Stefan Zweig (1881-1942)
Le monde d’hier est le dernier livre de Stefan Zweig. Exilé au Brésil il enverra le manuscrit à son éditeur avant de se donner la mort le 22 février 1942 avec sa femme. L’ouvrage ne sera publié qu’en 1943.
Il s’agit de l’autobiographie d’un écrivain, juif, pacifiste, humaniste et homme de culture qui aura œuvré en vain pour la paix, livrant selon ses propres termes une lutte pour la fraternité spirituelle avec les rares écrivains de son temps qui ont partagé, même dans les heures les plus sombres, son idéal universaliste et cosmopolite, notamment son ami Romain Rolland.
Le monde d’hier – Stefan Zweig – Résumé
Préface – Stefan Zweig, malgré sa réticence, écrivit cet ouvrage dont il était le personnage central pour témoigner des innombrables bouleversements qu’il avait traversés en tant qu’autrichien, de juif, d’écrivain, d’humaniste et de pacifiste. Elevé dans la Vienne rayonnante des Habsbourg où la liberté individuelle avait atteint un degré jusqu’alors inconnu, il fut le témoin de deux guerres mondiales et des totalitarismes du XXe siècle : le fascisme, le national socialisme et le bolchévisme. La vie lui avait fait connaître la richesse et la pauvreté, le statut de bourgeois respecté et celui de paria, la citoyenneté d’une grande cité et l’exil. C’est loin de chez lui que Stefan Zweig rédigea Le monde d’hier, sans document, avec sa mémoire pour seule source.
Le monde d’hier – Stefan Zweig – Résumé
Le monde de la sécurité – A Vienne, l’époque qui précéda la Première guerre mondiale peut-être qualifiée d’âge d’or de la sécurité. L’avenir inspirait la plus grande confiance : l’Empire et les institutions semblaient inébranlables, le progrès technique ne devait jamais s’interrompre, la prospérité était promise à tous.
Stefan Zweig était issu de la grande bourgeoisie juive. Son père, originaire de Moravie, fils d’un marchand de produits manufacturés, avait fondé sa propre tissanderie dont l’exploitation et le développement l’avait rendu très riche. Il conduisait ses affaires avec prudence sans jamais contracter de prêt, menait une vie confortable mais sans ostentation et nourrissait une aversion pour les honneurs. Sa mère, née en Italie, descendait d’une famille implantée dans le monde entier : en Italie, à New York, à Paris et à Vienne. Ses membres partageaient le sentiment d’appartenir à une noblesse liée à leur réussite sociale. Ils veillaient à tenir leur rang et à éviter les mésalliances. Ce sentiment aristocratique amusait Stefan Zweig. Quelque fût leur réussite, ces familles juives étaient issues à quelques décennies près de semblables ghettos.
Plus tard, il réalisa que la volonté de réussite sociale, tant reprochée aux Juifs, masquait un idéal d’élévation spirituelle, que la prospérité matérielle n’était qu’un moyen d’accéder à une culture et à une connaissance de portée universelle qui valait à celui qui les possédait l’admiration véritable de sa communauté. Ainsi, nombre de descendants de riches familles juives délaissaient l’industrie de leur père pour la poésie, la musique, la philosophie ou la science. Cette aspiration valut aussi aux Juifs le reproche de leur présence disproportionnée dans les professions intellectuelles.
Le renoncement de l’Empire des Habsbourg à sa puissance passée avait transformé l’esprit patriotique autrichien en un amour des arts qui ne s’exprimait nul part mieux qu’à Vienne. La convergence des plus grands artistes européens avait créé dans la capitale dont la taille était restée humaine un esprit hospitalier et cosmopolite qui faisait du viennois un citoyen du monde. Chacun, quel que soit son milieu, considérait les acteurs de théâtre ou les chanteurs d’opéra comme des héros et éprouvaient un attachement viscéral pour les salles de spectacles de la ville où Beethoven, Liszt ou Brahms s’étaient produits.
Au XIXe siècle, quand la monarchie et la haute aristocratie délaissèrent la culture, la société juive prit le relais, comme public puis dans la création, s’imprégnant de l’esprit viennois pour lui donner un nouvel éclat.
Cette parenthèse de sécurité, où la culture avait une importance bien supérieure à la politique tant les conflits paraissaient éloignés dans l’espace et le temps, laisserait bientôt la place à des tourmentes insoupçonnées.
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L’école au siècle passé – Cinq années passées à l’école primaire suivies de huit au lycée, des cours dispensés de façon rigide, mécanique, autoritaire par des professeurs dépourvus d’humanité ont laissé à Stefan Zweig un souvenir de dégoût et d’ennui. Le système scolaire était avant tout destiné à apprendre aux jeunes gens à respecter l’ordre établi dans un monde où seul l’âge inspirait le respect et où chacun s’efforçait de se vieillir. Après quatre années de lycée, convaincus de n’avoir plus rien à y apprendre, Stefan Zweig et ses camarades furent saisis d’une passion boulimique pour la littérature, l’opéra, le théâtre, la peinture. Chacun lisait les critiques, voulait assister aux meilleurs spectacles, guettait les nouveaux livres, cherchait à découvrir les artistes les plus modernes. Ils écrivaient des vers inspirés par de jeunes prodiges à peine plus âgés, Rilke mais surtout Hofmannsthal qui, dès dix-sept ans, faisait preuve d’une maîtrise et d’une maturité à peine croyables.
