Jean-Paul Sartre (1905 – 1980)
Réflexions sur la question juive est un essai d’une grande profondeur écrit par Sartre au sortir de la seconde guerre mondiale. Il y présente une thèse claire, brillante et crédible.
Lien : Jésus et Israël – Jules Isaac
Réflexions sur la question juive
1- L’antisémitisme, qui consiste à rendre les Juifs responsables des malheurs d’une société, ne peut-être qualifié d’opinion. Il émane d’un a priori, d’une passion, consistant à traiter les Juifs comme des éléments étrangers inassimilables. Ainsi certains examinent le nombre de Juifs mobilisés en 1914, d’autres les haïssent sous prétexte d’un différend avec un fourreur juif qui ne leur aura pas donné satisfaction. Sur le plan politique, au XIXe siècle, les tsars organisaient des pogromes dans leur pays mais faisaient preuve de bienveillance à l’égard des Juifs polonais afin d’entretenir l’animosité de leurs compatriotes dont ils ne partageaient pas les griefs envers la Russie. Les Juifs étaient ainsi traités en étrangers dans les deux pays. C’est l’idée qu’on se fait du Juif qui semble déterminer l’histoire, non la donnée historique qui fait naitre l’idée. Les éléments qui suivent se limitent à la question juive en France.
L’antisémite est fier de sa passion. Il reste impénétrable aux arguments de son interlocuteur, utilisant des propos grotesques pour leur ôter tout sérieux. Il reconnait au Juif l’intelligence et l’universalité des idées mais méprise ces valeurs. Il ne revendique aucune supériorité individuelle, assume sa médiocrité qui lui permet de fuir la solitude et de rejoindre le troupeau. Il est convaincu que la France lui appartient et que les Juifs veulent la lui voler. Il est généralement de classe moyenne, il possède peu. L’antisémitisme est un snobisme du pauvre. Incapable de faire partie d’une élite basée sur le mérite ou le travail, l’antisémite, en traitant le Juif en inférieur, croit accéder à une aristocratie de naissance et se rapprocher des classes sociales élevées. En cela, il a besoin du Juif pour ne pas sombrer dans l’aigreur et le ressentiment. L’antisémitisme est une pensée des foules qui rejette le pouvoir démocratique, qu’il qualifie d’enjuivé, prônant un Etat fort.
Le travail de façonnage de la matière conduit l’ouvrier à expliquer le monde par le jeu des forces sociales liées à la division du travail. Pour le bourgeois, au contact des hommes et non de la matière, les faits sociaux sont l’expression de volontés individuelles. L’antisémitisme, phénomène bourgeois, est dans cette logique. Pour l’antisémite, les juifs sont animés d’une volonté malveillante qui les dessert parfois eux-mêmes : alors qu’un commerçant a intérêt à la prospérité de ses compatriotes qui sont aussi ses clients, sa nature juive va le pousser à vouloir les ruiner. Ainsi, le Juif fait le mal du fait de sa nature entièrement mauvaise qui se transmet à tout ce qu’il touche. Son libre arbitre ne s’exprime que dans ce cadre. Curieuse liberté qui ne lui permet que de mériter la haine de l’antisémite. Considérant que le Juif concentre tout le mal de la société, l’antisémite s’est donné pour mission sacrée de l’éradiquer, afin que le bien puisse s’exprimer. Sa haine est ainsi tournée contre la nature supposée du Juif bien qu’il ne représente aucune menace concrète.
Dans son combat, l’antisémite se dispense de réfléchir au bien ou à la construction de la société. Il refuse de faire preuve de responsabilité et de liberté en fondant un parti, en établissant un programme. Il connait l’angoisse et il la fuit. Il se repaît d’anecdotes qui le confirment dans ses certitudes et comblent sa perversité. Une fascination inavouée le conduit parfois à s’entourer que quelques amis juifs d’exception. Et puis il y a ceux qui ne pensent pas, qui avouent leur haine des Juifs pour exister, avoir quelque chose à dire en société. Ceux-la assurent la permanence de l’antisémitisme.
Ainsi, l’antisémitisme exprime une peur. Le Juif lui sert de prétexte mais une autre race pourrait le remplacer. L’antisémitisme, en un mot, c’est la peur devant la condition humaine. L’antisémite est l’homme qui veut être roc impitoyable, torrent furieux, foudre dévastatrice : tout sauf un homme.
