Henri Laborit (1914 – 1995)
Eloge de la fuite contient une grande partie des thèses d’Henri Laborit concernant le comportement et les relations humaines. Il nous montre les coulisses du spectacle, la machinerie du théatre. Ce n’est pas très reluisant ni romantique, mais il n’y a pas d’autre solution que de comprendre comment fonctionne le vivant si l’homme veut évoluer et, sans pouvoir s’en libérer, utiliser pour construire son bonheur les lois et les déterminismes auxquels il est soumis.
Il est en outre intéressant de comparer ses thèses avec celles de Richard Dawkins. L’école française et l’école anglaise se distinguent parfois mais sont absolument complémentaires. La première, considérant que le seul but d’une structure vivante est de se conserver, examine notre condition humaine et ses turpitudes. L’exploitation de l’héritage darwinien conduit la seconde à conclure que les êtres vivant sont avant tout programmés pour transmettre les réplicateurs dont ils ne sont que les véhicules : les gènes. Elle examine donc le monde du vivant et l’humanité sous cet éclairage.
Enfin, précisons que les principales idées développées dans Eloge de la fuite sont présentées, mises en situation et commentées dans le film d’Alain Resnais Mon oncle d’Amérique.
Autoportrait – Henri Laborit, considérant scientifiquement impossible de faire un autoportrait objectif comme l’avait prévu l’éditeur, lui préfère une description générale de l’espèce humaine. Comme toute structure vivante, chaque homme n’a qu’un but : se maintenir en vie. Son système nerveux va l’aider à agir dans ce sens grâce à ses capacités d’apprentissage et d’imagination. Chaque individu, exprimant ses motivations pulsionnelles selon les acquis socio-culturels hérités des générations antérieures, entre en conflit avec ses contemporains animés des mêmes pulsions. Une échelle hiérarchique de dominance s’établit, aliénante pour la majorité et conduisant à l’apparition de certaines maladies dépressives et psychosomatiques. La fuite dans l’imaginaire permet alors à l’individu d’échapper à cette logique implacable en exprimant ses pulsions sur un terrain choisi afin de rester normal par rapport à lui-même.
L’amour – Le système nerveux permet au sujet d’agir en vue de conserver la structure de son organisme face aux agressions extérieures. Les individus des espèces évoluées sont dotées de capacités d’apprentissage permettant la mémorisation de l’efficacité de l’action. Ainsi chacun visera la répétition, le réenforcement, des expériences agréables et gratifiantes et pour ce faire, l’appropriation sur leur territoire des objets et des êtres qui leur sont nécessaires. En revanche, face à un stimulus nociceptif douloureux, les stratégies possibles pour le système nerveux sont, dans l’ordre :
- l’évitement,
- s’il est impossible, le combat, la lutte, même si elle ne permet pas d’éviter le stimulus,
- à défaut, l’activation du système inhibiteur de l’action.
L’apprentissage permet le choix instantané devant un stimulus : l’évitement, la lutte ou l’inhibition. Cette dernière provoque le stress et des affections psychosomatiques telles que la tension artérielle. Chez l’homme enfin existe une alternative à l’inhibition : la fuite par le suicide, les drogues, l’imaginaire, l’art.
L’amour ? Il pourrait se définir comme la dépendance du système nerveux à l’égard de l’action gratifiante réalisée par la présence d’un autre être dans notre espace. De fait, l’amour heureux n’existe pas, car aucune relation n’est exclusive. Le monde extérieur s’y insinue inévitablement et chacun des amants doit partager l’autre. Il en conçoit alors, pour lui seul, une image éthérée et irréelle.
Lorsque l’amour porte sur un groupe, tel que la patrie, la construction imaginaire de chacun ne correspond pas non plus à l’objet biologique aimé. Pourtant, elle est assez puissante pour conduire à la mort des millions d’hommes. Les dominants ont toujours utilisé l’imaginaire des dominés à leur profit. Enfin, le racisme consiste, hors de tout fondement biologique, à s’enfermer dans la recherche de la gratification au sein d’un groupe paré d’attributs valorisants faits de mots ou de mythes, pour défendre des structures périmées.