Dans la dernière décennie du XIXe siècle, la vie politique de la paisible Autriche fut bouleversée par des tensions liées aux effets du développement de l’industrie. Tout d’abord, les ouvriers s’unirent et formèrent un parti socialiste, dirigé par Victor Adler, qui obtint le remplacement du suffrage censitaire par le suffrage universel. Par ailleurs, face à la double menace de l’ascension sociale du prolétariat et de la concurrence des manufactures et des grands magasins, la petite bourgeoisie des artisans et des petits commerçants se rassembla sous l’étendard du parti chrétien social de Karl Lueger, défenseur des petites gens et antisémite assumé. Emergea ensuite le parti national allemand, ouvertement antisémite, qui s’implanta dans les Marches de Bohême, compensant son faible nombre d’adhérents par la violence de leurs actions, notamment dans les universités. Absorbés dans leur passion pour les arts qui confinait à l’arrogance, Stefan Zweig et ses amis ne prêtèrent que peu d’attention à ces événements.
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« Eros matutinus » – A l’époque où Stefan Zweig devint adolescent, la société bourgeoise autrichienne et occidentale faisait un silence total sur la question du désir charnel. Le sujet n’était abordé ni en famille, ni à l’école, ni en public. Les jeunes filles étaient censées ne pas connaître le désir avant qu’il n’ait été éveillé par leur mari. Quant aux jeunes gens, les études et les diverses distractions auxquelles ils avaient accès devaient éloigner toute pensée érotique jusqu’à ce qu’ils soient en âge de se marier, vers vingt cinq ou vingt six ans.
Le refoulement de la sexualité au XIXe siècle est illustré par la littérature qui idéalise les relations de couple en décrivant des sentiments sublimes sans souci des corps mais aussi par la mode qui recouvre l’intégralité de l’anatomie des femmes et les enserre dans des vêtements particulièrement inconfortables, les obligeant à renoncer à leurs formes propres au profit d’une silhouette standardisée.
Mais la bienséance bourgeoise exigeait plus : les jeunes filles ne sortaient qu’accompagnées, leurs lectures étaient contrôlées et, en somme, leur jeunesse était organisée de telle sorte qu’elles restassent, jusqu’au mariage, étrangères à la vie. Les jeunes gens trouvaient généralement du réconfort auprès de prostituées ou de filles modestes faciles à séduire. Dans les coulisses de la scène bourgeoise prônant une morale aussi rigide que contraire à la nature, le monde la prostitution et de la pornographie était florissant. Les jeunes gens vivaient dans l’angoisse d’avoir engrossé une conquête de quelques soirs ou contracté la syphilis et nombre d’entre eux se suicidaient dès la maladie diagnostiquée, par crainte de la honte et des effets délétères du traitement. Cette hypocrisie qui jetait l’ombre du malheur sur la jeunesse bourgeoise épargnait le monde ouvrier où le concubinage était mieux accepté et l’âge du mariage plus précoce.
S’il est vrai que la jeunesse aisée de la fin du XIXe siècle a profité d’une grande liberté individuelle et de la possibilité de voyager et de s’adonner à ses passions culturelles, elle a également souffert d’une morale contrariant la nature. Les relations entre garçons et filles sont devenues depuis beaucoup plus saines, harmonieuses et finalement heureuses, loin des craintes passées.
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« Universitas vitae » – En 1900, Stefan Zweig entra à l’université. En Allemagne et en Autriche allemande, les étudiants bénéficiaient alors de privilèges hérités du Moyen Age tels que celui de ne pas dépendre des tribunaux ordinaires et de pouvoir impunément se battre en duel. Les associations d’étudiants cultivant un esprit de caste exigeaient des nouveaux une obéissance absolue, le respect des traditions ainsi que des gages de virilité tels que d’absorber de grandes quantités d’alcool ou de provoquer des duels à l’épée. Si cette vie de bretteur ne permettait pas aux étudiants d’acquérir une formation solide, les cicatrices au visage et l’appartenance à une association étaient d’excellents passeports pour trouver un emploi. Stefan Zweig choisit la philosophie car les cours n’étaient pas obligatoires. Pendant les trois premières années, il se consacrerait à sa passion de l’écriture, puis, la dernière, travaillerait intensément pour obtenir son doctorat.
Alors qu’il n’avait que dix neuf ans, Stefan Zweig envoya ses meilleurs vers à la principale maison d’édition spécialisée. A sa grande surprise le recueil fut publié. Il reçut en outre un bon accueil de la critique et lui valut les encouragements de ses pairs. Peu après il envoya un manuscrit en prose au très respectable et très culturel quotidien Neue Freie Presse dans lequel écrivaient les plus grandes plumes de l’époque. Il fut reçu par Théodore Herzl, alors rédacteur de la rubrique appelée feuilleton, qui accepta de le publier. Les deux hommes entretinrent des relations amicales pendant plusieurs années.
