Par les temps qui courent le moins que l’on puisse dire, c’est que le spectacle politique nous fait perdre nos repères : il y a ceux qui sont vraiment de gauche, un peu plus à droite que leurs camarades de la gauche de la gauche, ceux qui se revendiquent de la droite forte, ceux qui sont depuis toujours gaullistes sans jamais avoir cessé d’être séduits à la fois par les valeurs de la droite nationale et de la gauche sociale – à la fois nationalistes et socialistes… tient, ça me dis quelque chose… – et puis il y a ceux qui se disent et de droite, et de gauche. Bonjour dyslexie !
Hier la gauche combattait pour l’émancipation des prolétaires de tous les pays, faisant prévaloir la classe sociale sur la nationalité. La droite, quant à elle, défendait la nation, son organisation, sa morale, sa religion et sa hiérarchie sociale qu’elle prétendait naturelle. La vision internationaliste et progressiste de la gauche s’opposait clairement au patriotisme et au conservatisme de la droite. Que de chemin parcouru ! Aujourd’hui, ceux qui se revendiquent de la vraie gauche souhaitent mettre en place des barrières douanières pour empêcher les produits asiatiques d’envahir notre marché intérieur et préserver ainsi les emplois nationaux. La droite, guidée par la promesse de plus grands profits, souhaite au contraire un marché mondialisé et fluide, sans considération pour les conséquences sociales.
Ainsi, la victoire progressive de la mondialisation et du libre-échange semble avoir des conséquences aussi inattendues qu’involontaires : on assiste, au prix d’une paupérisation des catégories sociales les plus fragiles dans les pays riches, par un phénomène de vases communicants, à l’émergence d’une classe moyenne dans des pays du Tiers Monde dont l’immense majorité de la population était jusque là condamnée à la misère. Si la mise en œuvre des théories de Marx avait conduit à une telle évolution vers l’égalité, nul doute que ses épigones y auraient vu la preuve irréfutable du caractère prophétique de sa pensée. Mais aujourd’hui, ils veulent arrêter ce mouvement. Qu’importe le niveau de vie du prolétaire chinois. La gauche d’inspiration marxiste est devenue nationaliste. Rien d’étonnant à ce qu’elle ne soit plus aussi allergique aux idées nauséabondes de l’extrême droite.
Mais derrière les travestissements, les positions de circonstances et les parades destinées à séduire l’électeur désabusé, comment peut-on caractériser la gauche ? Existe-t-il un commun dénominateur aux valeurs de gauche, un principe général ? Pour certains il sera dans l’égalité de tous se traduisant par une citoyenneté ne dépendant ni de la couleur ni du sexe, d’autres le verront dans la démocratie, la collectivisation des moyens de production, la reconnaissance des droits des minorités ou encore la juste rémunération de son travail. Il me semble que toutes ces valeurs et tous ces combats ont une source commune.
Considérons le mouvement dans son ensemble. L’histoire de la gauche est l’histoire de l’émancipation, celle des opprimés, des miséreux coupables d’une naissance qui les condamne aux travaux forcés, de ceux qui détonnent par leur couleur, leur religion, leur langue, leurs coutumes, leurs amours. La parole de gauche est celle de tous ceux-là qui réclament leur part de bonheur. Ce mouvement vers l’émancipation est animé par le principe du droit au bonheur individuel autrement dit, être de gauche c’est admettre la légitimité de la revendication de chaque individu au bonheur et œuvrer pour sa réalisation.
Vous n’êtes pas convaincu ? Vous vous dites je suis de droite et je n’empêche personne d’être heureux ! Alors examinons quelques valeurs attribuées à la gauche et qui font aujourd’hui l’objet de débats.
La laïcité tout d’abord. Elle consiste à reconnaître à chacun la liberté de pratiquer la religion qu’il souhaite, ou de n’en pratiquer aucune et à veiller à ce que cette liberté soit effective. Elle induit la neutralité active de l’Etat, donc sa séparation d’avec les églises, ainsi que la tolérance envers l’autre. Le principe du droit au bonheur individuel sous-tend clairement cette valeur : chacun a le droit d’être heureux dans la pratique du culte de son choix. La droite, au contraire, est attachée à la religion dominante ou au moins à sa place dans la culture nationale. Elle voit dans le lien entre le pays et sa religion un facteur de cohésion de la communauté nationale. Il faut par ailleurs se méfier de l’utilisation du mot laïcité qui est couramment dévoyé. Alors qu’il implique un même respect, une égalité et une symétrie de traitement de toutes les croyances, certain l’invoque aujourd’hui pour défendre leur propre religion, pour lui donner, ou lui redonner, une priorité dans l’espace public et faire du prosélytisme. La laïcité est loin.
