La lie de la terre est un texte autobiographique qu’Arthur Koestler écrivit de janvier à mars 1941 pour raconter les conditions dans lesquelles il a vécu, en France, le début de la seconde guerre mondiale. Il y relate en particulier l’arrestation en 1939, immédiatement après la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne, des étrangers considérés comme suspects et constituant « la lie de la terre » : réfugiés politiques allemands et autrichiens, communistes anciens combattants de la guerre d’Espagne et plus généralement militants anti-nazis de tous horizons qui aurait pu apporter à la France l’élan et l’idéal qui lui ont si cruellement fait défaut en 1940.
L’auteur suit au plus près la montée des tensions politiques en Europe en ce mois d’août 1939, alors qu’il est avec son amie, G…, ressortissante anglaise, sur la Côte d’Azur occupé à l’écriture de son roman Le zéro et l’infini. Il apprend avec stupeur et déception la signature du Pacte germano-soviétique le 23 août 1939. Citoyen hongrois ayant couvert la guerre d’Espagne pour un journal britannique, il a rompu avec le Parti Communiste 18 mois plus tôt, en désaccord avec les méthodes de Staline s’appuyant sur l’adage que la fin justifie les moyens. Toutefois, il garde l’espoir de l’émergence d’une société meilleure en Union Soviétique.
Les conséquences internationales du Pacte germano-soviétiques furent dramatiques : non seulement il facilitait la tâche d’Hitler en supprimant la menace d’un grand front à l’Est, mais il l’invitait à attaquer la Pologne. En effet, le Pacte garantissait la neutralité de l’Union Soviétique si l’Allemagne était impliquée dans un conflit et non, comme habituellement dans de tels accords, si elle était attaquée. En outre, par cet accord infamant avec l’ennemi nazi, l’Union Soviétique trahissait les militants communistes dont elle avait encouragé l’engagement dans les luttes anti-fascistes. Les militants qui ne comprirent pas cette décision ne retrouvèrent un peu d’espoir que lors l’invasion d’une partie de la Pologne par l’Armée Rouge à partir du 17 septembre 1939 qui fut présentée comme une libération par l’Union Soviétique. Les capacités dialectiques des militants étaient à nouveau mises à rude épreuve quelques mois après le refus par l’Union Soviétique de donner asile aux anciens membres des Brigades Internationales de la Guerre d’Espagne. La France sur le point de déclarer la guerre à l’Allemagne ne sut pas convertir en élan patriotique le désarroi des militants communistes pris au dépourvu par le Pacte. Elle opta pour l’emprisonnement des étrangers qui s’étaient engagés à des degrés divers contre l’idéologie fasciste. Ces décisions incohérentes traduisaient la confusion morale d’un pays incapable d’identifier clairement l’ennemi, mélange de prussien et de bolchévique, cultivant les pulsions xénophobes et laissant le champ libre aux pires idéologies.
Le 3 septembre 1939, L’auteur apprend que la France a déclaré la guerre à l’Allemagne et rentre à Paris. Informé des rafles dont sont victimes les étrangers considérés comme suspects d’engagement communiste, Koestler essaie sans succès de se présenter à la police pour s’expliquer sur sa situation. Il est finalement arrêté le 2 octobre 1939 à son domicile « pour simple vérification. » Suivent quelques jours à la préfecture de police, le jour dans une salle se spectacle, la nuit dans une cave à charbon, puis une semaine au stade Rolland Garros avec d’autres étrangers « suspects. » Ils seront finalement transférés au camp de concentration du Vernet en Ariège. Les conditions de vie y sont inhumaines. Les détenus sous-alimentés et vêtus de haillons sont contraints à des travaux physiques, exposés au froid jour et nuit et logés dans une promiscuité dégradante à 200 hommes par baraquement de 30 mètres de long pour 5 de large. Ils sont divisés en trois catégories correspondant au trois sections du camp : les prisonniers de droit commun, les prisonniers politiques et les « suspects. »
Dans le camp les injustices et les brimades organisées par du personnel militaire sont quotidiennes. Un semblant de classes sociales apparait au sein de la société des détenus sur la base du degré de servitude vis-à-vis de leurs gardiens et de la réception de colis alimentaires. Les conditions d’hygiène déplorables favorisent les épidémies. Les consultations médicales qui sont jugées injustifiées sont réprimées par de la prison.