Alors qu’il réfléchissait depuis longtemps à la réconciliation entre judaïsme et christianisme, Herzl avait assisté, lors d’un voyage à Paris, à la dégradation publique du capitaine Dreyfus. Cette injustice avait mis fin à son rêve : la cohabitation tolérante était impossible, les Juifs devaient avoir leur Etat. Son ouvrage L’Etat des Juifs eut un écho majeur dans l’Europe de l’Est, où les conditions de vie des Juifs étaient particulièrement dures, mais resta incompris en Autriche où ils jouissaient des mêmes droits que les autres citoyens. Lorsque Herzl mourut, des Juifs de tous les pays convergèrent vers Vienne en si grand nombre et lui manifestèrent un tel attachement que l’événement reste unique dans l’histoire.
Après ses succès littéraires qui lui valurent l’estime de sa famille, Stefan Zweig partit étudier une année à Berlin. Il voulait quitter son milieu bourgeois, connaitre la vie de bohème dans une ville en devenir qui, contrairement à Vienne, ne glorifiait pas son passé et ses traditions. L’expérience fut fructueuse. Il croisa toutes sortes de personnages, notamment Rudolf Steiner, futur fondateur de l’anthroposophie et développa un intérêt pour les individus interlopes qui ne le quitterait jamais. Il pris également de la distance avec ses œuvres de jeunesse qui lui paraissaient désormais artificielles. L’été suivant Stefan Zweig se rendit en Belgique pour rencontrer Emile Verhaeren qu’il admirait à tel point qu’il consacra deux années à traduire son œuvre, permettant au poète belge francophone d’accéder à la célébrité en Allemagne.
Revenu de ses voyages et conformément à ses projets, Stephan Zweig après quelques mois de travail intense fut reçu docteur en philosophie. Désormais libre vis à vis de l’extérieur, il cultiverait sa liberté intellectuelle.
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Paris, la ville de l’éternelle jeunesse – En 1904, Stefan Zweig, tout juste diplômé, partit pour Paris qui offrait alors ce qu’on ne trouvait dans aucune autre ville : la légèreté, la liberté, la gaieté, l’hospitalité pour les étrangers, une considération égale pour les citoyens de toutes les classes sociales, des relations joyeuses et apaisées entre hommes et femmes. Stefan Zweig élut domicile dans un petit hôtel au Palais Royal, quartier à la fois chargé d’histoire, central et calme.
Emile Verhaeren, qui habitait désormais Saint-Cloud, introduisit Stefan Zweig auprès des artistes les plus talentueux de Paris. Ils occupaient pour la plupart un emploi de fonctionnaire ou de bibliothécaire leur procurant de quoi faire vivre leur famille modestement tout en leur laissant le temps de s’adonner à leur art.
A Paris, Stefan Zweig se lia d’une amitié intime avec Léon Bazalgette dont il appréciait les franches critiques et l’ouverture au monde qui l’avait conduit à traduire des poèmes de Walt Whitman. Il fit la connaissance de Rodin et fut le témoins, dans son atelier, de sa façon singulière de travailler, mêlant passion, tension et précision, entièrement absorbé par son art comme s’il avait pris un moment congé du monde. Il retrouva aussi Reiner Maria Rilke à qui il vouait une immense admiration pour son oeuvre mais également pour sa retenue, sa pratique de la sourdine excluant toute véhémence et toute vulgarité, sa passion pour Paris et pour sa conversation qui donnait du relief aux sujets les plus anodins.
Le séjour à Paris de Stefan Zweig se termina prématurément. Suite au vol de sa valise dans sa chambre d’hôtel et à son refus de porter plainte contre le coupable du larcin, un pauvre diable arrêté peu après, le patron de l’établissement lui fit comprendre que ce manque de solidarité avec les honnêtes gens le rendait indésirable chez lui. Il anticipa donc de quinze jour le voyage à Londres qu’il avait projeté.
Mais la capitale anglaise n’était pas Paris : la société, la camaraderie et la gaité y faisait défaut. Malgré quelques échanges, Stefan Zweig ne parvint pas à pénétrer la société anglaise dont les centres d’intérêt, le sport, la cour et la politique nationale étaient bien éloignés des siens.
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Détours sur le chemin qui me ramène à moi – A l’âge ou de nombreux jeunes gens avaient fondé une famille, Stefan Zweig n’avait encore que voyagé et écrit quelques textes qu’il considérait comme ceux d’un débutant. Il loua un petit pied à terre dans les faubourgs de Vienne pour y déposer les objets qu’il avait amassé, quelques dessins, des manuscrits de musiciens et d’auteurs. Sa pièce maitresse était un poème écrit de la main de Goethe. Il cherchait dans ces documents la genèse du chef d’œuvre, l’étincelle du génie émergeant d’une écriture confuse. Sa quête des traces terrestres laissées par les artistes qu’il vénérait fut comblée lorsqu’il apprit qu’une de ses voisines, alors octogénaire, était la fille du médecin de Goethe et que le grand homme l’avait tenue sur les fonds baptismaux.
Stefan Zweig franchit alors une étape majeure dans la vie d’un écrivain : le choix de son éditeur. Il fut admis dans le cercle restreint des auteurs de la jeune et exigeante maison d’édition Die Insel. La qualité des textes alliée à des livres d’une parfaite facture conduisit Die Insel vers un succès qui était loin de lui être assuré.
