Le livre est une suite d’entretiens et de réflexions d’un écrivain français, Marc, avec des Serbes, civils, anciens militaires ou responsables politiques, impliqués à des degrés divers dans la guerre de Bosnie entre 1991 et 1995. Il rencontre ses premiers interlocuteurs à Belgrade puis principalement à Pale, Kalinovik et Han Pijesak en République Srpska, la République serbe de Bosnie.
L’hiver des hommes – Lionel Duroy
Après avoir couvert le conflit en tant que journaliste en 1993 et 1994, il revient dans l’ancienne Yougoslavie au début des années 2010. Il s’agit alors d’être le témoin du traumatisme que la guerre a laissé au sein de la population serbe et de l’héritage moral qu’elle constitue au travers notamment de la recherche des motivations du suicide d’Ana Mladic, la fille du général Ratko Mladic, à l’âge de 23 ans, trois semaines après le bombardement par son père du marché de Markale à Sarajevo le samedi 5 février 1994 à midi. Plus généralement, l’auteur s’interroge sur les différentes réactions possibles des enfants de criminels de guerre face aux actes de leurs parents.
Il est tout d’abord frappant de voir à quel point les Serbes de République Srpska, sont comme morts vivants. Le traumatisme moral est très lourd. Les Serbes éprouvent toujours un fort ressentiment envers les Croates, les Musulmans et envers l’occident par qui ils estiment avoir été trahis et mis injustement au ban des nations alors qu’ils combattaient pour leur survie, leurs familles, leurs terres, leurs maisons. Ils parlent à Marc de la vie d’avant la guerre, quand tout le monde était yougoslave et que les relations se tissaient sans que personne ne se s’interrogeât sur l’origine de tel ou tel. Puis en 1991, au début de la dislocation du pays, alors que l’armée yougoslave tentait de ramener dans le giron fédéral les sécessionnistes slovènes et croates, le conflit devint ethnique. Serbes, Croates et Musulmans durent se regrouper dans ce que chacun considérait être son état. Le général Mladic prit alors le commandement de l’armée serbe de Bosnie et des massacres furent perpétrés, des actes sans commune mesure avec les objectifs défensifs invoqués.
Pour vivre avec le poids de la guerre et du regard de l’étranger, une idéologie a émergé et diffusé dans les consciences serbes, faite d’un mélange de mythes et de souvenir patriotiques. Ainsi les Musulmans auraient tiré sur le marché de Markale pour gagner la sympathie et l’aide de l’Occident. Les plaies de la seconde guerre mondiale se sont rouvertes et on s’est rappelé le rôle qu’y ont tenu les Serbes contre les Croates et les Musulmans. Le général Mladic, fils d’un partisan tué en combattant les Oustachis croates, serait le De Gaulle serbe et l’Histoire lui rendrait justice d’avoir protégé son peuple. Les Serbes de Bosnie seraient aujourd’hui le dernier rempart d’un occident qui les rejette contre un Islam conquérant. Enfin, les Musulmans de Bosnie prépareraient un nouveau conflit contre la république Srpska. La phrase lâchée tel un lapsus par un ancien colonel de l’armée serbe qui a pris une part active dans plusieurs massacres illustre l’état d’esprit général : Rien ne peut changer ce qui s’est passé. On ne peut que mentir pour s’en remettre.
Rares sont ceux qui ont refusé la guerre même s’il semble que personne ne la désirât. Un soldat serbe, devenu, depuis sa récente libération, directeur d’un hôtel déliquescent a été emprisonné une quinzaine d’années pour avoir continué à rencontrer ses amis musulmans pendant le conflit et avoir refuser de tuer de sang froid un prisonnier musulman en gage de patriotisme.
Par ailleurs, la crise économique majeure que connait la République Srpska, autre séquelle de la guerre, enlève toute perspective d’avenir à la population et à sa jeunesse. Les usines qui avaient parfois rouvert après la guerre sont aujourd’hui fermées et l’activité économique semble au point mort. Cette situation renforce le ressentiment à l’égard des Croates, des Musulmans et des Occidentaux accusés d’avoir voulu, pour des raisons purement économiques, démanteler le pays prospère qu’était la Yougoslavie.
Marc décide d’écrire son livre à Sarajevo où il arrive à pieds après avoir fait arrêter son autocar, craignant de ne pas trouver de moyen de transport depuis la république Srpska. Au lieu d’y découvrir misère, ressentiment et forte présence policière, il est surpris par la sérénité de la capitale bosniaque qui tranche avec la paranoïa qui règne en république Srpska dont les premières villes sont à quelques kilomètres seulement. Les Musulmans, s’ils n’ont pas oublié la guerre, n’ont pas pour projet de tuer ou d’arrêter les Serbes qui s’aventureraient en ville, hormis les criminels de guerre, ni de lancer une quelconque offensive. Enfin, il aperçoit de la fenêtre de son hôtel une amie serbe qui se promène au bord de la Miljacka, accompagnée de son mari bosniac, autorisant l’espoir d’une normalisation des relations entre les deux communautés.
Le sujet qui préoccupe l’auteur au travers de ses questions sur le suicide d’Ana Mladic est de savoir comment un enfant de criminel de guerre peut vivre avec le poids des actes de ses parents.
Les enfants de Hans Frank, gouverneur de Pologne de l’Allemagne nazie et responsable de l’extermination de millions de Juifs ont fait des choix différents. Niklas Frank écrivit sa haine pour son père dans plusieurs ouvrages. Michael Frank se suicida par ingestions massives de lait qui provoquèrent une obésité puis sa mort. Norman Frank, bien qu’ayant conservé de l’amour pour son père, décida de ne pas avoir d’enfant pour arrêter la descendance des Frank.
Gudrun Himmler, fille de Heinrich Himmler, a toujours adoré son père. Elle déclara en 1959 qu’elle projetait d’écrire un livre pour réhabiliter sa mémoire mais elle ne le fit jamais et opta pour le militantisme dans les milieux néo nazis et dans une association vouée à éviter la prison aux anciens dignitaires du IIIe Reich.
Ana Mladic s’est quant à elle tiré une balle dans la tête trois semaines après le massacre du marché de Markale. Cet acte de rébellion alors que son père était encore en responsabilité est sans précédent. Elle n’a pas laissé de lettre mais le message était clair. Il tenait dans le choix de l’arme : le pistolet que son père avait reçu à sa sortie de l’académie militaire et qu’il destinait au petit-fils que lui donnerait Ana.
Le suicide ne fait aucun doute : sa mère et son frère étaient dans la maison et aucune trace d’effraction ne fut constatée. Pourtant, tous les Serbes interrogés par l’auteur sont persuadés qu’il s’agit d’un assassinat destiné à anéantir le chef de l’armée serbe de Bosnie.
L’hiver des hommes – Lionel Duroy
Citations :
Ivo Andric (prix Nobel de littérature 1961) « Quand vient le temps de la guerre, les gens intelligents se taisent, les fous monopolisent la parole et les canailles s’enrichissent ».