Qu’il en ait ou non conscience, l’homme vit pour lui-même dans un monde fait de rapports de domination qui sont l’expression des pulsions de tous. Le mot amour est impuissant contre cet état de fait. Pour vivre en paix, il faudrait ne pas avoir de territoire contenant des objets et des êtres gratifiants, soit l’étendre au monde ce qui contreviendrait aux souhaits de nombreux individus. Le concept d’amour a permis de justifier les guerres, les hiérarchies, l’asservissement des peuples. Il a permis aux élites, qui le présentent comme la plus haute des valeurs alors qu’elles le pratiquent si peu, de cacher leurs ambitions de dominance.
Mais la fuite est possible. Prenons de la hauteur, considérons qu’aimer l’autre c’est lui reconnaitre le droit de vivre selon ses propres règles et son propre système de gratifications, choisissons comme domaine de gratification non plus l’espace clos des luttes pour la dominance mais l’espace du social, du collectif sur lequel on agit indirectement grâce au langage et aux médias, cet espace ouvert qui peut s’étendre au monde.
Une idée de l’homme – chez l’animal homme, la station débout, la libération des mains, le port du crâne ont rendu possibles le symbolisme, l’imagination, le langage, l’écriture, la transmission d’un héritage culturel au fil des générations. Mais ses pulsions visant l’établissement de hiérarchies de dominance continuent de dicter sa conduite, alors que le langage leur donne une apparence logique. Ces données de départ conditionnent ses spécificités.
L’homme est le seul animal qui sait qu’il va mourir ce qui lui confère sa créativité dans la recherche du pourquoi et du comment. Il connait également l’angoisse issue de l’impossibilité d’agir devant un avenir incertain, une situation nouvelle ou la mort contre l’approche de laquelle aucune action n’est efficace.
Les idéologies divisent les activités humaines entre production de biens marchands et activités culturelles, souvent assimilées aux loisirs, contrepartie d’un travail aliénant. La démarche de création mérite qu’on s’y arrête : le créateur est un individu qui, ne trouvant pas de gratification dans la société de production des marchandises, s’invente d’autres valeurs qui lui procurent une consolation narcissique. Le besoin d’être aimé et admiré, commun à tous les hommes, le pousse à rejeter les anciennes références dont il est malgré tout imprégné. Mais ce non-conformisme devraient rendre ses œuvres inaccessibles à la sensibilité de son temps. Son éventuel génie ne devrait pouvoir être reconnu que plus tard, si l’évolution du goût lui est favorable. Malgré tout, la logique commerciale diffuse l’idée que les artistes incompris sont des génies et certains créateurs finissent par trouver une place dans la société de production qu’ils récusaient.
Dans les sociétés de l’ennui la bourgeoisie, hier seule détentrice de la culture, accepte de la rendre accessible aux masses pour leur donner une illusion de progrès social et conserver son emprise sur la vie économique. Pour cela, elle attribue de façon péremptoire des natures différentes aux activités professionnelles et culturelles afin que les secondes ne puissent menacer les premières. En outre, le contenu subversif de la culture proposée a été vidé, ou désamorcé pour laisser échapper par le rire l’expression du mécontentement. Elle constitue un bric-à-brac utile pour briller mais en aucun cas pour se construire et réfléchir, une somme de jugements de valeur hérités dont la source doit rester inaccessible. Enfin, la société est devenue si complexe et artificielle que la culture ne relie plus les hommes aux cosmos mais le confine dans l’air vicié de l’univers de la production.
Les hommes n’ont pas encore réalisé que tous les jugements, notamment la séparation entre travail et culture, sont le résultat de l’activité du système nerveux pour appréhender le monde qui, lui, se contente d’exister.
