. Pour légitimer ces règles et les sacrifices qu’elles exigent, des textes fondateurs, qualifiés de saints, relatent un certain nombre d’anecdotes au cours desquelles un prophète, un homme-dieu ou Dieu lui-même les a un jour instaurées, menaçant de punition ceux qui refuseraient de s’y soumettre et promettant une récompense aux obéissants. Chaque fidèle doit donc reconnaitre leurs bienfaits et livrer un combat intérieur contre l’orgueil, l’avarice, la jalousie, la colère, la concupiscence…
Pour mettre en pratique ces principes, les prêtres sont chargés de transmettre et d’interpréter les textes fondateurs, d’en adapter le message à la situation du moment. Par leurs discours et leur charisme, ils se proposent d’aider le fidèle à se protéger des différentes tentations de s’en écarter. S’il est frappé par l’injustice, le prêtre lui proposera de prier pour demander la clémence de Dieu dans l’épreuve qu’il lui envoie. S’il est tenté par la chair, le prêtre lui ventera les joies du foyer familial. S’il projette une vengeance personnelle, le prêtre fera tout pour le convaincre de la vertu du pardon. Si ces arguments ne suffisent pas à ouvrir les yeux du fidèle et à faire triompher la morale dans son combat intérieur, la menace de la punition divine pourra également s’avérer efficace.
Ainsi, la religion prône un comportement qui ne déstabilise pas la communauté des fidèles et qui s’oppose à tout ce qui peut en perturber la vie. Elle agit de façon à prévenir les pensées dangereuses dans l’esprit de chaque fidèle, avant qu’elles ne se matérialisent par des actes.
Lorsque la communauté nationale et la communauté religieuse coïncident et que la loi civile est à peu de chose près une transposition sécularisée des principes religieux, police, justice, armée et religion deviennent complémentaires. Le travail des prêtres soulage la police en prévenant les actes susceptibles de perturber la société. Il rend également plus efficace celui de l’armée dans la mesure où des relations apaisées et altruistes au sein d’une communauté, à la fois nationale et religieuse, associées à la promesse d’une vie meilleure après la mort permettent de recruter des combattants plus nombreux et plus intrépides. La religion apporte ainsi sa contribution à la défense du pays. En contrepartie, elle est autorisée à être présente, parfois obligatoire, dans la vie de la nation. Ses valeurs sont considérées comme compatibles avec celles de la société et elle peut les transmettre aux générations futures avec la bénédiction de l’Etat. Les conditions sont ainsi réunies pour viser l’objectif de toute société : l’homéostasie. Il s’agit de faire durer, de maintenir, sans bouleversements notables, l’équilibre qui permet la vie, la prospérité et la stabilité de la nation, désormais défendue de façon cohérente par l’armée qui s’oppose aux dangers extérieurs, la police qui affronte les agressions intérieures, le clergé qui agit comme une police de la conscience.
Cette logique permet d’expliquer pourquoi la religion dominante d’un pays fera tout pour promouvoir le pardon et l’amour au sein de sa communauté, à la fois nationale et religieuse, mais ne fera rien, bien au contraire, pour dissuader un fidèle d’obéir à un ordre de mobilisation pour le front ou pour persuader un bourreau de ne pas exécuter un condamné. L’Histoire comme la vie quotidienne nous montre ainsi que le rôle social de la religion est primordial et l’emporte sur les enseignements tirés des récits fondateurs de sa morale.
On peut également conclure que la coïncidence entre la communauté religieuse et la communauté nationale ainsi que l’association des autorités religieuses et des autorités civiles sont des éléments de stabilité politique. La séparation entre l’Eglise et l’Etat nécessite une réelle maturité politique. Le pouvoir ne peut plus s’appuyer que sur une morale de substitution : la République, le marxisme… dont les promesses et les menaces ne sont pas aussi puissantes que celles de la religion. On ne pêche plus devant un Dieu qui sait tout et qui lit dans nos pensées mais contre des hommes semblables à nous et de la vue desquels on peut se cacher.
La monarchie capétienne a duré 800 ans. La séparation entre l’Eglise et l’Etat date en France d’un peu plus de 100 ans. Combien de temps vivrons nous encore dans un état laïc et libre mais par nature instable ?