Le féminisme, dans son sens commun et malgré différents courants, défend l’égalité des droits des hommes et des femmes. Alors que la droite conçoit la fondation d’une famille sur la base de la complémentarité naturelle de l’homme et la femme, le premier s’occupant de faire vivre et de défendre son foyer tandis que la seconde élève les enfants et organise la vie matérielle, la gauche revendique le droit des femmes à s’accomplir par le travail et à accéder à l’indépendance matérielle. Cette symétrie sur le plan professionnel se traduit par une symétrie dans les rôles au sein du foyer et dans les rapports aux enfants. Si l’on peut discuter de l’atteinte effective de l’objectif fixé, il est indéniable que l’intention du féminisme se fonde sur le droit au bonheur individuel.
La justice sociale revendiquée par la gauche consiste de façon schématique à payer de façon décente les salariés, à les traiter comme des êtres humains, non comme du bétail qui n’est considéré que pour sa force physique, ni comme des machines que l’on peut arrêter, redémarrer, déplacer et remplacer à l’envi, pour optimiser les profits. Là encore, les mouvements sociaux trouvent leur origine et leur légitimité dans le droit au bonheur individuel. La droite s’est longtemps désintéressée des conditions de vie des salariés ou seulement d’un point de vue purement pratique, pour s’assurer qu’ils disposaient du minimum nécessaire pour accomplir leur labeur quotidien. En Occident, l’interdiction progressive du travail des enfants, les congés payés ou la journée de huit heures, qui impliquaient une baisse de productivité dans les mines ou les manufactures ont été acquis par des rapports de force au nom du droit au bonheur.
Le mariage des personnes de même sexe, ou le mariage pour tous, est fondé sur le principe que l’union civile a pour objet le bonheur des contractants, la procréation n’étant pas obligatoire. Dans ces conditions, il est légitime que chacun ait un même accès au mariage, que ce soit ou non dans une perspective d’avoir des enfants. La droite considère au contraire que la procréation est le but du mariage dans une logique de renouvelement et de renforcement de la société.
Bien d’autres exemples pourraient illustrer les combats de la gauche pour défendre le droit au bonheur individuel : le pacifisme, l’antiracisme, l’accès de tous à une éducation émancipatrice et à la culture, le suffrage universel, le contrôle des naissances, l’abolition de la peine de mort qui est la reconnaissance implicite que tout homme a droit au bonheur minimal, celui d’exister. L’écologie, pour sa part, étend le droit au bonheur à l’ensemble du vivant en restreignant la part revenant à l’homme.
Evaluer à cette aune les idéologies et les programmes politiques qui en sont les déclinaisons, permet d’identifier, derrière les discours de façade, ceux qui sont par nature de gauche et ceux qui n’en ont que l’apparence. Le résultat peut être surprenant. Pour illustrer le propos par un exemple, on peut légitimement douter que le communisme soit de gauche. Le parti unique, l’endoctrinement, l’absence de liberté, la répression impitoyable, les arrestations arbitraires, les camps d’extermination par le travail qui accompagnent systématiquement les régimes communistes ne sont pas des formes de reconnaissance de la légitimité du droit au bonheur individuel. La promesse initiale est certes une société heureuse sans classes et sans Etat mais la réalité est toujours inverse.
Dans notre monde complexe, imprévisible, et dangereux qui nécessite des adaptations permanentes, les idéologies préfabriquées sont devenues caduques. L’histoire a montré qu’un pacifisme inconditionnel favorisait la barbarie et il est devenu clair qu’une laïcité passive était une aubaine pour tous les partisans d’un Etat religieux. Mais si les références d’hier ont disparu, une politique de gauche se reconnait toujours à son cap, à son projet général de travailler à un monde où chacun puisse disposer de son droit au bonheur.