Boualem Sansal
L’Abistan est un pays de soleil et de sable. C’est le pays des croyants en Yölah. Abi, son Délégué, y a organisé la vie et le dirige depuis bien longtemps. Il a créé la langue, l’abilang, et consigné dans le Gkabul, acceptation en abilang, les enseignements divins de Yölah. Il n’y a de Dieu que Yölah et Abi est son délégué dit la profession de foi. Pour le seconder dans sa tâche immense, il a fondé la Juste Fraternité, une assemblée de quarante dignitaires nommés par lui, des Honorables, à la tête de laquelle se trouve le Grand Commandeur Duc. L’Appareil, élite chargée de servir l’Etat, complète le dispositif. Soixante provinces constituent l’Abistan, Qodsabad, sa gigantesque capitale, compte soixante quartiers.
Les neuf prières par jour rythment la vie. Le pays s’organise autour d’innombrables lieux de prières, les mockbas, dans lesquelles officient les prêtres, les mockbis. La ferveur populaire pour le Gkabul, désignant à la fois le texte saint et la religion du pays, s’exprime de maintes façons telles que la participation à des polices civiles, la présence à des executions publiques ou les pèlerinages. Ces voyages dans les lieux saints du pays durent des années. L’immensité du territoire, son manque d’organisation et d’infrastructures rendent les déplacements lents et pénibles. Peu importe ! Mourir en pèlerinage est une bénédiction et les candidats sont nombreux. Une fois inscrits, ils sont soumis à une longue Expectation : ils espèrent, des années durant, le jour béni ou Jobé, où ils seront invités au départ. Pour patienter, ils participent à des jamborees lors desquels de vieux pèlerins racontent leurs aventures.
Les femmes sont tenues à l’écart dans des périmètres gardés, comprimées dans des bandages et entièrement couvertes de leur burniqabs. Le vêtement des hommes est le burni, sorte de cape nouée au niveau du cou.
Les Abistani ne connaissent que des bribes de leur histoire. Après des guerres terribles, l’Abistan a étendu sa domination sur le monde. Il a notamment soumis un pays dirigé jadis par un dictateur fou du nom de Big Brother. Paradoxalement, la guerre continue, contre un ennemi désigné l’Ennemi dirigé par un certain Démoc dont personne ne sait rien si ce n’est qu’il serait l’allié du diable nommé Balis. On parle d’une frontière dans les montagnes… Une guerre intérieure est également menée contre les renégats ou Regs, serviteurs de Balis. Ils habitent des ghettos dont l’un est caché dans la ville même de Qodsabad. 2084 est une année fondatrice. Pourtant, si elle est présente dans les esprits et sur certains monuments commémoratifs, personne ne sait exactement à quoi elle correspond : naissance d’Abi, création de la Juste Fraternité ?
De nombreux Abistani aident à faire régner l’ordre : les Croyants justiciers bénévoles, les Antiregs, les espions de l’Appareil, les Miliciens volontaires, les Juges de l’inspection morale, les Civiques, les mockbis ou les redoutables V, capables de lire les pensées. Les mécréants, ou makoufs, les Regs, et plus généralement ceux qui désobéissent à la loi sont exécutés en public dans des stades, après la grande Imploration du Jeudi. Ceux qui choisissent le Gkabul peuvent bénéficier d’une faveur : mourir en kamikazes et se faire sauter chez l’Ennemi. Sa famille bénéficie alors de droits : une pension et la priorité dans les magasins d’Etat.
Ati, un abistanais d’environ 35 ans paraissant déjà vieux, avait guéri de sa phtisie dans le sanatorium de la montagne de l’Ouâ dans la région perdue du Sîn. Le recul qu’il avait pris sur sa vie, le spectacle de la souffrance, des pèlerins et de la mort, les rumeurs concernant l’existence d’une frontière avaient fissuré sa foi et ouvert ses yeux sur la religion : rien en Abistan n’obligeait à croire. Une croyance est dangereuse car elle peut en faire surgir une autre, son contraire parfois. L’obligation portait sur le fait de se comporter en parfait croyant et de répéter constamment les enseignements de Yölah sans douter une seconde. Un désir et une conception de la liberté s’imposa à lui : prendre conscience de son absence de liberté et ne pas craindre de mourir confèrent une liberté unique. Il mourrait parce qu’il en avait décidé dans une démarche libre.