L’enfance – Un enfant prend conscience de la différence entre le monde et lui vers 8 mois. Il découvre alors l’amour malheureux : il doit partager avec le reste de la famille sa mère qui lui apporte tant de bien-être. Son système nerveux se construit sur la base de son environnement dont la richesse conditionnera ses capacités. Son système éducatif lui donne des certitudes, des automatismes de pensée et de comportement, lui apprend à servir son groupe dans une perspective de gratification. Ses potentialités s’actualisent en se figeant dans des comportements conformes aux exigences de la société, sans possibilité de retour en arrière.
L’alternative serait une éducation relativiste qui présenterait la socio-culture comme une solution temporaire d’organisation de la société, invitant les individus la faire évoluer plutôt qu’à reproduire la même logique de hiérarchie de dominance et de promotion sociale. Mais le conservatisme social veille à protéger les avantages acquis et à la transmission du conformisme par le système éducatif.
Dans les sociétés industrielles, les parents sont mis devant un dilemme sans solution:
- encourager l’enfant à obtenir une position hiérarchique élevée en lui apprenant à se soumettre aux règles de la structure socio-économique,
- chercher l’équilibre biologique de l’enfant au prix de son ascension sociale et au risque qu’il leur reprochent, plus tard, sa place dans l’échelle hiérarchique.
Généralement l’option conformiste est retenue par des parents guidés par leur propre narcissisme.
Le système éducatif des pays industriel a permis à la fois le progrès technique et l’institutionnalisation de la foire d’empoigne qui conduit certains individus à fuir.
Les autres – L’enfant a besoin du contact des autres pour développer son système nerveux. Mais rapidement, ils deviennent des concurrents pour l’appropriation des êtres et des objets gratifiants. Les autres apportent la protection qui fait défaut à l’individu au travers du clan dans lequel s’établissent des hiérarchies et dont la cohérence varie en fonction des menaces qui pèsent sur lui. Les individus et le groupe qui les rassemble n’ont qu’un seul but : survivre. Mais leurs intérêts peuvent diverger, notamment en période d’abondance.
Lorsque le clan et son territoire sont menacés, ses membres s’allient pour le défendre. Que défendent-ils vraiment ? Pourquoi la réaction d’un pays n’est-elle pas la même pour les préjudices que sont, d’une part, le rachat d’une industrie stratégique et, d’autre part, l’envahissement de son territoire ? Il faut reconnaitre que ceux qui dominent la structure hiérarchique entrainent le peuple dans des guerres qui n’ont d’autre fin que de défendre cette structure en lui faisant croire qu’il défend la communauté. La compétition entre les systèmes trouve toujours un alibi au meurtre et à l’asservissement de l’ennemi. Depuis des millénaires, pour se déculpabiliser, les dominants parlent d’amour. Il n’existe pas de faisceau nerveux de l’amour.
Pourquoi s’intéresser à l’avenir de l’espèce humaine auquel nous ne participerons pas ? Pour ses enfants, c’est-à-dire par narcissisme ? Pour ces molécules d’ADN indiscernables après quelques générations ? Il est plus vraisemblable qu’il s’agisse d’une construction purement logique de la société dans son projet de survie.
La liberté – L’absence de liberté est difficile à admettre. L’impression fallacieuse d’être libre a deux origines principales :
- notre comportement est déterminé par notre inconscient où agissent des pulsions primitives transformées par des automatismes socio-culturels,
- notre comportement n’est pas le résultat du simple principe de causalité linéaire mais d’un nombre incalculable de facteurs qui le rendent imprévisible.
Ainsi, la liberté commence où fini la connaissance. Autrement dit, tant que les lois auxquelles nous sommes soumis nous sont inconnues, nous croyons être libres. Dès que nous les connaissons, nous savons que nous leur obéissons. L’homme peut au mieux, espérer une indépendance relative vis-à-vis de ces lois en les utilisant à son profit grâce à la science. La connaissance de la gravitation ne nous en a pas libéré mais nous a permis d’aller sur la lune. Le déterminisme est toujours là, mais il a changé de niveau : Dans sa recherche de connaissances, l’homme reste animé par ses pulsions et utilise les données mémorisées et les raisonnements conformes à ses automatismes inconscients.