L’auteur fut libéré subitement sans qu’aucune raison ne soit invoquées le 17 janvier 1940 après l’intervention d’appuis en Angleterre.
Rentré à Paris, alors que l’armée allemande vole de victoires en victoires, Arthur Koestler subit une longue suite de tracasseries administratives dans les méandres d’une bureaucratie habitée par des fonctionnaires tantôt impuissants, tantôt zélés, tantôt sadiques, afin d’obtenir de courts sursis lui permettant de séjourner en France quelques jours de plus avant de devoir solliciter un nouveau sursit. L’intérêt factice que lui portent le temps d’un entretient de hauts fonctionnaires auprès desquels il a été recommandé par des amis influents ne change rien. Il est arrêté une seconde fois en mai 1940 mais relâché immédiatement après avoir réussi à convaincre l’homme chargé des internements que son arrestation était une méprise.
Cette seconde rafle fut totale et concerna même les malades qui furent tirés de leur lit. Les chefs des mouvements anti-nazis furent arrêtés, plusieurs se suicidèrent. Ainsi, au début de la guerre, ceux qui s’étaient engagés de longue date contre l’idéologie fasciste se retrouvèrent dans l’incapacité de participer au combat. Puis, après leur avoir volé leur guerre, on les accusa d’être responsables de la défaite.
Arthur Koestler se cache alors chez des amis qui parviennent à lui obtenir un permis de voyage pour Limoges où il se rend quinze jours plus tard avec G… . Ils y assistent au défilé des réfugiés dont l’immatriculation des véhicules témoigne de l’avance des Allemands jusqu’à l’arrivée des autobus parisiens.
Pour éviter d’être repris et effacer son passé, Koestler s’engage pour cinq ans dans la Légion Etrangère sous le nom l’Albert Dubert, ressortissant suisse originaire de Bern. Il est affecté à Lyon mais craignant que les Allemand ne prennent la ville avant son arrivée, il se rend à Périgueux en auto-stop puis en bus. Il s’ensuit un long périple de cantonnements en cantonnements, réalisé tantôt par ses propres moyens dans une France où les transports sont totalement désorganisés, tantôt au sein de son unité, toujours en compagnie de G… qui dort à l’hôtel ou chez des habitants lorsque l’auteur est dans une caserne.
Dans la confusion qui régnait au sein de la population et des nombreux réfugiés, la perspective d’un armistice prochain fut envisagé comme un soulagement. L’opinion publique pensait qu’« il fallait en finir. » Curieuse phrase employée pour justifier la guerre puis pour légitimer la capitulation.
Parmi les gens qu’il rencontre, l’auteur croit détecter ceux dont le caractère, par son manque d’opposition déterminée, prédispose à une conversion au fascisme. C’est le cas, à Périgueux, d’un chef de chambrée qui croit à la révolution par l’amour ou d’une femme et de sa nièce qui hébergent quelques jours G… à Périgueux mais qui se révèlent antisémites.
L’armistice fut signé le 17 juin 1940 dans des conditions qui furent tout d’abord gardées secrètes. Le gouvernement français installé à Bordeaux, qui craignait plus que tout une révolution, attendit que les troupes allemandes soient suffisamment proches de la ville pour en assurer la sécurité en cas de besoin.
Fuyant l’avancée des troupes allemandes, alors qu’il voyageait dans la voiture d’un journaliste de ses connaissances en compagnie de G… , Arthur Koestler est finalement arrêté à Biarritz et envoyé dans un camp pour soldat ayant perdu leur unité. Il est soulagé pour cette dernière qui, compte tenu de sa nationalité britannique, peut espérer retourner chez elle par bateau.