Pendant l’année que dura son retour, parmi des pèlerins qui sillonnaient le pays, Ati rencontra Nas, un archéologue qui lui confia qu’il revenait d’un site secret où il avait fait des découvertes susceptibles d’ébranler les fondements symboliques de l’Abistan.
Lorsqu’il retrouva son quartier de Qodsabad, après son incroyable guérison et son miraculeux retour, Ati eut droit, grâce à son nouveau statut de protégé de Yölah, à un accueil chaleureux, un meilleur logement, un poste plus important. Malgré tout, lorsqu’il fut entendu, comme ses collègues, par le Comité de la santé morale pour l’inspection mensuelle, qu’il dut exprimer son allégeance et faire son autocritique, il réalisa avec effroi que cet exercice visait à faire vivre les gens dans la peur.
Ati se lia d’amitié avec Koa, un collègue de bureau d’un naturel ouvert et indéniablement gentil, revêtu du prestige de son grand-père, Kho, le mockbi de la grande mockba de Qodsabad qui avait, par ses prêches enflammés, fourni d’innombrables martyrs lors de la guerre sainte. La curiosité poussait Ati et Koa, bien que bons croyants, vers les lieux ou régnait, à côté de la pauvreté, des lambeaux de liberté. Taraudés par la question du rapport entre religion, langue et liberté, ils firent une incursion dans le ghetto de Qodsabad où, après un dédale de souterrains, ils découvrirent, au milieu de la saleté, un lieu au charme certain, une culture de résistance et de débrouille, de l’espoir. Les femmes allaient à leur guise, s’adressaient aux hommes sans gêne et ne portaient aucun burniqab. Ati et Koa le voyaient de leur yeux : des êtres humains vivaient dans ce ghetto, l’hérésie était une invention des croyants, la vie pouvait s’envisager sans religion ni prêtres.
Un beau jour, on annonça aux Abistani la découverte du village dont revenait Nas lorsqu’il avait rencontré Ati. Abi venait de déclarer qu’il était à cet endroit lorsqu’il avait commencé à entendre le message de Yölah. Il l’avait tu jusqu’alors croyant le village détruit mais un ange l’y avait conduit en songe et l’avait détrompé. Le village avait été baptisé Mab, contraction en abilang de refuge d’Abi, et intégré comme étape clé des pèlerinages sur laquelle l’Honorable Dia, qui y avait dirigé les investigations, reçut une très lucrative concession. Sceptiques, Ati et Koa décidèrent de rendre visite à Nas pour l’interroger directement. Ils partiraient pour l’immense citée qui abritait l’Abigouv et ses ministères et au centre de laquelle s’élevait la Kiiba, une pyramide gigantesque.
Peu avant le départ, le tribunal de son quartier demanda à Koa de tenir le rôle de pourfendeur dans le procès pour blasphème d’une jeune femme. Il était piégé. Refuser cet honneur qu’il devait à son ascendance illustre était impossible. Il devrait demander la tête de l’accusée et l’obtiendrait sans peine. Finalement, Ati et Koa partirent, munis de faux papiers. Lorsqu’il l’auraient retrouvé, Nas les aiderait peut-être.
Après un voyage pénible ponctué de contrôles incessants, de palabres et de bakchichs, les amis arrivèrent enfin à proximité de la citée gouvernementale, la Citée de Dieu. Comment franchir le mur d’enceinte ? Voyant leur désarroi, un portefaix leur indiqua une brèche dans le mur donnant accès à la Cité, ainsi l’existence d’un commerçant, Toz, chez qui ils pourraient acheter les papiers nécessaires pour entrer jusque dans la Kiiba. Dans la Citée de Dieu Ati et Koa apprirent de la bouche de fonctionnaires effrayés par leurs questions que Nas avait disparu. Abasourdis et inquiets, ils atteignirent la mockba attenante à l’échoppe de Toz. Le mockbi leur offrit le gîte puis dès le lendemain, ils allèrent trouver Toz. L’homme, affable et accueillant, leur fit découvrir l’univers qui se cachait dans sa boutique : des objets, des mets et des vêtements appartenant à un temps disparu. Renseigné, il connaissait le motif de leur présence. La nuit venue, Toz conduisit les deux hommes dans un entrepôt où ils attendraient, ravitaillés quotidiennement par un commis, que se calme l’émoi que leurs questions avaient suscité dans la Citée de Dieu.