A vingt-six ans, Stefan Zweig décida de s’essayer à des œuvres plus amples que des poèmes ou des nouvelles. N’osant se risquer au roman, il opta pour le théâtre. Ses pièces furent particulièrement bien reçues par le monde de l’art dramatique. Mais à plusieurs reprises, les représentations furent annulées en raison du décès de l’acteur principal ou du metteur en scène peu avant la première et cette malédiction le détourna pour un temps du théâtre.
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Par delà les frontières de l’Europe – Le succès allait croissant pour Stefan Zweig qui vivait désormais de sa plume et entretenait des amitiés avec de nombreux intellectuels. Parmi eux, Walter Rathenau, homme de grande culture et conseiller de Guillaume II, qui avait remarqué ses talents littéraires lui conseilla de voyager hors de l’Europe pour mieux la comprendre. Stefan Zweig suivit le conseil et entreprit de lointains voyages.
En Inde, il découvrit le racisme envers la population locale et la condition quasi divine de l’homme blanc entouré de serviteurs. Remontant sur l’Indochine, il se lia d’amitié avec Karl Haushofer, officier d’état major chargé par le gouvernement Allemand d’observer la guerre russo-japonaise. Cet homme large d’esprit et dont la culture dépassait la simple science militaire, inventerait plus tard l’expression d’espace vital et deviendrait l’ami d’Hitler qui utiliserait ses idées pour donner un vernis scientifique à sa volonté brutale de dominer le monde. Nul ne sait dans quelle mesure Haushofer souscrivit à cette interprétation de son travail.
Un voyage en Amérique suivit. A New York, après la séduction d’une ville en devenir, Stefan Zweig éprouva une grande solitude. Les cinémas, les galeries d’art, les musées étaient alors rares. Pour s’occuper, il chercha du travail. Sans avoir besoin d’indiquer sa nationalité, sa religion ni son origine il eut rapidement plusieurs propositions. Le voyage se poursuivit par les principales villes de la côte est et s’acheva sur le chantier du canal de Panama. Stefan Zweig prit alors conscience de faire partie de ceux qui avaient vu l’océan atlantique et l’océan Pacifique juste avant que leurs eaux se mélangent sous l’action du travail des hommes.
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Les rayons et les ombres sur l’Europe – L’époque qui précéda la Première Guerre mondiale fut pour l’Europe un moment de prospérité, d’espoir et de beauté comme jamais il n’y en avait eu auparavant. Le poids des traditions s’estompait. La mode imposait désormais de paraitre jeune, les relations entre les sexes s’étaient apaisées, la science promettait une vie plus facile et plus douce. Mais cette puissance nouvelle, fruit de quarante années de paix, faisait naître des ambitions de domination et des tensions internationales et semblait ne devoir se dissiper que dans un confit de grande envergure. Ici, la durée du service militaire s’allongeait, là un impôt de guerre était créé, partout les alliances et les oppositions devenaient plus marquées. L’erreur des intellectuels fut alors de croire que la raison triompherait, fut-ce au dernier moment. Seul Paul Valéry avait un regard lucide sur les dangers de guerre. Romain Rolland pour sa part tentait depuis 1904 et son premier roman L’Aube de rapprocher Français et Allemands. Stefan Zweig fut conquis par l’écriture de Romain Rolland puis par l’homme rencontré à Paris. Une longue amitié unirait les deux hommes. Profond et modeste à la fois, Romain Rolland lui avoua chercher par son œuvre Jean-Christophe à exprimer sa reconnaissance à la musique, sa foi en l’unité européenne et lancer un appel à la conscience et à la raison des peuples.
Alors que le cercle d’intellectuels européens auquel appartenait Stefan Zweig tentait avec ses moyens artistiques de s’opposer à la guerre, la propagande fonctionnait à plein régime. Dans un cinéma de Tour, Stefan Zweig fut témoins de sifflets et de cris de haine lorsque l’empereur Guillaume II apparut à l’écran dans un film d’actualité. Cet épisode prouvait que le message belliqueux avait diffusé jusque dans les provinces.
Pourtant, malgré les risques de guerre, ce printemps 1914 était vraiment très beau et l’été à venir riche en projets pour Stefan Zweig, résolu à l’optimisme de ses trente deux ans.
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Les premiers jours de la guerre de 1914 – Stephan Zweig était parti à Baden, une ville d’eau proche de Vienne, au début début de l’été 1914, pour y travailler dans une atmosphère sereine et studieuse. Le 28 juin 1914, il lisait dans un parc lorsque le bruit de fond musical qui venait d’un kiosque cessa. Un panneau annonça bientôt l’assassinat de l’Archiduc François Ferdinand. Quelques heures plus tard, une fois passée la surprise, chacun reprit ses occupations habituelles. L’héritier du trône ne jouissait d’aucune sympathie auprès des autrichiens, pas même auprès de l’Empereur qui lui reprochait son empressement à le remplacer. Son assassinat n’avait donc pas suscité d’émotion.
Après une semaine consacrée aux funérailles, la mécanique infernale fut lancée par les diplomates austro-hongrois : ultimatum inacceptable de l’Empire à la Serbie, mobilisation, déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, entrée dans le conflit des alliés de chaque belligérant.
