L’Océanie et nous
Mille neuf cent quatre-vingt-quatre a été écrit pour dénoncer les méthodes et le vide idéologique du régime stalinien. Les références au socialisme dont l’Angsoc est inspiré, la dialectique appelée pour l’occasion doublepensée et la moustache de Big Brother ne laissent planer aucun doute. Pourtant, le roman est beaucoup plus qu’un simple pamphlet ou une caricature. George Orwell y présente une organisation totalitaire crédible car stable, dont les principes sont rappelés dans la partie 1.
Il facile de rapprocher des travers de notre société avec les principales caractéristiques de l’Océania pour triompher sur un : nous vivons dans une dictature !!! Mais la simple possibilité de publier de telles œuvres atteste du contraire. En revanche, la vigilance n’est jamais superflue pour tenter d’éviter l’abîme du totalitarisme et de la barbarie.
Rappelons que la société océanienne doit sa stabilité à un pouvoir politique aux mains du seul Parti, disposant de moyens de coercition dont l’efficacité sans faille est garantie principalement par :
la surveillance des citoyens et notamment des membres du Parti dont les connaissances, supérieures à celles des prolétaires, peuvent être dangereuses,
l’impossibilité de constituer une force d’opposition du fait de l’ignorance de la population, organisée par la confiscation de l’histoire, le formatage des esprits, l’usage de la propagande, l’appauvrissement de la langue qui ne permettent pas de disposer d’une assise solide à l’élaboration de pensées personnelles ou subversives.
Aujourd’hui, dans les sociétés démocratiques, le pouvoir n’a pas de prétentions totalitaires. Il ne dispose pas, et ne souhaite pas disposer, des moyens de l’Océania. Mais examinons ce qu’il en est, au moins en France, des faiblesses sur lesquelles s’appuie la dictature océanienne :
Les moyens techniques de surveillance en temps réel, comme a posteriori, de n’importe quel individu existent. L’exploitation des navigations sur internet, la géolocalisation des téléphones portables, la vidéosurveillance de lieux publics, les tests ADN en sont des exemples à la fois courants et efficaces. Aujourd’hui, l’utilisation de ces moyens et l’exploitation des données qu’elles génèrent sont limitées par la loi, en vertu du respect de la vie privée. Toutefois, aucun obstacle d’ordre technique ne s’oppose à l’intensification de leur usage et au développement de nouveaux outils comme la création d’un fichier du code génétique de l’ensemble de la population.
L’appauvrissement du langage est évident. Alors que les écoliers du début du XXe siècle, qui arrêtaient souvent l’école au certificat d’études, s’exprimaient sans faute, l’orthographe et la grammaire ont peu à peu perdu leur intérêt et une écriture rébus est apparue avec les textos et les courriers électroniques. Les nuances du discours ne doivent plus rien au choix du mot juste. Plaisir démodé. Elles sont contenues dans les smileys. L’Etat, impuissant, prend acte de cette évolution en réformant l’orthographe.
Que dire de l’histoire ou de la politique ? La connaissance synthétique n’a plus sa place dans le monde de l’instant, du quizz, de l’info, de la réalité virtuelle, de l’oubli. La progression dans l’opinion des partis d’extrême droite, héritiers des idéologies fascistes qui ont mis le monde à feu et à sang, témoigne de cette amnésie. Ils peuvent désormais se présenter comme un recours moderne et contestataire alors que les fascismes, prônant toujours, de façon plus ou moins explicite, le respect de ce qu’ils considèrent comme l’ordre des choses, la loi de la nature ou la loi divine, sont tout sauf des idéologies innovantes, émancipatrices et subversives.
La confiscation de l’histoire n’est pas encore une réalité mais certains ont compris que la technologie pouvait servir à autre chose qu’à distraire. Ils diffusent depuis des endroits du monde, inaccessibles aux autorités des pays qui constituent leurs cibles, des vidéos ou des textes à caractère raciste, révisionniste, appelant à la violence religieuse ou politique. L’histoire ne peut pas encore matériellement être réécrite comme dans l’Océania de George Orwell ? Tant pis. Ils adoptent la stratégie de la dilution : faire coexister les conclusions du travail scientifique des historiens avec leur version, faire croire que les deux se valent et attendre que la vérité historique puisse un jour faire l’objet d’un choix, c’est-à-dire qu’elle disparaisse. Nos démocraties sont démunies devant cette nouvelle forme de propagande : les réduire au silence contrevient à la liberté d’expression, les combattre par des arguments les mettent en lumière, les ignorer leur permettent d’acquérir la légitimité de la durée et d’augmenter leur audience.
A plus long terme, le papier disparaissant progressivement au profit de supports dématérialisés, il sera techniquement envisageable qu’une dictature tente de supprimer les anciens documents imprimés afin de contrôler les écrits dont la seule version ne sera plus qu’électronique et donc facile à modifier. Fini la dilution, place au mensonge à l’état pur. Organiser une propagande efficace, formater les esprits pour diriger la haine de la population vers des cibles désignées, manipuler les individus dès l’enfance et même changer le passé risquent de devenir techniquement de plus en plus simple dans les sociétés modernes.
Mais contrairement à l’Océania, l’Etat démocratique n’est que le spectateur impuissant de ces dérives. Le marché, dont le seul objectif est le profit maximal, porte une lourde responsabilité, directe et indirecte : la prospérité de la société impose de vendre toujours plus, de proposer aux citoyens, considérés uniquement comme consommateurs des produits flatteurs, séduisants, éphémères, ludiques fédérateurs, et simples à utiliser : le téléphone portable, l’ordinateur, Internet, les réseaux sociaux, les jeux vidéos, caractéristiques de notre époque actuelle, répondent parfaitement au cahier des charges. Mais cette logique purement économique a un prix : l’affaiblissement culturel, la perte de conscience politique, la porte ouverte aux propagandes de toute sorte. Soulignons que l’appauvrissement culturel est lié à la concomitance de deux aspects qui constitue en elle même un paradoxe : les moyens de communication n’ont jamais été aussi développés, leur performances dépassent notre capacité d’imagination et pourtant, la logique commerciale parvient à détourner notre attention du contenu et des connaissances immenses qui sont désormais à notre portée pour fixer notre attention sur l’emballage qu’est le matériel et sur ses usages sans intérêt : payer à distance, envoyer des messages vide de sens ou même, comble de l’onanisme technologique, acheter du matériel plus performant dont on se servira pour faire exactement la même chose…
Aujourd’hui l’ombre d’un dictateur moustachu ne plane pas encore sur nous. Toutefois, les progrès de la technique fournissent des outils de plus en plus performants pour asseoir un pouvoir totalitaire. Les effets anesthésiants de l’économie de marché sur les consciences et sa capacité flatter notre goût pour conformisme et la facilité nous rend plus vulnérables à l’établissement d’un pouvoir fort. Il suffira d’un coup d’état bien organisé ou deux élections de portée nationale qui tournent mal, pour que le dernier verrou saute, celui de la volonté politique. Un homme fort dans un pays développé disposerait de moyens de contrôle d’une puissance jamais atteinte. Il ne resterait qu’une liberté : celle de cliquer j’aime sur sa page Facebook.