Après neuf jours d’attente et d’ennui, Ati et Koa, désobéissant aux instructions de Toz, décidèrent de s’aventurer dehors la nuit venue. Au pied de la Kiiba, étreints par un sentiment mystique intense, ils ressentirent la majestée du monument. Ils s’enquirent à nouveau de Nas furent dénoncés à une patrouille. Dans leur fuite les deux amis se séparèrent. Ati parvenant à fausser compagnie à ses poursuivants retourna à l’entrepôt et se coucha. Koa n’y était pas. Toz tira brutalement Ati du lit tôt le lendemain, plein de reproches. Il lui indiqua qu’un certain Der viendrait le cherché et qu’il allait se renseigner sur le sort de Koa. Ati attendit, rongé par le remord, l’esprit tendu vers l’idée de liberté. Il en connaissait mieux la nature que ceux qui essayaient de la tuer.
Der vint à la nuit et le fit monter dans une voiture luxueuse qui l’emmena dans le fief féérique de Sa Seigneurie, l’Honorable Bri. Alors que la population abistanaise manquait de tout, l’endroit était d’un luxe inouï : des lumières, des jets d’eau et des bâtiments raffinés occupaient l’espace.
Ati fut reçu par Ram le directeur de cabinet et conseiller de Viz, le grand chambellan de Bri. Il apprit la mort de ses amis. Dans sa fuite, Koa s’était embroché accidentellement à un pieu. Nas, dont la foi vacillait, s’était pendu dans le village de Mab après avoir envoyé un rapport à son ministre affirmant que le village était liée à une ancienne civilisation détruite par le Gkabul avant la naissance d’Abi. Compte tenu de la gravité des propos, le rapport fut distribué aux membres de la Juste Fraternité pour avoir leur avis. C’est alors qu’Abi s’était souvenu y avoir reçu la révélation du Gkabul et de l’Abilang. Il ordonna alors aux membres de la Juste Fraternité de détruire leur exemplaire du rapport Nas.
Ati apprit également de Ram que l’épouse et la sœur de Nas, Sri et Eto, étaient aujourd’hui mariées à de bons croyants. Enfin, Ram lui parla de la guerre que se livraient le clan de Bri et celui des Honorables Dia et Hoc pour prendre le pouvoir des mains du Grand Commandeur Duc. Il demanda à Ati d’aider son clan le moment venu. En attendant il pouvait se reposer en sécurité dans le fief et présenter ses condoléances à Sri et Eto.
Dans l’ambiance pesante de guerre et de répression qui régnait en Abistan, la rumeur populaire parlait d’un nouveau dieu dont le nom était approximativement Démoc qui enseignerait la sagesse, la liberté, la bienveillance et l’amitié. Son messager, Ita, avait été rejoint par un apôtre, Oka.
Ram avait élaboré un plan minutieux dans lequel Ati devait, à son insu, jouer un rôle clé. Jusqu’ici, Le clan de Bri avait attiré à lui Ati et Koa par l’intermédiaire du portefaix, du mockbi puis de Toz. Ati devait à présent rencontrer Eto et Sri pour leur présenter ses condoléances et remettre à cette dernière, à titre d’hommage, un exemplaire du rapport de son défunt mari. Ram avait organisé l’entrevue suivant un stratagème destiné à tromper le mari de Sri qui ne verrait en Ati que le cousin d’un marchand lié au clan de Dia et de Hoc avec qui il était en affaires. Une fois le rapport remis, des lettres anonymes accuseraient Dia et Hoc d’en avoir gardé un exemplaire contre l’ordre d’Abi et de l’avoir diffusé par l’intermédiaire de Sri. Ils seraient reconnus comme agents de Balis désireux de remplacer Abi par Démoc, la Juste Fraternité par une assemblée de représentants et de faire des Abistani de vulgaires balisiens, des hérétiques, des hommes libres. Dia, Hoc et leurs partisans seraient exécutés, le Commandeur Duc contraint à la démissionn pour n’avoir pu empêcher un tel blasphème. Bri serait légitime pour accéder au pouvoir. Ati quant à lui resterait convaincu de n’avoir fait que tromper l’attention du mari de Sri pour lui parler et lui remettre le rapport.