Il est intéressant de constater que l’homme revendique sa liberté pour pouvoir choisir son destin mais recherche en même temps la sécurité au sein du groupe et de sa structure hiérarchique. Il se veut libre et responsable afin d’obtenir de la dominance et une reconnaissance sociale. Mais son ascension sociale l’oblige à se soumettre aux règles hiérarchiques et de faire preuve de conformisme. Finalement, il consolide la structure de dominance au nom de la liberté.
Enfin, reconnaitre l’inexistence de liberté conduit à la tolérance. Celui qui agit différemment de moi n’a pas le choix. Alors, comment lui en vouloir ?
La mort – Pour devenir un homme, la cire vierge qu’est l’embryon doit être impressionnée par les autres humains dans les premiers temps de son existence, au risque de ne jamais pouvoir utiliser efficacement les zones associatives de son néocortex préfrontal. Grâce au langage, outil indispensable à ce travail, il recevra, par l’intermédiaire de ses proches, l’héritage de toute l’expérience humaine.
Notre mort est celle de notre matrice biologique mais surtout de notre personnalité constituée de ce que les autres nous ont apporté. Lorsqu’un de nos proches meurt, le sentiment d’amputation que nous éprouvons est liée la disparition de ce qu’il a laissé en nous. Nous pleurons cette partie de nous-mêmes. On peut ainsi considérer que l’individu est à l’humanité ce que la cellule est à un organisme : une partie d’un tout, puisqu’aucun individu ne peut exister en dehors du milieu humain.
L’homme est le seul animal disposant d’un troisième niveau de structures, s’ajoutant à celles innées et acquises. Son cortex lui donne des capacités associatives permettant l’imagination. L’homme ajoute de l’information à la matière. Cette information s’exprime et circule grâce aux langages. Certains l’enrichissent de leur production personnelle qui leur survivra. C’est notre seule façon de vaincre la mort. La stimulation de ces facultés chez l’enfant permettrait à chacun de survivre par un apport spécifique.
La perspective de la mort est la seule certitude de l’homme. La connaissance de son heure le conduirait à l’inhibition. Heureusement, il l’ignore et développe des réactions de lutte, de fuite générant la créativité.
Le plaisir – Le plaisir peut se définir comme le sentiment ressenti pendant l’assouvissement d’une pulsion ou d’un automatisme acquis, le bien-être comme celui éprouvé après sa réalisation, la joie correspondant à l’ajout de l’imaginaire au bien-être. Si le bien-être et la joie sont acceptables, le plaisir sent le soufre, il est associé au sexe et au risque de produire un bâtard prêt à léser l’héritage des enfants légitimes.
Dans le monde chrétien, les dominants s’adonnant au plaisir ont interprété les Evangiles pour les dominés, en valorisant la souffrance sur le modèle de la passion du Christ contre la promesse d’une récompense hiérarchique dans une vie future. Cette situation est encore plus marquée en Inde où les intouchables sont heureux de préparer leur vie suivante.
Mais la survie nécessite la satisfaction de besoins, source du plaisir. Quoi qu’on en dise, nous sommes tous à la recherche du plaisir par la satisfaction de nos besoins vitaux, sinon nous aurions déjà disparu. Le suicide même, qui consiste à faire cesser une douleur, est une recherche de plaisir.
Les êtres et les choses gratifiantes font l’objet de convoitise. Une hiérarchie s’établit et fixe les règles permettant de les obtenir. Les pulsions brutes se heurtent ainsi aux interdits sociaux provoquant des maladies psychosomatiques. Ces pulsions doivent, pour être reconnues comme légitimes, être déformées par les règles de la socio-culture et de la hiérarchie. Pour rendre cet exercice de soumission acceptable à l’individu, le langage permet de l’habiller d’un discours logique, de la présenter parfois comme de l’altruisme, de l’amour ou comme le souci du bien commun alors qu’elle n’est en fait que recherche de plaisir.
