Dans son ouvrage Ferdinand Buisson et les socialistes libertaires, Martine Brunet-Giry, professeur agrégée d’histoire, fait revivre un personnage majeur de la Troisième République qui fut l’un des principaux artisans de la laïcité de l’école. L’histoire n’a retenu que Jules Ferry, oubliant celui qui, habité par son projet, a oeuvré dans l’ombre.
Le livre est le fruit d’un travail d’historien à la recherche des faits dans les archives et dans les registres paroissiaux et de l’état civil.
L’ouvrage peut être commandé à l’imprimerie Laballery (laballery.fr 03 86 27 55 55) au prix de 20 euros
Ferdinand Buisson et les socialistes libertaires
Introduction – Aujourd’hui tombé dans l’oubli, Ferdinand Buisson fut une figure de la Troisième République. Haut fonctionnaire au ministère de l’instruction publique, député radical-socialiste, prix Nobel de la paix en 1927, les origines et la jeunesse de l’homme sont pourtant obscures. Comment lui vint cet esprit militant avec lequel il s’engagea sur les sujets de la religion, de la pédagogie et de la politique ? Protestant, pacifiste, dreyfusard, partisan de la laïcité, de la séparation de l’Église et de l’État, du vote des femmes, Ferdinand Buisson fut proche du milieu socialiste libertaire et de plusieurs de ses membres. De James Guillaume, d’abord, cet ami de Bakounine à qui il confia la rédaction des éditions de 1887 et 1911 du Dictionnaire de pédagogie. De Paul Robin ensuite, qu’il chargea d’expérimenter à l’orphelinat de Cempuis dans l’Oise une pédagogie révolutionnaire conçue comme outil de transformation sociale.
Faisons la lumière sur le compagnonnage de Ferdinand Buisson avec les socialistes libertaires dont la constance et la durée prouvent qu’il n’est rien moins qu’une alliance de circonstance.
Ferdinand Buisson et les socialistes libertaires
I- Les origines familiales protestantes ? paysannes ? Ferdinand Buisson ne fit pas mystère de son protestantisme mais resta discret sur ses origines, son milieu et les circonstances dans lesquelles sa famille embrassa la religion réformée. Pour les découvrir, il faut consulter les registres paroissiaux et ceux de l’état-civil créés en 1792, les recensements, les archives départementales ainsi que celles du culte protestant.
Du côté paternel, la famille Buisson est catholique depuis quatre générations mais Pierre Buisson, le père de Ferdinand, né catholique en 1789 dans l’Eure, fut enterré en présence d’un pasteur. Sa conversion eut probablement lieu à l’occasion de son mariage avec Adèle Deribaucourt.
Les archives départementales de l’Oise conservent une plainte auprès du maire de Thieuloy-Saint-Antoine, d’un homme reprochant au grand-père maternel de Ferdinand Buisson, Ferdinand Édouard Deribaucourt, d’organiser chez lui des réunions dominicales du culte protestant. Le grief portait sur le fait que la belle fille du plaignant, convertie à la religion réformée à la mort de son mari, emmenait ses enfants à ces réunions, les détournant du culte catholique. Les lettres échangées entre l’édile, le préfet et l’évêque de Beauvais indiquent que la conversion de Deribaucourt était récente et que ces réunions à domicile étaient dues à l’absence de pasteur dans les environs. Ainsi, selon toute vraisemblance, la fréquentation d’une famille protestante avait conduit le grand-père maternel de Ferdinand Buisson à se convertir, vers la fin des années 1820, au protestantisme réformé. Cinq membres de sa famille, dont sa fille Adèle, la future mère de Ferdinand Buisson le suivirent dans sa démarche. Cette conversion sans pasteur, dans l’intimité du foyer se fit visiblement dans un esprit de tolérance, laissant le choix à chacun de rester ou non catholique.