Stefan Zweig qui séjournait dans une station balnéaire près d’Ostende rentra à Vienne. En Autriche, le climat était à l’enthousiasme. Les hommes, arrachées à leurs quotidien, avaient pour la première fois l’occasion de participer à un événement historique, de devenir des héros, peut-être aussi de libérer leurs instincts sanguinaires profonds. Après quarante années de paix, la monstruosité de la guerre avait disparu de la mémoire collective. En outre, le peuple était alors naïf. Il avait foi en son Empereur et en ses dirigeants lorsqu’ils l’assuraient d’être dans le camp du droit. Cette naïveté aurait disparu en 1939, l’enthousiasme aussi.
Stefan Zweig dont l’existence cosmopolite lui rendait insupportable un conflit armé entre des nations qu’il aimait n’eut pas à prendre part aux combats. Il avait été réformé mais, pour se rendre néanmoins utile, avait trouvé un emploi aux Archives militaires qui lui laissait du temps pour préparer la réconciliation future.
De nombreux intellectuels défendaient la cause de l’Allemagne avec véhémence, allant même jusqu’à écrire des sonnets à sa gloire, trahissant la vraie mission du poète, qui est de protéger et de défendre ce qu’il y a d’universellement humain dans l’homme. La haine gagnait ceux qui, quelques semaines plus tôt, étaient d’ardents pacifistes.
Stefan Zweig déménagea alors dans une banlieue champêtre de Vienne pour y mener sa propre guerre en faveur de la raison.
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La lutte pour la fraternité spirituelle – Stefan Zweig usa du seul moyen à sa disposition : l’écriture, conscient toutefois que son travail n’avait pas d’influence sur les événements. La censure et la presse faisaient preuve d’une largesse d’esprit surprenante. Son article A mes amis étrangers fut publié dans le journal le plus lu d’Allemagne, le Berliner Tageblatt. Comme en écho, Romain Rolland avec qui il entretenait une correspondance régulière et qui travaillait à la Croix Rouge de Genève afin d’assurer la circulation du courrier des prisonniers de guerre, publia un texte intitulé Au dessus de la mêlée, appelant les artistes à plus d’humanité. Malgré les critiques, la question du rôle de l’intellectuel en temps de guerre était posée.
Pour parler de la guerre avec vérité il fallait la voir de près. Stefan Zweig accepta une mission consistant à collecter des proclamations et des affiches russes dans des territoires reconquis par l’armée austro-allemande. Voyageant librement et disposant de temps, il visita des zones de combats et constata la misère qui régnait dans les ghettos juifs où dix personnes vivaient dans une pièce unique, il fut témoin de la sympathie entre des prisonniers russes et leurs gardes autrichiens, unis par le même malheur, il voyagea dans l’odeur d’excrément de d’iode des trains de blessés où tout manquait, de la morphine jusqu’à l’eau pour nettoyer les plaies. Arrivé à Budapest il retrouva la vie paisible, loin du front, qui tranchait avec le quotidien des soldats. Les promeneurs hongrois cherchant un peu d’insouciance étaient-ils à blâmer ? Non, les coupables étaient ceux qui attisaient la guerre par une propagande belliqueuse dans les journaux et ceux qui les laissaient s’exprimer.
Cette prise de conscience conduisit Stefan Zweig à écrire Jérémie, un drame d’inspiration biblique à la gloire de celui qui avertit en vain des dangers, étranger à l’enthousiasme général du début de la guerre mais qui résiste à la défaite par sa supériorité morale. Cette œuvre en vers était aussi l’expression de la dignité du peuple juif qui malgré les persécutions sans cesse répétées avait su rester debout.
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Au cœur de l’Europe – Alors que son caractère personnel et les idées qu’elle défendait vouait la pièce à l’échec, Jérémie fut un succès de librairie au printemps 1917, recevant même des éloges d’auteurs partisans du patriotisme en 1914. Elle répondait finalement à l’attente d’une population dont la confiance en ses dirigeants était émoussée par trois ans de souffrances. Stefan Zweig reçut alors une proposition inespérée du directeur du théâtre de Zurich : monter sa pièce et assister à la première. A une époque où la culture restait, même en temps de guerre, un aspect majeur du rayonnement national, il fut autorisé à se rendre en Suisse.
En chemin, faisant halte à Salzbourg où il avait acheté une maison, Stefan Zweig fut invité par Heinrich Lammasch, fervent catholique opposé au militarisme allemand, qui dirigerait plus tard la république d’Autriche. Il lui apprit que le nouvel empereur Charles projetait de sommer l’Allemagne de négocier la paix sous peine de retirer l’Autriche du conflit. Cette option qui aurait pu sauver l’Empire serait finalement abandonnée, faute de courage.
A la frontière suisse, Stefan Zweig éprouva toute l’absurdité de la guerre : quelques dizaines de mètres séparaient une ville barricadée, rendue exsangue par la guerre, d’une cité où la nourriture était abondante, la vie insouciante et paisible. La Suisse lui apparut comme un modèle qui avait su rassembler en paix des communautés de langues et de cultures différentes.
Arrivé à Genève, Stefan Zweig retrouva Romain Rolland dont l’amitié lui était si précieuse et qu’il considérait, par son indépendance de pensée et sa droiture face aux événements, comme la conscience morale de l’époque. Il se lia d’une amitié rapide et forte, semblable à celle qui unit des frères d’armes, avec des pacifistes français et belges qui éditaient des journaux indépendants, La Feuille et Demain, les rejoignant dans leur combat pour la paix par des lectures publiques en allemand et en français.