Le bonheur – Le bonheur peut être défini comme l’état stable résultant de la succession de phases de désir, de plaisir et de bien-être. Le bonheur ne peut se passer des pulsions. Les Happy pills, qui réduisent ces pulsions, procurent avant tout de l’indifférence. Le bonheur tronqué qu’elles apportent consiste dans la suppression de la souffrance de frustration. Dans tous les cas, le traitement que doivent subir les pulsions primitives pour être légitimement assouvies provoque des frustrations et empêche le bonheur d’être complet.
Il reste l’imaginaire produit à partir des expériences mémorisées qui constitue un petit paradis personnel où peuvent se réfugier ceux qui ont le temps de s’y adonner. Certains fuient également un monde qu’ils rejettent grâce aux drogues ou à la psychose. Mais nos sociétés marchandes ne valorisent l’imagination que si elle est au service de l’innovation technique. Fondées sur la production de biens, elles ont appris à leurs membres, dès l’enfance, un plaisir fondé sur la position hiérarchique qui en détermine la répartition. Alors, l’homme n’imagine, il compare. Il compare son sort a celui de ses contemporains et découvre l’envie qui ne stimule pas l’imagination mais le conformisme, la soumission aux règles pour posséder la marchandise convoitée.
Les idéologies qui se disent révolutionnaires proposent de renverser l’échelle hiérarchique mais ne remettent pas en cause l’existence d’une hiérarchie. De ce fait, elles ne sont porteuses d’aucune promesse de bonheur. Seule la compréhension de l’apparition systématique de hiérarchies dans les sociétés et l’imagination d’une stratégie alternative permettront d’entrevoir le bonheur.
Le travail – L’organisme qui maintient son intégrité en assurant ses fonctions vitales. Chez l’homme, il se charge d’informations, accumulées au fil des générations. L’agriculture, l’élevage, la métallurgie lui assurent une alimentation plus régulière pour moins d’efforts, améliorant ainsi la protection de l’organisme. Puis l’industrialisation provoque un émiettement du travail qui perd toute signification pour celui qui l’accomplit. Sa motivation pulsionnelle d’assurer ses besoins fondamentaux laisse place à celle, acquise, de consommer des objets traduisant sa position hiérarchique. Le temps gagné par l’automation n’a pas été libéré pour l’individu. Il est utilisé pour augmenter la production et renforcer la structure hiérarchique. L’imagination n’a plus de valeur que si elle est au service de la productivité.
Leur travail ne les reliant plus au monde, privés d’informations synthétiques, les hommes se désintéressent de la politique et confient leur destinée à de prétendus spécialistes. Mais le rôle de l’homme est avant tout politique. Il doit adapter en permanence l’organisation des relations entre les individus et les groupes d’individus pour assurer la survie de son espèce. Le travail considéré comme production de biens marchands et pris pour but en soi cristallise les structures hiérarchiques et s’oppose à toute évolution. Pour remotiver l’individu que son travail ennuie, lui permettre d’inventer sa vie, il faut lui montrer la nécessité d’ouvrir les systèmes fermés, de renoncer à l’individualisme, aux corporatismes, aux nationalismes, lui faire prendre conscience de sa place dans la société et dans le monde. Un nouveau mai 1968 ? A condition qu’il ne soit pas une soupape de sécurité mais un nouveau départ. Il faut une nouvelle grille d’interprétation des faits techniques, sociaux, culturels qui assaillent l’homme qui, ne sachant comment réagir, éprouve l’angoisse, une grille ouverte, capable d’interpréter également les apports à venir.
La cellule produit l’énergie nécessaire à sa survie mais aussi, une plus-value, destinée au maintien de l’organisme. Marx a compris que les sociétés fonctionnent de même : l’individu travaille pour ses besoins fondamentaux et produit une plus-value destinée au maintien de sa société.