Parmi les enfants convertis, Constantin, devint colporteur au sein de la Société évangélique de France, dont l’objectif était de raviver la foi dans la communauté protestante. Il devint pasteur itinérant en France. Plus tard, il s’établit en Suisse ou il aurait une fille, Emma, qui épouserait Ferdinand Buisson. La conversion de la mère de Ferdinand se fit en deux temps, par son père d’abord, au protestantisme officiel, puis par son frère Constantin dont elle était très proche, au protestantisme évangélique. Elle éleva ses deux enfants dans le piétisme.
Au XIXe siècle, la pratique du protestantisme était légale. L’article 5 de la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814 accordait la liberté religieuse mais son article 6 désignait le catholicisme religion de l’État. Bien que la jurisprudence fît prévaloir la liberté de culte, l’ambiguïté était exploitée par les autorités catholiques pour s’opposer à la pratique de la religion réformée et faire subir à ses fidèles toutes sortes de tracasseries. La conversion privait ainsi les familles pauvres des actions de bienfaisance de la paroisse et de la gratuité de l’école pour leurs enfants. L’opposition à cette emprise de l’Église sur la société et l’aspiration à un culte plus moderne constituaient de fortes motivations pour choisir le protestantisme, auxquelles s’ajoutaient l’espoir d’échapper aux incessantes sollicitations financières et, pour les maris, la satisfaction de voir leurs femmes échapper à l’influence du curé dont le célibat en faisait leur rival.
Ferdinand Buisson ne fut pas plus disert sur son extraction sociale que sur l’origine de son protestantisme. Attaqué par un journal d’extrême droite, il se déclara issu de deux vieilles familles paysannes, l’une normande, l’autre picarde. Pourtant, l’examen des quatre branches de son ascendance montre qu’il a une origine rurale mais que seule sa grand-mère maternelle appartient au monde paysan. Ferdinand Buisson s’est construit une origine inattaquable, enracinée dans le sol français. Deux autres branches de sa généalogie appartiennent à la petite et moyenne bourgeoisie. Enfin, celle des de Ribaucourt, qu’il a orthographié Deribaucourt sur la tombe de sa mère, est noble.
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II- Une famille bonapartiste ? Pierre Buisson commença sa carrière comme notaire royal. Père de cinq enfants, il reprit ses études tout en travaillant et obtint, à 41 ans, une licence en droit, diplôme prestigieux qui lui ouvrit les portes de la profession d’avocat. La décennie qui suivit fut funeste et Pierre Buisson perdit toute sa famille. En 1841, il épousa en secondes noces Adèle Deribaucourt qui lui donna deux fils, Ferdinand le 20 décembre 1841 puis, cinq ans plus tard, Benjamin. En 1848, Pierre Buisson entra dans l’Administration. Nommé juge de paix à Chatillon-sur-Loing dans le Loiret mais, il se sentit vite à l’étroit dans sa fonction dédiée au règlement des litiges du quotidien et demanda dès 1850 à être promu juge de première instance.
Lors du coup d’État 2 décembre 1851, il soutint sans hésiter Louis Napoléon Bonaparte et le camp de l’ordre, participant activement à l’arrestation d’émeutiers républicains et socialistes. A partir du 8 décembre 1851, le Loiret, comme trente et un autres départements, fut déclaré en état de siège, se traduisant par des arrestations, des condamnations et des exécutions sommaires. Pour son action, Pierre Buisson fut fait chevalier de la Légion d’honneur et obtint un poste de juge au tribunal de première instance de Domfront dans l’Orne en 1852, puis de juge d’instruction à Argentan en 1854, avant d’être muté la même année simple juge à Saint-Etienne. Ce poste censé être un tremplin fut en réalité une rétrogradation. Malgré ses demandes répétées d’avancement au motif qu’il était sans fortune personnelle et qu’il devait malgré tout tenir son rang ne lui valurent du Ministère de la justice que des primes exceptionnelles qui, bien que substantielles, ne répondaient pas à ses attentes.
Compte tenu de leur traitement modeste, pour éviter la corruption et pour que leur train de vie corresponde au prestige de leur fonction, les juges étaient choisis parmi les gens fortunés. En particulier, il était impensable que leur épouse travaillât, chose courante chez les ouvriers qualifiés dont les salaires étaient souvent supérieurs. Les fonctionnaires avaient toutefois deux avantages sur les autres citoyens : ils percevaient une pension de retraite et pouvaient envoyer leurs enfants au lycée.