Après Genève, Zurich, le but du voyage. On y croisait des écrivains comme James Joyce, des musiciens tels que Feruccio Busoni et plus généralement tout ceux qui pour quelque raison ne pouvaient ou ne voulaient choisir un camp, ceux qui se sentaient à la fois français et allemand par leurs racines, leur descendance ou leur culture, ceux qui avait privilégié le sentiment européen par rapport à l’appartenance nationale.
Mais après le succès de la représentation de Jérémie, Stefan Zweig réalisa qu’à Zurich, l’action des pacifistes se limitait à des discussions de café et que les agents de renseignement des deux camps étaient très actifs. Il décida de s’établir à l’extérieur de la ville pour poursuivre son travail jusqu’à la fin de la guerre.
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Retour en Autriche – Alors qu’il se considérait superflu pendant le conflit, Stefan Zweig était convaincu que sa place, à l’heure de la défaite et des souffrances, était dans sa patrie. Il ne voulait plus vivre dans une grande ville et s’établit dans sa maison de Salzbourg : l’endroit était d’une grande beauté et relativement proche des capitales européennes. Sur le chemin du retour, avant de monter dans un train autrichien délabré, il assista sur le quai de la gare de Buchs au passage du train de l’Empereur Charles, dernier héritier de la dynastie des Habsbourg, partant en exil. Une page de l’histoire se tournait devant ses yeux.
Tout manquait en ce premier hiver d’après guerre. Le marché noir et le troc allaient bon train. Les accapareurs achetaient de la substance à des paysans et la revendaient en ville. Puis l’inflation apparut. Les prix augmentèrent d’heure en heure. Les économies d’une vie disparurent instantanément. Rien n’avait plus de valeur fixe. Les Allemands, encore épargnés, profitaient de la situation et venaient en Autriche acheter à vil prix. Dans sa maison en mauvais état où régnait un froid insupportable, Stefan Zweig écrivait souvent dans son lit. Pourtant chacun s’adaptait à ce chaos. Les gens travaillaient et vivaient. Les salles de spectacle étaient combles malgré les privations et les orchestres jouaient avec une intensité jusqu’alors inconnue.
Au milieu de ce désastre et après la fuite de ses dirigeants d’hier, le peuple se sentait trahi. En réaction, puisque ses aînés n’avaient pas su la protéger, la jeune génération rejeta toutes les vieilles valeurs, morales et esthétiques. Il fallait changer sans cesse, faire jeune, glorifier le cubisme, le surréalisme, abandonner la langue claire et la mélodie, consommer des drogues, pratiquer l’homosexualité et enseigner Marx et promouvoir l’activisme. Des artistes reconnus cédèrent de façon pathétique à cette appel. Stefan Zweig prit alors le seul parti qui s’offrait à lui : travailler à son oeuvre dans le silence et la retraite.
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De nouveau par le monde – En 1922, pour son premier voyage à l’étranger, Stefan Zweig qui n’avait pas quitté Salzbourg depuis son retour en Autriche, choisit l’Italie. Alors qu’il craignait d’être accueilli en ennemi, le personnel des hôtels se montra très amical et ses vieux amis lui manifestèrent des marques d’affections inattendues. Mais à Venise, il assista au défilé rapide et menaçant d’un groupe de jeunes fascistes provoquant des ouvriers en grève qui lui fit comprendre la précarité de la paix.
Après l’Italie, l’Allemagne. Stefan Zweig rencontra brièvement et pour la dernière fois son ami Rathenau, alors ministre des Affaires étrangères, qui devait partir pour la conférence de Rapallo tenter de convaincre les puissances victorieuses de desserrer l’étau du Traité de Versailles. Il n’avait pas d’illusions sur les maigres concessions qu’il obtiendrait et savait que seul le temps ferait retomber les tensions. Peu après la conférence, il fut assassiné, partageant ainsi le même destin que Erzberger, le signataire de l’armistice.
Dès l’annonce de la mort de Rathenau, l’inflation se déchaina de façon encore plus folle, plus rapide et finalement plus absurde que celle qui avait sévi en Autriche. Les prix doublaient en quelques heures. L’Allemagne dût faire face au chômage et à la misère mais aussi à la dégradation des valeurs morales. Berlin devint une ville d’orgies, de travestissement et de perversion. Cette dérive fut fatale à la République de Weimar. Finalement, en 1923, la création du nouveau mark valant un milliard d’ancien mark mit fin à l’inflation.
De 1924 à 1933, Stefan Zweig connut une période paisible et heureuse, consacrée à l’écriture et au voyage, qui fit de lui un auteur majeur de son siècle pour ses livres comme pour ses pièces. A ses yeux, son style était lié au travail d’élagage qu’il faisait subir à ses textes afin d’y accélérer le récit en éliminant le superflu et les longueurs. Mais si ce succès était une source de satisfaction, il regrettait de ne pas avoir pris un pseudonyme pour préserver son anonymat.
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Soleil couchant – Pendant la décennie qui précéda l’arrivée de Hitler au pouvoir, Stefan Zweig put à nouveau se consacrer pleinement à la culture dans une atmosphère de sécurité semblable à celle de sa jeunesse.