Le plan s’étant déroulé comme prévu, Ati fut ramené dans le fief de Bri et à nouveau reçu par Ram. Celui-ci, éprouvant le besoin de justifier la possession du rapport remis à Sri, expliqua à Ati que clan de Bri avait reçu deux rapports Nas, l’officiel qui fut détruit sur ordre d’Abi et un second, transmis par un inconnu, qu’il paraissait légitime de restituer à la veuve de son auteur. Tout était si simple. Ram annonça à Ati des bouleversements prochains en Abistan et lui proposa une place dans le clan. Il devait en tout cas y réfléchir.
Ati eut une entrevue avec Toz qui l’invita à visiter son musée dans lequel il avait amassé des objets et des photographies du XXe siècle afin de lutter contre la folie du Gkabul de détruire et d’oublier tout ce qui l’avait précédé. Il avait conscience que malgré le soin apporté à la mise en scène, il ne ferait pas revivre l’époque. Ati admira des objets pour lui inconnus, liés à différents aspects de la vie : l’accouchement, la petite enfance, l’adolescence, l’âge adulte, la guerre, le sport, les spectacles, les loisirs, les instruments de torture et de mort… La première et le dernière salles étaient vides : la vie est un passage entre deux néants. Toz et Ati philosophèrent. Ils s’accordèrent sur le fait que le Gkabul, synonyme de soumission, d’ignorance et de servitude était le malheur de l’Abistan. La religion, c’est vraiment le remède qui tue.
Toz avait été éduqué dans le Gkabul mais, se voyant devenir un petit directeur de conscience hargneux, il s’en était écarté. Il avait remonté le temps avant l’an 2084 présenté comme infranchissable. Il avait découvert l’histoire des XXe et XXIe siècles et savait que le Gkabul résultait du dévoiement d’une religion ancienne devenue une idéologie belliqueuse et accommodée de nouveaux symboles et de nouvelles institutions.
Toz admis également que le rapport Nas n’avait jamais existé. Nas avait disparu après avoir fait un compte rendu oral au ministre. Un rapport avait alors été rédigé par un membre inconnu de la Juste Fraternité présentant le village comme un poste avance de Démoc et Balis. Une commission d’enquête envoyée sur place avait établi un rapport, aussitôt frappé d’interdit, indiquant que le village semblait avoir hébergé une communauté d’hommes libres. Tout ce qui effrayait l’Abistan.
Toz avoua à Ati qu’il préparait les matériaux nécessaires aux générations futures pour faire émerger un pays libre. Il soutenait Ram dans ses ambitions de pouvoir et de réforme mais connaissait les risques qu’une fois à la tête du pays il en devienne à son tour un maître absolu.
Enfin Ati demanda à Toz de le conduire à la Frontière dont il avait entendu parler lorsqu’il était au sanatorium et qui se trouverait la région du Sîn. Après avoir tenté de l’en dissuader, il promis de plaider en sa faveur auprès de Ram.
Dans les semaines qui suivirent les journaux rapportèrent successivement un malaise de l’Honorable Duc, l’intérim du pouvoir assuré par l’Honorable Bri, sur ordre d’Abi ; la mort du Commandeur à l’Etranger où il était soigné ; la scission de la Juste Fraternité et l’entrée en conclave de chacune des deux parties pour désigner un nouveau Commandeur ; des rumeurs de combats dans le sud-est du pays démentis par l’Honorable Bri, Commandeur par intérim, ; des terroristes kamikazes orthodoxes du saint Gkabul, laissant les mockbis et les Croyants justiciers bénévoles impuissants. Enfin, un journal local rapporta que dans la région du Sîn, un homme avait été déposé dans les montagnes, par un hélicoptère aux couleurs de l’Honorable Bri, et qu’après avoir erré quelque temps, il avait mystérieusement disparu.