Pierre Buisson souffrit d’un manque d’argent et de reconnaissance jusqu’à la fin de sa vie. Emporté par le cancer le 22 décembre 1859, il laissa sa famille avec peu de ressources.
Ferdinand et Benjamin Buisson firent de brillantes études secondaires dans les différentes villes où leur père fut affecté. En 1858, le préfet de la Seine, Haussmann, décerna au plus méritant de chaque lycée de France, une médaille commémorative de la naissance du fils de l’Empereur. Alors qu’il n’était pas le lauréat, Ferdinand Buisson fut chargé de rédiger la lettre de remerciement au nom de tous les élèves du lycée. Sa prose déférente et loyale charma Haussmann qui lui envoya, à titre exceptionnel, une médaille, accompagnée d’une lettre manuscrite l’invitant à poursuivre dans la même direction et d’être intelligent, honnête, bon citoyen et fidèle sujet de l’Empereur et de son fils. Ferdinand Buisson suivit ces conseils, à l’exception du dernier.
Ferdinand Buisson et les socialistes libertaires
III- Ferdinand Buisson à Paris, les débuts de la notoriété (20 février 1859 – fin septembre 1866). Deux mois après la mort de Pierre Buisson, la famille quitta Saint-Etienne pour Paris. Ferdinand passa le bac seul puis prépara le concours d’entrée à l’École normale supérieure au Lycée Bonaparte. Après un échec à l’oral en 1861, il ne put se présenter en 1862 en raison de sa nature physique jugée trop faible. Privé d’un revenu et d’un avenir assurés, il devrait continuer ses études tout en travaillant comme précepteur pour faire vivre sa famille.
Ferdinand Buisson devint un habitué de la Chapelle Taitbout. Dans ce lieu de culte indépendant, inspiré par le mouvement du Réveil, en marge de la liturgie traditionnelle, il rencontra des membres de la grande bourgeoisie protestante et travailla comme précepteur pour quelques familles. Son histoire personnelle lui ayant donné le souci des pauvres, il participa activement aux actions de bienfaisance de la Chapelle.
Sûr de sa plume, il prit parti en faveur des libéraux dans le violent débat qui les opposaient depuis 1860 aux orthodoxes au sein de l’Église réformée, publiant deux brochures en 1864 et 1865, pour s’opposer au principe d’autorité et défendre la tolérance religieuse. Exclu de la Chapelle Taitbout pour son extrémisme, il rejoignit l’Alliance religieuse universelle, communauté fortement influencée par la franc-maçonnerie, défendant la liberté de conscience religieuse. Ferdinand Buisson s’était fait un nom dans le milieu intellectuel.
Après que son frère eut été reçu brillamment à l’École normale supérieure et après avoir lui-même obtenu une licence d’histoire, Ferdinand Buisson obtint en 1866 un poste de professeur de philosophie à l’Académie de Neuchâtel. Son départ pour la Suisse fut une charnière dans sa vie. Il y retrouva la famille de son oncle Constantin, dont il épousa la fille, Emma. En 1868, il prépara seul l’agrégation de philosophie et fut reçu 2e. Refusant de prêter serment à l’Empire, il ne put être professeur en France. Ferdinand Buisson allait devenir un militant politique au sein du modèle de démocratie qu’était à ses yeux Neuchâtel.