L’homme peut produire un travail lié à la force et un travail lié à l’information qui se subdivise encore entre l’utilisation des connaissances héritées et la production de nouveaux savoirs. Aujourd’hui l’information abstraite permet de fabriquer des machines capables d’augmenter la production de richesses. Sa maîtrise génère la plus forte plus-value. Elle fonde donc la hiérarchie de dominance de la société actuelle. Jadis, la force physique et la quantité de richesses accumulées l’avaient précédées.
L’information technique a également permis aux sociétés qui la maîtrisaient de dominer celles qui n’y avait pas accès et d’exploiter leurs richesses naturelles. Autrement dit, elle a généré l’impérialisme. Depuis la révolution industrielle le progrès technique est présenté comme un bien indiscutable. A ce titre, l’homme n’est plus considéré que sous le seul aspect de producteur de biens et l’imagination ne s’évalue plus qu’à l’aune de ce qu’elle apporte en termes de production de marchandises. Le progrès technique n’est est en fait qu’une expression de la recherche de dominance.
La vie quotidienne – La vie quotidienne s’inscrit dans une échelle hiérarchique fondée sur la production de biens qui valorise donc l’aptitude à traiter des informations abstraites optimisant la productivité. Dans les sociétés capitalistes, l’individu reçoit en récompensé une position sociale et des marchandises. Dans les sociétés socialistes, il n’obtient qu’une position hiérarchique et des honneurs. Mais dans les deux systèmes, son travail dénué de sens induit parfois la dépression ou la violence. En cherchant l’ascension sociale par la soumission, chacun renforce la structure de dominance sans espoir de la voir évoluer.
La société capitaliste console les frustrations de ceux, la majorité, qui ne peuvent s’élever dans la hiérarchie en leur proposant de consommer des objets et des loisirs qui les détournent des problèmes fondamentaux et dont les profits renforcent encore la structure de dominance. Les individus qui refusent cette logique pour se consacrer à l’engagement politique rencontrent une autre hiérarchie et un autre conformisme auxquels ils doivent se soumettre. L’homme est ainsi pris entre un travail dénué de sens et des idéologies dogmatiques et formatées. L’objectif est aujourd’hui la connaissance de l’homme, des mécanismes de son désir et de son comportement afin de le débarrasser des valeurs dénuées de sens, de créer une culture grâce à une créativité guidée par des pulsions activant l’imagination, libérées de la bride des conventions.
Le sens de la vie – La question du sens de la vie sous-entend l’existence d’un message écrit par une conscience, porté par les êtres vivant et que l’homme seul pourrait décoder. Durant ces dernières années, les connaissances sur le processus vivant, c’est-à-dire le signifiant, ont progressé. Mais existe-t-il seulement un signifié ? On quitte le domaine de la science pour celui de la foi. Puisque le signifié, s’il existe, semble devoir rester hors de notre portée, voyons plus modestement ce que nous apprend le signifiant et sa syntaxe.
La progression de la vie répond à une loi d’association d’organismes simples, comme les cellules, pour constituer des organismes complexes. Sa poursuite devrait conduire l’espèce humaine, la seule consciente de former une espèce, atteindre un nouveau pallier d’organisation que constituerait un organisme planétaire. Pour cela, il faut que l’homme chemine vers la formation d’une communauté unique, sans s’arrêter à des sous-ensembles qui se combattent au nom de la paix, de l’amour, de la responsabilité ou de la liberté.
La politique – L’objet de la politique consiste a organiser les rapports entre individus puis entre les structures sociales qu’ils constituent, jusqu’au niveau planétaire. Ce but ultime est encore hors de portée. Sous un autre aspect, il s’agit d’utiliser la plus-value de chaque individu pour construire une structure sociale. Mais il est vain de vouloir transformer les rapports socio-économiques en ignorant le fonctionnement de nos systèmes nerveux qui conduit chaque individu vouloir s’approprier les êtres et les objets permettant d’assurer sa son maintien et son plaisir, induisant l’établissement d’une hiérarchie de dominance. Cette hiérarchie existe dans les régimes capitalistes comme dans les régimes socialistes.