Réflexions sur la question juive
2- Si l’antisémite a une vision synthétique et attribue à chaque Juif les caractéristiques qu’il prête à tous, le démocrate a l’esprit d’analyse. Il distingue chaque homme et lui reconnait son caractère propre. Il s’indigne sincèrement des persécutions dont les Juifs sont victimes. Mais sa vision analytique ne lui permet pas de comprendre l’identité juive qu’il veut dissoudre dans la communauté des hommes. L’antisémite reproche au Juif d’être Juif ; le démocrate lui reprocherait volontiers de se considérer comme Juif.
Réflexion sur la question juive
3- Examinons à quoi correspond l’idée de race juive. La juxtaposition de traits physiques plus fréquents ? Ces traits se trouvent de façon séparée dans la population non-juive. De plus, les Juifs de différents pays se distinguent physiquement de la population de souche sans pour autant se ressembler entre eux. Ajoutons qu’il n’existe aucun lien psycho-physiologique : un non-Juif aux cheveux crépus ne possède pas un trait de caractère juif associé. La race juive correspond-elle à une religion ou à une histoire ? Après avoir été dépossédés de leur terre, dispersés, confrontés au monde chrétien, fortement influencés par l’esprit des Lumières, et, parallèlement, privés d’une histoire commune pendant vingt siècles, beaucoup de Juifs considèrent aujourd’hui leur religion de façon purement rationnelle, comme un lien avec leur tradition.
L’unité de la communauté juive n’est donc due ni à la race, ni à la religion, ni à l’histoire, ni à la nation mais à la situation de Juif de chacun de ses membres. Chaque homme est en situation, il doit se choisir à partir de conditions initiales qui lui sont propres. La situation des Juifs tient à ce qu’ils vivent dans une communauté nationale qui les considère comme Juifs et refuse de les assimiler. Tenus pour déicides, privés de l’exercice de nombreuses professions, le commerce de l’argent, métier maudit autant qu’utile aux yeux de l’Eglise, leur fut longtemps réservé. Ainsi se sont accumulées sur eux les malédictions. Le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif : voila la vérité simple d’où il faut partir.
De nombreux exemples montrent qu’il serait réducteur d’affirmer que c’est l’antisémite qui fait le Juif. Dans la France de Pétain, au nom de l’unité nationale, le démocrate ne s’est pas opposé à l’antisémitisme. A la libération, les Juifs purent rentrer chez eux mais sans attirer l’attention sur les conditions de leur départ. Toujours l’unité nationale. Ajoutons une dissymétrie au tableau : le démocrate, tolérant, ne s’oppose pas violemment à l’antisémite, il le tolère. De plus, sa sympathie ne se limite pas aux Juifs mais s’étend à tous les hommes. En revanche l’antisémite est intolérant et n’a qu’un seul ennemi. Le combat est inégal.
Le Juif est d’autant plus sensible à sa situation dans la société qu’il appartient souvent à la bourgeoisie et que sa réussite professionnelle dépend de sa réputation. Or, dès qu’il a pris conscience de sa judéité, face à des attitudes faussement amicales ou franchement hostiles, il se sent Juif et sait qu’il est perçu comme tel. Il est citoyen français mais on réfute sa capacité à connaitre en profondeur la culture nationale. S’il acquiert une maison, il en est le détenteur légal mais on ne lui en reconnait pas la vraie propriété qui s’ancre dans un passé où il était absent. En période de crise, il doit prouver sa solidarité et souffrir davantage que les français de souche au risque d’être considéré comme profiteur ou de se voir contester sa nationalité. De cette situation nait immanquablement une solidarité juive. L’antisémite a gagné.
Quoi qu’il fasse, je Juif ne peut agir qu’en Juif : qu’il revendique son identité ou qu’il la renie, quelque soit la position qu’il prend dans n’importe quel domaine, il doit se choisir en tant que Juif. L’authenticité consiste à prendre conscience de sa situation et à l’assumer quel qu’en soit le prix. Le Juif inauthentique est celui qui choisit la fuite, le déni. L’antisémite a rassemblé les chemins de fuite ouverts par les Juifs inauthentiques pour en faire son portrait du Juif. Examinons ces principaux traits :
- La propension à s’analyser. Le Juif inauthentique veut se fondre dans la société. Il analyse en permanence son comportement afin qu’il soit conforme à la généralité, en toute situation. On lui reproche d’être avare ? Il se montre généreux dans un mélange de spontanéité, commune à tout homme, et de choix délibéré. Avant de rejoindre la Résistance Française, certains Juifs se sont demandé si elle ne servait pas exagérément la cause juive. En société, il souffre si d’autres Juifs laissent apparaître des traits qu’il juge trop caractéristiques. Le Juif inauthentique oscille ainsi constamment entre reniement et sentiment d’appartenance. Certains sont tentés par le masochisme qui consiste à vouloir devenir une chose, à cesser de se battre et accepter d’être objet de mépris et de souffrance. Les deux attitudes extrêmes du Juif inauthentique sont l’antisémitisme, reniement de sa race, et le masochisme, aspiration au repos.