Ferdinand Buisson et les socialistes libertaires
IV- Ferdinand Buisson en Suisse, rencontres primordiales (octobre 1866 – 4 septembre 1870). La Suisse où vivait désormais Buisson était un refuge pour les exilés politiques. Créée à Londres le 28 septembre 1864, l’Association Internationale des travailleurs, l’AIT, qui deviendrait la Première Internationale, tint ses deux premiers congrès à Genève en 1866 et à Lausanne en 1867. Parallèlement, en 1867, face au risque de guerre avec la Prusse, un journaliste français, Évariste Mangin, proposa la tenue d’un nouveau Congrès de la paix, suscitant l’enthousiasme des démocrates Européens parmi lesquels Victor Hugo et Edgar Quinet. Le premier Congrès de la paix se tint à Genève en septembre 1867 et fut un succès : 6000 participants dont une délégation de l’AIT. Il marquait une rupture avec les précédentes manifestations de ce type organisées à Paris en 1849 et à Francfort en 1850. Le pacifisme n’était désormais plus sous-tendu par des valeurs chrétiennes mais par la liberté démocratique et le projet d’États Unis d’Europe, selon les mots de Victor Hugo. Les débats furent houleux. Malgré le départ des plus modérés, l’aile droite du mouvement, il fut décidé la création de la Ligue internationale de la Paix et de la Liberté ainsi que de son organe officiel : Les États Unis d’Europe. Le Congrès suivant, organisé à Berne en 1868 fut un échec et les socialistes quittèrent le mouvement. L’aile gauche faisait défaut à son tour.
Ferdinand Buisson, discret jusqu’alors, entra en scène au troisième Congrès, à Lausanne en 1869. Il y prononça un violent réquisitoire contre l’Empire et l’armée, plaidant pour que l’école n’inculque plus aux jeunes l’admiration des conquérants et de gloire militaire. Ces paroles lui seraient régulièrement reprochées au cours de sa carrière. Pourtant, il cautionnerait plus tard les exercices militaires dans les écoles et éclaircirait sa position en 1902, lors d’une conférence intitulée : Pourquoi nous sommes patriotes et nous ne sommes pas nationalistes : une république doit pouvoir se défendre mais doit rejeter la guerre de conquête.
Le projet de Buisson était connu depuis qu’en 1868 il avait fait paraitre dans Les États unis d’Europe un article intitulé L’abolition de la guerre par l’instruction. Il s’agissait, grâce à des hommes dévoués, d’instruire la jeunesse pour qu’elle accède à la liberté, et fabriquer ainsi des républicains qui remplaceraient les monarchies par des démocraties, rendant la paix inéluctable : semons la liberté, récoltons la paix. Ce dessein fondé sur le dévouement était en parfait accord avec sa foi religieuse consistant à placer l’obéissance à l’ordre universel au-dessus des intérêts personnels. Politique, pédagogie et religion formaient désormais le socle de sa réflexion.
Ferdinand Buisson devait convaincre. Il organisa dès fin 1868 des conférences qui firent grand bruit. La première, intitulée Une réforme urgente pour l’enseignement primaire, visait à dénoncer le caractère nuisible de l’enseignement de l’histoire sainte dans les écoles primaires. Il fondait son attaque sur plusieurs arguments : le statut de peuple élu des Hébreux sur lequel étaient bâtis les dogmes chrétiens s’opposait à l’idée d’égalité des hommes ; l’enseignement des miracles faisaient le lit de l’obscurantisme et endormait l’esprit critique ; les notions de grâce et de droit divin invitaient les enfants à se soumettre à l’autorité ; l’enseignement religieux, en justifiant des massacres, le droit de vie et de mort d’un père sur ses enfants ou la relégation des femmes au rang des biens matériels, habituaient les jeunes à écouter la voix de Dieu et non celle de leur conscience ce qui pouvait les conduire au fanatisme. En somme, Buisson considérait que l’enseignement religieux privait l’enfant de son esprit critique et de son sens moral, indispensables à l’exercice de sa liberté. Il conclut son discours par une phrase choc : Abolissez l’histoire sainte et mettez à sa place l’histoire de l’humanité.
Sorti de l’anonymat, Buisson publia le 3 février 1869 un Manifeste du Christianisme libéral puis créa le comité l’Union du Christianisme libéral et son organe officiel : l’Émancipation. La devise de cette nouvelle Église comportait cinq sans : une église mais sans sacerdoce ; une religion mais sans catéchisme ; un culte mais sans mystère ; une morale, mais sans théologie ; un Dieu, sans système obligatoire. Buisson s’entoura de protestants français partageant ses idées, Félix Pécaut et le pasteur Jules Steeg. Pourtant, l’initiative fut un échec.