En 1928, une invitation à prendre la parole à la cérémonie du centième anniversaire de Tolstoï lui donna l’occasion d’entreprendre le voyage en Russie qu’il projetait lorsque la guerre avait éclaté.
Dans le train pour Moscou, Stefan Zweig fut surpris de voir que la Pologne avait déjà pensé ses plaies. Au-delà de l’écriteau Travailleurs de tous les pays unissez vous commençait la Russie soviétique où régnait une ébullition naïve et touchante : malgré les efforts de l’Etat pour tout organiser, la confusion était partout, dans les rues, les magasins, les théâtres ; la politique culturelle se traduisait par l’organisation de visites de musées destinées à un public non initié ou par l’étude de Hegel par des enfants de 12 ans ; le peuple était chaleureux et fier du chemin parcouru, de son système politique et de sa technologie désuète qu’il pensait d’avant garde.
La visite de la tombe de Tolstoï, lieu de verdure paisible et simple dans une forêt, accessible à tous, sans monument ni inscription fut un moment émouvant.
Un épisode fit garder à Stefan Zweig l’esprit critique vis-à-vis de la situation en Russie : de retour d’une fête avec des étudiants, il trouva dans sa poche un papier l’avertissant que tout le monde était surveillé et que la parole n’était pas libre. De retour chez lui, il ne publia aucun livre pour prendre position sur la situation politique en Russie comme l’avaient fait beaucoup d’auteurs avant lui, convaincu qu’un tel ouvrage perdrait vite toute pertinence au rythme où les choses changeaient dans le pays.
Durant cette même décennie, le petit festival organisé à Salzbourg, où vivait Stefan Zweig, pour aider les artistes dans le besoin après la guerre prit une importance considérable. La ville se transforma bientôt chaque été en capitale européenne de l’art, attirant les plus grands talents du monde.
Enfin Stefan Zweig intensifia son activité de collectionneur et acquit une compétence de tout premier plan dans ce domaine : il recherchait désormais les manuscrits des œuvres majeures des plus grands artistes pour percer le mystère de la matérialisation du génie. Cette collection unique fut dispersée à l’heure de l’exil.
Lors de son cinquantième anniversaire, Stefan Zweig eut le sentiment qu’il fallait que quelque chose changeât pour le tirer de cette routine et de cette sécurité retrouvées. Etait-ce un désir ou une prémonition ?
Le monde d’hier – Stefan Zweig – Résumé
« Incipit Hitler » – A Salzbourg, le nom de Hitler désigna d’abord l’un des nombreux agitateurs qui organisait à Munich des réunions suivies de bagarres et tenait des propos antisémites. Il fut ensuite associé à des groupes de jeunes gens, de plus en plus nombreux, vêtus de bottes et de chemises brunes, bien entrainés, bien équipés, qui défilaient dans les rues et organisaient des actions de combat contre les sociaux démocrates. Puis en 1923, on parla de Hitler pour avoir, avec ses hommes, occupé Munich une journée avant d’être arrêté. A sa sortie de prison, faisant des promesses aux royalistes, aux petits commerçants, aux industriels, aux militaires, il s’assura une large base électorale. Personne, pas même les Juifs, n’était alors très inquiet de la violence de son discours. La foi dans le droit et l’héritage de la civilisation allemande était encore active.
Hitler accéda au pouvoir en janvier 1933 et incendia le Reichstag peu après. C’est alors que les premiers réfugiés arrivèrent à Salzbourg, blêmes et affamés. Peu à peu, de façon méthodique Hitler appliquait sa politique : chaque décision était suivie d’un peu de temps pour s’assurer de l’absence de réaction des Allemands. Cette technique fut efficace. Tout le monde voulait encore croire en 1933 et 1934 que cela ne durerait pas.
La culture n’était pas en reste. Des livres, dont ceux des auteurs juifs, ne durent plus être exposés dans les librairies avant d’être retirés des bibliothèques puis brûlés en place publique. L’opéra de Richard Strauss La femme silencieuse dont Stefan Zweig avait écrit le livret fut l’objet d’une crise au plus haut niveau : fallait-il interdire la représentation de cette œuvre composée par le plus grand musicien allemand vivant ? Les relations entre les deux hommes étaient des plus cordiales. Richard Strauss, âgé de soixante dix ans, faisait part de façon lucide et sincère de ses limites artistiques, de l’affaiblissement de sa puissance créatrice avec les années et de son jugement, bon ou mauvais, sur certains passages de son opéra. Il ne manifestait pas de sympathie pour le régime nazi mais, comme beaucoup d’artiste, il était prêt à des concessions. Finalement, Hitler en personne autorisa les représentations à titre exceptionnel. Mais après deux soirées, une lettre à Stefan Zweig dans laquelle Richard Strauss exprimait avec franchise son avis sur le régime fut ouverte par la Gestapo et les représentations furent définitivement interdites en Allemagne.
L’arrivée au pouvoir de Hitler menaçait l’indépendance de l’Autriche. Le chancelier Dollfuss rechercha la protection de l’Italie fasciste de Mussolini qui imposa ses conditions : supprimer la démocratie. Cela fut fait sans grande résistance, les sociaux-démocrates craignant qu’Hitler saisisse l’occasion d’une grève générale pour envahir le pays sous le prétexte d’anéantir une révolution rouge.