Faire de la politique aujourd’hui consiste à habiller d’un discours logique et préétabli des motivations pulsionnelles et narcissiques selon qu’on soit ou non satisfait de sa place dans la hiérarchie. Lorsque l’ordre hiérarchique est renversé, il est remplacé par une autre structure de même nature, assise sur un autre discours logique et le cycle recommence. Ainsi, la démocratie n’est pas l’opinion du plus grand nombre mais l’intégration de ses pulsions. Pour les satisfaire, les sociétés capitalistes organisent la vente de marchandises dont le besoin a été suscité par la publicité. Le profit renforce l’échelle hiérarchique ainsi que les disparités en augmentant le niveau de vie global et en faisant baisser le chômage. Elles vont chercher les ressources naturelles qui leur font défaut dans des pays qui ne possèdent pas l’information nécessaire à leur exploitation. Ainsi des monstres économiques se créent et imposent à la planète leur désir de profit en dilapidant ses richesses.
La politique se résume, derrière le discours, à la recherche de la dominance au niveau des individus et des groupes qu’ils constituent. Ainsi, le désir de dominance des chefs d’entreprises se heurte à celui des syndicalistes. Les seuls choix logiques sont donc la défense systématique du plus faible ou la fuite. La politique doit s’intéresser aux causes et non aux effets. Pour cela, il faut prendre conscience que l’origine des conflits réside dans nos systèmes nerveux et que l’humanité abandonne la logique d’affrontement pour celle d’un organisme vivant où chaque organe coopère sans vouloir dominer l’autre. Et puisque nous ne sommes pas libres, il ne s’agira pas d’un choix mais d’une pression de nécessité en vue de la survie de l’espèce.
Le passé, le présent et l’avenir – La question du temps conduit le biologiste à des questions sans réponses. S’il existait une conscience à l’échelle de l’univers, le temps et l’espace n’existeraient pour elle puisqu’elle les inclurait dans son être. En revanche, ils existent pour chacune des parties qui la constituent du fait de leur distance et de la durée nécessaire pour communiquer entre elles. Chaque degré d’organisation possède son temps : l’électron, l’atome, la molécule, la cellule, l’homme…
Pour le biologiste, le temps est linéaire et correspond l’accroissement de l’entropie à laquelle sont soumis les organismes vivants. Certains attribuent à des mécanismes de régulation la propriété de conserver le temps du fait qu’ils retournent sa flèche sur elle-même, faisant se succéder et se confondre cause et effet. Mais ils oublient que les organes qui effectuent cette régulation sont eux-mêmes soumis à l’entropie et qu’un état stable au niveau macroscopique ne l’est pas si on l’examine de plus près.
A plus grande échelle, nous sommes les témoins de différents temps : les informations nous viennent du monde à la vitesse des ondes électromagnétiques alors que nos possibilités d’action en retour sont lentes et de portée limitée. Comment envisager un monde idéal dans ces conditions qui nous interdisent tout accès à l’avenir et en ne connaissant de la vie que la syntaxe, son sens restant hors de portée.
Si c’était à refaire – La naissance nous place dans un enchevêtrement de déterminismes si complexes que nous ignorons la destination des rails sur lesquels nous sommes placés mais que nous ne pouvons néanmoins pas quitter. L’absence de liberté implique que cette question ne se pose pas.
La société idéale – Créer une société idéale est une tâche impossible : le futur, produit de la recomposition permanente des éléments du passé, est insaisissable a priori et porteur d’idéaux sans cesse renouvelés. En outre, nous ne savons rien du sens de notre vie, de son contenu sémantique, qui pourrait permettre de fixer un cap. Seule sa syntaxe, c’est-à-dire les conditions de son déroulement, nous est accessible.