En 1869, Buisson se lia d’une amitié profonde et durable, avec James Guillaume. Issu d’une vieille famille protestante, Guillaume avait entendu la conférence sur la réforme de l’enseignement primaire et avait invité Buisson à la prononcer à nouveau au Locle où il enseignait le français. D’autres discours suivirent. Buisson plaida inlassablement pour la séparation de l’Église et de l’école et pour un christianisme libéral sans dogme mais diffusant le culte du bien et l’amour de l’humanité. Chaque fois, il déchaînait la rage du clergé orthodoxe. Protestants orthodoxes et libéraux n’avaient jamais été aussi éloignés. Guillaume, membre de l’AIT devint un proche de Michel Bakounine en 1869.
Buisson qui pensait la laïcité avec un esprit religieux ne fut compris ni par les croyants qui le jugèrent rationaliste, ni par les libres penseurs et les socialistes libertaires qui voyaient en lui un religieux. Mais Buisson et les socialistes libertaires, en particulier Guillaume, se retrouvaient sur le sujet de l’éducation.
Dès qu’il appris la proclamation de la République, le 4 septembre 1870, Buisson partit pour Paris, laissant sa femme enceinte et son fils en Suisse. Républicain depuis 1868, son rêve devenait réalité, l’Empire était à terre. Il voulait transformer le monde, comme les socialistes libertaires par la volonté et le dévouement.
Ferdinand Buisson et les socialistes libertaires
V- Avec les socialistes libertaires, l’orphelinat des Batignolles (5 septembre 1870 – 31 décembre 1871). La guerre que la France avait déclarée à la Prusse le 19 juillet 1870 ne prit pas fin avec la défaite de Sedan. Dès le lendemain, un gouvernement de défense nationale s’installa à l’Hôtel de Ville de Paris. Hostiles à l’entrée en guerre, ses membres voulurent défendre le pays et poursuivre le combat. Ferdinand Buisson aussi. Alors que dans un article du 30 juillet 1870, il reprenait les thèmes antimilitaristes développés à Lausanne en 1869, il publia le 10 janvier 1871, dans l’éphémère organe de l’AIT, la République des travailleurs, un texte intitulé Les bienfaits de la guerre. Il y affirmait que la défaite avait réveillé la France en proie au relâchement moral et provoqué, sans guerre civile, l’effondrement de l’Empire et l’avènement de la République. Face aux socialistes libertaires prônant de grands bouleversements sociaux et aux conservateurs hostiles au suffrage universel, Buisson défendait une démocratie émancipée de la religion, fondée sur la science et la justice humaine, rendue possible par une école fabriquant des républicains.
Arrivé à Paris le 5 septembre 1870, peu avant le siège qui débuta le 20 septembre, Ferdinand Buisson participa à la commission de l’instruction publiques du 17e arrondissement et collabora à La République des travailleurs, après avoir adhéré à l’AIT. Le comité de rédaction du journal était constitué de socialistes libertaires, fraction anti étatique de l’AIT conduite par Michel Bakounine, opposés aux socialistes dits autoritaires qui, derrière Marx, militaient pour un État fort.
Buisson et de nombreux membres de l’AIT participèrent à une manifestation, le 22 janvier 1871, contre l’armistice qui se dessinait. Il se souviendrait toujours de la communion populaire face à la répression sanglante.
Pendant le siège, alors que les parisiens connaissaient la famine et les bombardements, Ferdinand Buisson décida de venir en aide aux plus pauvres des pauvres : les orphelins. Avec l’aide de la commission d’assistance de la municipalité, de Jules Gaufrès et de quelques bonnes volontés, il créa et pris la direction d’un orphelinat destiné aux enfants du peuple. Renonçant à la carrière d’enseignant qui lui était promise et à tout salaire, Buisson se consacra à éduquer ses quelques dizaines de pensionnaires, leur apprenant la lecture, l’écriture et le calcul ainsi que les règles d’hygiène
Curieux de nouvelles méthodes pédagogiques, Buisson découvrit l’enseignement intégral en lisant une note que Paul Robin avait rédigée à l’occasion du congrès de l’AIT de 1868. Ce projet révolutionnaire était fondé sur la coéducation des filles et des garçons et la formation professionnelle dans le but de cultiver à la fois, dans le même individu, l’esprit qui conçoit et la main qui exécute. Par la méthode expérimentale basée sur l’observation des faits, il s’agissait d’élever l’enfant, considéré comme personne à part entière, vers la liberté en développant et en nourrissant son appétit moral et sa curiosité. Toutefois, si Buisson déclarait donner aux enfants une éducation démocratique, sincère et intégrale, aucun élément historique ne permet d’affirmer qu’il put appliquer ces principes à l’orphelinat des Batignolles. Le caractère révolutionnaire de son établissement était ailleurs : il consistait à dispenser une éducation laïque sortant pour la première fois le secours aux orphelins du cadre religieux. L’Église ne lui pardonnerait jamais.