L’auteur est emmené dans une caserne de Bayonne. Là, il apprend une fausse information : le dernier bateau parti de Saint-Jean-de-Luz aurait été torpillé et les passagers seraient morts. Il craint le pire pour G… qu’il à laissée à Biarritz. Au comble de la dépression, il tente de se suicider avec une dose de cyanure qu’il gardait sur lui mais le poison ne fait que le rendre malade. Arthur Koestler ne reste que quelques jours à Bayonne et fuit l’arrivée des troupes allemandes avec son unité. Un soir, il parvient à monter dans une automobile, moyennant finance, pour se rapprocher de la zone libre jusqu’à Saint-Palais tout proche de la ligne de démarcation qui n’est pas encore gardée. Il la franchit à pied puis se rend dans un cantonnement, dans le village de Susmiou, où le capitaine accepte de l’accueillir en attendant des ordres le concernant puisque, engagé dans la Légion Etrangère pour cinq ans, il n’est pas démobilisable après l’armistice.
La partie suivante du récit est constituée du journal de l’auteur relatant une période d’errance dans les environs de Susmiou meublée de discutions avec des habitants et ses camarades de cantonnement dont un prêtre bénédictin. Chacun s’accommode tant bien que mal de la situation. Pour les soldats, une seule chose compte : la démobilisation et le retour au foyer. Pas question de poursuivre la guerre en Angleterre. Certains de ceux qui les ont combattu reconnaissent la supériorité de l’organisation des Allemands et témoignent de la magnanimité de leurs troupes qui n’ont fait que les désarmer avant de les laisser partir. En revanche, un sergent prétend avoir été attaqué par une colonne de réfugiés juifs. Pour le capitaine qui ne lit que L’Action Française, la défaite est le résultat « d’une conspiration des ploutocrates et des socialistes, inspirée par les juifs. » Des gens cordiaux et sympathiques affirment que la défaite est due à Léon Blum et aux juifs. Le prêtre bénédictin ami de l’auteur considère ne pas devoir prendre part aux discutions politiques. Il tente de convertir des réfugiées allemandes, dont certaines sont juives, détenues dans un camp situé dans la ville voisine de Gurs, considérant que « au plus fort de la misère, leurs cœurs sont ouverts à la Grâce. »
Au lendemain de l’armistice, beaucoup essayaient de reprendre le cours de leur vie restée en suspend, de retrouver leur famille dispersée pendant la débâcle en passant des annonces dans les journaux, de dédramatiser l’invasion allemande en trouvant au vainqueur des qualités d’organisation et de clémence, et en cherchant les responsables de la défaite sous l’influence de la propagande qui les mettait sur la voie d’une conspiration des ploutocrates et des socialistes inspirée par les juifs. Les nouveaux dirigeant du pays quant à eux, après avoir attribué la défaite par la voix de Pétain à « l’esprit de jouissance », rejetaient la responsabilité du conflit sur les Anglais et les Polonais qui auraient fait échouer des pourparlers sur l’organisation d’une conférence pour sauver la paix après l’invasion de la Pologne. Enfin, le parlement s’apprêtait, le 9 juillet 1939 à voter une motion consistant à « chercher et punir toutes les personnes civiles et militaires responsables de la déclaration de guerre. »
Puis vient l’ordre de partir pour Géronce, à 8 kilomètres de Susmiou, ou des cantonnements sont regroupés après le départ des premiers démobilisés. La propagande produit ses effets. Certains colportent des absurdités comme le fait que la France n’aurait eu que 16 avions au début de la guerre, le reste ayant été volé par le Front Populaire ou envoyé en Espagne. Une semaine plus tard, Arthur Koestler reçoit l’ordre de partir pour Septfonds dans le Tarn et Garonne. Une fois là-bas, il faut rejoindre Marseille et le dépôt central de la Légion Etrangère où il retrouve à sa grande surprise une soixantaine de soldats anglais internés après avoir été prisonniers des Allemand puis s’être évadés.