L’édification d’une société nouvelle, à défaut d’être idéale, implique l’abandon de la logique des hiérarchies, des dominances et des conflits au profit de celle de la coopération. Cela passe par l’abandon du dogmatisme afin d’être capable de tirer les enseignements des échecs passés et d’ajuster en permanence les réponses aux besoins. La prise en compte, pour la première fois dans l’histoire, des connaissances nouvelles sur le comportement humain et sur l’inconscient rendront ces changements possibles. Enfin, cette société nouvelle ne pourra pas se limiter à un isolat humain, même national, compte tenu de l’interdépendance des sociétés.
Une foi – L’incompréhension du monde et du sens de sa vie, la perspective de sa mort ont conduit l’homme a fabriquer des mythes donnant un mode d’emploi pour agir et supprimer son angoisse. Les religions se sont ainsi établies avec leurs dogmes, leurs punitions et leurs récompenses dans l’autre monde, entretenues par les dominants afin d’apaiser les dominés. L’indéniable goût de l’homme pour la réflexion métaphysique doit affronter l’hostilité des religions qui prétendent apporter toutes les réponses nécessaires et la société de consommation qui lui laisse peu de temps.
Sur la base de son éducation religieuse conventionnelle, de ses rencontres et de son parcours scientifique, Henri Laborit perçoit le Christ comme un ami personnel, poétique et asocial, dans une relation désintéressée, en un lieu imaginaire dépourvu de logique de dominance, et dont il n’attend ni résurrection ni promotion sociale dans l’autre monde.
Les églises chrétiennes ont interprété le message sémantique du Christ pour en faire un mode d’emploi, un ensemble de règles de vie. Plutôt que d’y voir la défense du faible face au pouvoir, elles ont pris le parti des puissants. Au contraire, les marxistes ont voulu trouver le sens de la vie dans les règles proposées par Marx, justifiant ainsi le totalitarisme. Marxistes et chrétiens ont ainsi dénaturé le message dont ils se disent inspirés pour servir leurs objectifs propres. Il n’est pas étonnant que de nombreux chrétiens se soient tournés vers le marxisme. Ils y ont trouvé la syntaxe adaptée à leur temps pour porter le message sémantique du Christ.
Et puis encore… – La Terre fut témoin du développement des plantes, convertissant l’énergie solaire en matière vivante, puis d’animaux dotés d’un système nerveux de plus en plus sophistiqué : les reptiles et les poissons, les mammifères et enfin l’homme qui hérita du système nerveux de ses prédécesseurs, complété d’une structure lui permettant l’imagination par association des éléments mémorisés. Il oublia que les étages inférieurs étaient toujours le siège des pulsions et des automatismes animaux qui conditionnent nombre de ses actes. Puis, prenant conscience que le monde devait être partagé il découvrit la jalousie, la haine et l’angoisse. Prisonnier de la hiérarchie et des conventions sociales il fuit vers dans l’imaginaire vers l’art et la science, parfois la folie. Mais l’art et la science furent utilisés par les marchands pour renforcer l’échelle hiérarchique. L’homme doit-il disparaitre pour rendre possible une beauté gratuite ? Et sera-t-elle beauté s’il n’y a personne pour l’admirer ?
Citations :
- La liberté commence où fini la connaissance
- La vraie famille de l’Homme, ce sont ses idées, et la matière et l’énergie qui leur servent de support et les transportent, ce sont les systèmes nerveux de tous les hommes qui à travers les âges se trouveront «informés» par elles. Alors, notre chair peut bien mourir, l’information demeure, véhiculée par la chair de ceux qui l’on recueillie et la transmettent en l’enrichissant, de génération en génération.
- Je souhaite une culture faisant l’école buissonnière, le nez barbouillé de confiture, les cheveux en broussaille, sans pli de pantalon et cherchant à travers les taillis de l’imaginaire de sentier du désir.
- Il existe un conformisme révolutionnaire comme il existe un conformisme conservateur.
- Ce n’est pas l’Utopie qui est dangereuse, car elle est indispensable à l’évolution. C’est le dogmatisme, que certains utilisent pour maintenir leur pouvoir, leurs prérogatives et leur dominance.
Merci pour ce texte qui exprime parfaitement la puissance et la modernité de la pensée d’Henri Laborit.
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