Fin février 1871, Buisson fit un aller-retour à Neuchâtel où sa fille était née. De retour à Paris, il assista au début de la Commune. N’ayant pas pris la mesure de l’événement, il retourna à Neuchâtel chercher sa famille pour l’installer à Paris qu’il ne rejoignit que fin avril, muni d’un laissez-passer obtenu par l’entremise d’un ami professeur. Il vécut donc la fin de la Commune, organisant le sauvetage d’un de ses acteurs, Benoît Malon, maire des Batignolles. Pendant ses absences, son frère Benjamin dirigeait l’orphelinat.
Après la victoire des Versaillais, Buisson se consacra à la survie de son orphelinat et à le rendre accessible aux enfants de tous les arrondissements de Paris. En Juin 1871, il contacta Gabriel-Joseph Prévost, qui avait créé un orphelinat à Cempuis dans l’Oise. Attachés à l’enseignement laïc, les deux hommes s’entendirent pour accueillir à Cempuis les orphelins de Paris. Buisson devint le sous-directeur de l’établissement, Prévost restant à sa tête jusqu’à sa mort en 1875.
Ferdinand Buisson et les socialistes libertaires
VI- Buisson et les socialistes libertaires, la pédagogie en commun. Après la Commune, Buisson était dans une situation financière difficile. Il sollicita un poste de directeur d’école. Pour éviter les tensions avec l’Église, il fut nommé inspecteur primaire du département de la Seine. Il appartenait désormais à la classe moyenne supérieure. Mais le milieu catholique ne l’avait pas oublié et lui reprocha publiquement ses écrits de jeunesse. Momentanément écarté, il partit en mission pour étudier les systèmes scolaires dans différents pays puis, devenu spécialiste du sujet, devint directeur de l’enseignement primaire en 1879, lorsque Jules Ferry fut nommé ministre de l’Instruction publique.
Ferdinand Buisson resta en poste dix-sept ans, collaborant avec plusieurs ministres successifs. Jamais sa proximité avec le milieu libertaire ne fut connue ni même imaginée par ses pires ennemis. Il partageait avec les socialistes libertaires l’objectif d’une éducation populaire émancipatrice. Mais Bakounine et ses amis pensaient qu’une révolution était nécessaire pour faire évoluer l’enseignement alors que Buisson et les républicains étaient convaincus que l’instruction permettrait de changer les mentalités sans révolution.
Ferdinand Buisson entrepris en 1876 de diriger l’écriture d’un Dictionnaire de pédagogie dressant un tableau complet des législations et des institutions scolaires dans le monde ainsi que des doctrines pédagogiques que Pierre Nora a surnommé la cathédrale de l’école primaire.
Pour la rédaction des articles, il fit appel à des spécialistes de toutes sensibilités politiques parmi lesquels ses amis socialistes libertaires James Guillaume et Paul Robin. Guillaume avait vu se fermer les portes de l’enseignement en raison de son appartenance à l’AIT et celles de l’AIT, dont il fut exclu avec Bakounine en 1872, pour sa proximité avec le socialisme libertaire. Désappointé par la prise de contrôle de l’AIT par les socialistes autoritaires, il allait s’investir dans la rédaction du dictionnaire dont il devint le maitre d’œuvre, alors que Buisson était de plus en plus accaparé par ses fonctions. Guillaume s’installa à Paris avec sa famille dans le confort matériel, assurant parallèlement pendant de nombreuses années le rôle de secrétaire de la rédaction de la Revue Pédagogique et participant à diverses commissions relatives à l’histoire de l’enseignement, particulièrement pendant la Révolution. Buisson lui rendit un hommage appuyé lors de ses soixante-dix ans pour son travail colossal sans lequel le Dictionnaire de pédagogie n’aurait pas vu le jour.