En Autriche, la tension devenait palpable. Stefan Zweig constatait amèrement que nombre de ses anciens amis se détournaient de lui. La perquisition de sa maison de Salzbourg par la police le décida à partir définitivement. Un récent voyage à Londres lui avait fait changer son avis sur la ville. Ayant particulièrement apprécié la quiétude de l’atmosphère et la civilité des relations, il opta donc pour la capitale anglaise.
Le monde d’hier – Stefan Zweig – Résumé
L’agonie de la paix – Pour disposer d’un bureau et installer les livres qu’il avait emportés, Stefan Zweig loua un petit appartement. Les similitudes qu’il présentait avec celui qu’il avait occupé à Vienne trente ans plus tôt lui donnait le sentiment d’un retour en arrière, d’un nouveau départ dépourvu de l’enthousiasme de la jeunesse. Dans cet exil, pour l’instant volontaire, il se sentait étranger et s’interdisait de prendre part aux discutions politiques, même pour mettre en garde contre les promesses de paix de Hitler. Il n’avait pas pu éviter la catastrophe dans son pays, que pourrait-il faire ici et à quel titre ? Les Anglais ne voyaient pas que l’Autriche était la clé de voûte de l’Europe. Qu’elle vienne à céder et Hitler imposerait sa barbarie sur tout le continent.
Stefan Zweig voyageait alors beaucoup, poussé par le sentiment que les temps seraient bientôt moins propices. En 1936, alors que son bateau pour l’Amérique faisait escale dans la ville espagnole de Vigo, aux mains de Franco, il fut le témoin de jeunes paysans conduits par des prêtres dans l’hôtel de Ville dont ils ressortaient dans des uniformes rutilants, prêts à tuer d’autres jeunes gens. Qui payait l’équipement des jeunes fascistes et nationaux-socialistes que Stefan Zweig avait vus en Italie, en Allemagne et maintenant en Espagne ? Poursuivant son voyage, il vit dans l’Argentine et le Brésil de vastes espaces où la civilisation européenne, chassée de son continent d’origine, pourrait s’implanter et continuer à croitre en paix.
Stefan Zweig se rendit à Vienne à deux reprises en 1937. La première fois pour rendre visite à sa mère, la seconde pour lui dire adieu, considérant l’imminence de l’entrée des troupes allemandes à laquelle pourtant personne ne voulait croire. Le 13 mars 1938, l’inévitable se produisit. Hitler étendit son emprise sur l’Autriche, élevant au rang de loi la brutalité, la torture et l’antisémitisme. La mère de Stefan Zweig n’eut pas à subir très longtemps ce régime inhumain et s’éteignit quelques mois plus tard.
La chute de l’Autriche fit de Stefan Zweig un apatride. Il ne soupçonnait pas avant de l’avoir éprouvé le trouble de devoir remplacer son passeport par un papier blanc, de passer du statut de ressortissant étranger ayant des droits à celui de réfugié contraint de solliciter des autorisations de séjours. Ce bouleversement était difficile à admettre par un homme de cinquante huit ans qui avait connu un monde dans lequel on pouvait voyager sans contrôle ni de tracasserie administrative. Son rêve de cosmopolitisme avait vécu.
En 1938, alors qu’en Angleterre et dans toute l’Europe, la tension montait sous le poids des ambitions de Hitler, la guerre semblait inévitable. Les accords de Munich accordèrent trois jours de soulagement et de joie intenses et sincères à la population. Mais la teneur du texte signé par Chamberlain apparut comme une capitulation et la guerre devint de plus en plus probable.
Cette même année, Stefan Zweig retrouva à Londres Sigmund Freud. Son esprit toujours vif habitait un corps diminué par la maladie et son palais artificiel rendait son élocution difficile. Lorsque la lutte devint trop inégale, il demanda à ses médecins de mettre fin à ses souffrances. Le problème du judaïsme tourmentait les deux hommes. D’où venait cet acharnement contre les Juifs du XXe siècle qui vivaient dans leur société sans se considérer, à l’instar de leurs ancêtres du Moyen Age, investis d’une quelconque mission ? Pourquoi avaient-ils dû tout laisser en Allemagne ou en Autriche et chercher une terre d’accueil étrangère ?
Stefan Zweig s’établit à Bath pendant l’été 1939. Alors que la nature était luxuriante et le temps aussi beau qu’en juillet 1914, une douzaine d’hommes étaient en train de décider de la vie quotidienne et personnelle de millions d’autres. Le jour de son mariage avec sa seconde femme, la cérémonie civile fut interrompue : l’Allemagne avait envahi la Pologne et, le dimanche suivant, l’Angleterre déclarait la guerre à l’Allemagne.
Stefan Zweig savait qu’il ne reverrait plus de son vivant l’Europe telle qui l’avait connu, que le temps de l’horreur de la misère et du désespoir était revenu. De tels épisodes n’étaient-ils pas le lot de celui qui a vraiment vécu ?
Je n’ai jamais lu un livre avec autant d’intérêt que celui là. Vous qui lisez mon commentaire, je vous met au défi d’en lire la première page et de vous arrêter là.
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