- La passion pour le rationalisme. En choisissant la raison, identique pour chacun, le Juif dépasse sa judéité pour tendre vers l’universel alors que l’antisémite et le fasciste défendent des vérités et des valeurs irrationnelles issues de l’intuition.
- Un aspect physique et des mimiques caractéristiques. Constatant ses spécificités physiques qu’il ne peut cacher et qui le distinguent du reste de la population, le Juif inauthentique traite son corps comme un instrument, rationnellement, sans amour ni mépris, alors que l’Aryen le voit comme un fruit de la terre natale et le voue plus volontiers à un culte. Cette conception du corps-instrument conduit le Juif à s’en servir pour le rendre entièrement signifiant par des expressions ou des gestes accompagnant ses paroles.
- Le manque de tact. Le tact se défini comme une façon d’agir irrationnelle liée à la tradition, aux convenances, à la psychologie d’un milieu qui en nécessité une connaissance synthétique. Le Juif, dans sa vision rationnelle et universelle des relations humaines, n’est pas sensible à ces particularités. En outre, dans la mesure où il les connait mal, admettre leur valeur l’exclurait encore un peu plus de la société.
- Le goût de l’argent. L’argent est le seul moyen pour le Juif de posséder des biens de façon objective, abstraite et anonyme puisque la société lui refuse d’autres types de propriété et notamment ceux hérités de la tradition. Ce moyen unique d’accès à la propriété a pour conséquence le reproche bien connu.
L’inquiétude fait partie de l’identité juive. Au long des vingts derniers siècles, les Juifs ont connu bien souvent des persécutions et l’inquiétude pour leur avenir, parfois leur survie. Ces tourments auxquels ils ont dû faire face ne leur ont pas laissé le luxe d’une angoisse métaphysique. La question de la place de l’homme dans l’univers passe après celle de sa place dans la société. L’inquiétude juive est donc avant tout sociale.
Ainsi, par un antisémitisme assumé ou un libéralisme condescendant, la société a créé le Juif et l’a obligé à choisir entre l’inauthenticité, c’est à dire le reniement, et l’authenticité qui consiste à prendre le parti des siens et à renoncer à l’homme universel pour s’enorgueillir de sa condition de paria. S’il opte pour l’authenticité le Juif échappe alors à toute description et les critiques de l’antisémite sont inopérantes. Mais le choix de l’authenticité n’est pas une solution sociale au problème. Sous le regard permanent de ses adversaires chacun de ses choix sera considéré en fonction de ses implications pour le reste de la communauté et aura une incidence.
Réflexions sur la question juive
4- Aucune action sur le Juif ne permettra de résoudre la question juive puisqu’il n’en est pas responsable. La seule possibilité serait de le forcer à abandonner ses particularités : nom, coutumes… dans des conditions inhumaines. Il faut donc agir sur l’antisémite. Son but est de supprimer les divisions nationales dont il attribue la responsabilité aux Juifs plutôt qu’à leurs causes économiques et sociales. La révolution visant la suppression des classes permettra à tous les hommes d’œuvrer pour un projet commun dans lequel l’antisémitisme n’aura plus sa place. Le Juif pourra alors opter pour l’authenticité et s’assimiler progressivement sans pour autant renoncer à son identité. Dans les pays où les femmes votent, c’est en tant que femmes qu’elles s’expriment. De même, c’est en tant que Juifs, Noirs ou Arabes que ces minorités sont légitimes à participer à la vie nationale.
En attendant, les individus doivent comprendre que l’antisémitisme conduit au national-socialisme et que la cause des Juifs est la leur. Il est souhaitable que les adversaires de l’antisémitisme s’unissent à l’échelle nationale puis internationale afin de coordonner leurs actions, d’attirer les indécis et de montrer aux antisémites que leur lutte contre le racisme n’est pas fondée sur le droit, mais constitue une réalité.
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