En 1880, Ferdinand Buisson nomma à la tête de l’Orphelinat Prévost, devenu en 1871 l’Orphelinat de la Seine, son ami Paul Robin pour y expérimenter l’enseignement intégral. Issu d’un milieu catholique bourgeois, Robin avait adhéré à l’AIT avant d’en être expulsé par Marx pour ses idées libertaires. D’un caractère emporté, ses actions militantes lui avaient valu d’être expulsé de plusieurs pays européens. Normalien, professeur de science, il avait toujours manifesté un grand intérêt pour l’instruction populaire et l’enseignement intégral.
Dès son entrée au ministère de l’Instruction, Ferdinand Buisson fit la promotion de l’orphelinat de Cempuis. Il fut présenté dans les expositions internationales et devint un laboratoire et un centre de formation des instituteurs en vue de la diffusion de l’enseignement intégral, l’enseignement de la liberté par la liberté.
En septembre 1883, Paul Robin fut accusé par des membres du personnel d’avoir fait circuler un écrit d’inspiration néo-malthusienne dans l’orphelinat. Il nia les faits mais remis sa démission. Suspendu, Robin fut réintégré dans ses fonctions quelques mois plus tard.
En 1892, il fut accusé par le journal clérical et antisémite, La Libre Parole, dirigé par Édouard Drumont, de confusion des sexe, substitution de la morale positive à la morale religieuse et absence d’éducation patriotique. Les accusations furent reprises par de nombreux journaux et les attentats anarchistes qui troublèrent un peu plus les esprits. Alors qu’une première commission d’enquête avait rendu un rapport très favorable au travail de Robin, une seconde conduisit à sa révocation en 1894. Attaqué par les cléricaux et lâché par les libertaires, le soutien de Buisson ne suffit pas à le sauver. Buisson remis alors sa démission mais elle fut refusée. Il était une carte maitresse pour le ministère dans la laïcisation de l’école. La fin de l’expérience de Cempuis ne sonna pas le glas de l’enseignement intégral. Ses méthodes furent reprises dans plusieurs autres établissements.
A soixante-cinq ans, Buisson entama alors une carrière politique. Élu député à quatre reprises, il s’engagea dans la séparation de l’Église et de l’État dont il fut l’un des principaux artisans, dans la question sociale, dans la démocratisation du régime, défendant notamment les droits syndicaux et le vote des femmes, ainsi que dans l’établissement d’une paix durable, ce qui lui valut le Prix Nobel de la Paix en 1927. Fidèle à son combat pour l’éducation, il confia à nouveau à son ami James Guillaume la direction de la rédaction de la deuxième édition du Dictionnaire de pédagogie qui fut publié en 1911.
Pour Guillaume dont l’équilibre chancelait après le décès de sa fille cadette en 1897 et celui de sa femme en 1901, ce travail fut un refuge. Emporté par le cancer fin 1916, il resta intellectuellement actif durant sa maladie. Buisson fut également frappé par le destin. Favorable à la guerre, par patriotisme, il perdit son petit-fils au combat en 1916. Il mourut en 1932 d’une crise cardiaque et fut enterré civilement dans un concert d’hommages.
Jusqu’à la fin une forte l’amitié unit Buisson et Guillaume. Le premier était pragmatique et souple, le second intransigeant et idéaliste. Buisson était resté protestant, Guillaume se proclamait athée, mais tous deux rejetaient l’idée d’un Dieu personnel, réduisant leur divergence à du vocabulaire. Au-delà des différences de surface, tous deux furent, à leur manière, des révolutionnaires, partageant le même combat pour une éducation libératrice et émancipée de la religion.