Avec quelques-uns d’entre eux, l’auteur entreprend de déserter pour rejoindre l’Angleterre en passant par deux ports d’Afrique dont les noms ne sont pas donnés puis par Lisbonne pour enfin rejoindre Londres presque trois mois plus tard.
Les raids sur l’Angleterre en août 1940 se firent de plus en plus intenses. Le sentiment des Français à l’égard de l’Angleterre, seul pays européen resté en guerre, évolua progressivement après l’armistice. La nation distante et fière qui avait été quasiment épargnée durant la première guerre mondiale et le début de la seconde commençait à subir de terribles dommages. Son peuple connaissait la peur, comme les Français l’avaient eux-mêmes connue à trois reprises depuis moins d’un siècle. Se sentant plus proches des Britanniques, ils pouvaient réaliser que la victoire de l’Angleterre était l’intérêt commun des deux pays.
Les autorités de Vichy reprirent à leur compte les thèses allemandes concernant les causes de la défaite française : la dégénérescence de la race due à la paresse, à l’égoïsme, à l’alcoolisme et à la dénatalité, l’appétit de la classe ouvrière, l’esprit de jouissance du peuple, sa haine de l’autorité et sa préférence pour un régime démocratique.
Il fallait plutôt chercher la raison de l’effondrement français dans le fait que la France était restée un pays statique se croyant protégé par la ligne Maginot. Plutôt que de vouloir sauver la paix par une attitude offensive s’appuyant sur une armée moderne elle avait préféré vouloir qu’on lui fiche la paix en construisant une muraille qui s’est révélée inefficace et désuète.
Les origines de cet état d’esprit sont multiples. Tout d’abord, au XIXe siècle, les richesses de son sol ont permis à la France de ne pas entrer dans la course à l’industrialisation avec autant d’énergie que l’Allemagne et la Grande-Bretagne qui l’on distancée. Cette prospérité a engendré un individualisme et un conservatisme enracinés notamment dans la classe paysanne et avec eux la crainte de la nouveauté et de l’action. Le but inavoué de la ligne Maginot était de prolonger le XIXe siècle en plein XXe siècle. Par ailleurs, la perspective d’une possible troisième invasion en moins d’un siècle a renforcé ce désir de protection qu’illustre la politique de non-agression menée par Léon Blum en Espagne, prenant le pas sur la solidarité avec la classe ouvrière.
Au début de la guerre, alors que les communistes français étaient déchirés entre leur idéal et la position de l’Union Soviétique, la droite était partagée entre la loyauté patriotique affaiblie par la peur du Front Populaire et Hitler incarnant la sécurité d’un régime totalitaire. La gauche se battait non pour un régime capitaliste mais contre l’ennemi nazi, la droite non contre Hitler mais pour le statu quo.
Lisbonne est alors la dernière porte ouverte d’une Europe sur laquelle se referme le piège du totalitarisme. Les réfugiés sont des gens de toute sorte mais les Allemands sont les plus nombreux. Rares sont ceux qui peuvent émigrer en Angleterre ou aux Etats Unis qui trient sur le volet les « intellectuels de valeur. » En outre, parmi les sélectionnés, tous n’obtiennent pas les visas nécessaires pour sortir de France et beaucoup se suicident. Dans ce contexte l’heure était à l’union des forces contre l’Allemagne nazie quels que soient les raisons individuelles du combat.
Citations
En combattant les communistes on est toujours gêné de se trouver du même côté que leurs adversaires déclarés.
La clef du moral du soldat est plus dans la promesse de la victoire que dans sa foi en la justesse de sa cause.
Le génie d’Hitler n’est peut-être ni dans la démagogie, ni dans le mensonge, mais dans le contact fondamentalement irrationnel avec les masses, l’appel à la mentalité primitive, prélogique.