Dans un entretien, l’historien et sociologue Pierre Birnbaum nous apporte son éclairage sur l’histoire du nationalisme en France, pour mieux comprendre les raisons de son retour en force aujourd’hui. Régis Meyran qui conduit le débat est anthropologue.
A la lumière de cette discussion, il apparait que ceux qui aujourd’hui affirment que le nationalisme est la seule réponse à la situation dans laquelle se trouve la France s’inscrivent en réalité dans la tradition contre-révolutionnaire qui n’avait plus connu un tel succès depuis le régime de Vichy.
Voici donc les idées principales qui émergent de cet échange.
La tentation nationaliste – Nationalisme civique et nationalisme ethnique
Le nationalisme est un phénomène banal, une entrée dans la modernité par la nationalisation de la nation c’est à dire la construction d’une nation par une culture commune dans un espace commun. Cette acception du mot nationalisme diffère de celle désignant un extrémisme basé sur un fondement ethnique ou religieux.
Le fondement d’une nation est une culture largement imaginaire portée par des récits mythiques, des ancêtres glorieux, des coutumes. Pour produire et nourrir le sentiment d’appartenance nationale l’invention d’ennemis, extérieurs et intérieurs, est utile voire nécessaire. Au XIXe siècle, les pays européens ont largement usé de ce moyen.
Deux formes de nationalisme se distinguent :
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Le nationalisme civique hérité des Lumières et de la Révolution, défendu par les républicains et exprimé par Ernest Renan lors de sa conférence de 1882 : Qu’est-ce qu’une nation. La nation est alors fondée sur un riche legs de souvenirs et le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. Pour Renan : l’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de coeur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation.
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Le nationalisme ethnique défendu par les contre-révolutionnaire et l’extrême droite. Pour l’allemand Heinrich von Treitschke la nation se construit sur un sol, une religion et une race.
D’un côté l’ethnie, de l’autre l’adhésion volontaire à un projet universaliste, un plébiscite de tous les jours.
Mais Renan ne dit rien du rôle de l’État ni de la mise en pratique du plébiscite de tous les jours. La IIIe République s’appropriera le nationalisme civique et diffusera ses valeurs universalistes. Contrairement à la Révolution qui voulait éradiquer les parlés locaux, la République va vers l’autre. Les hussards noirs enseigneront, en patois, dans les régions les plus reculées. L’objectif est néanmoins d’imposer un État fort supprimant les différences de races et de religion.
L’universalisme de la IIIe République eut aussi ses contradictions. La colonisation était censée diffuser les Lumières hors des frontières. Des fonctionnaires, postiers, instituteurs… exportèrent la culture, le mode de vie et l’organisation de la métropole dans les colonies. Des départements furent même créés en Algérie. Mais les colonisés n’obtinrent jamais la pleine citoyenneté et le nationalisme civique français se confondit souvent avec du nationalisme ethnique. Libérées mais blessées, les anciennes nations colonisées réagirent par un repli nationaliste identitaire et religieux, s’opposant aux valeurs universalistes de la France. Cet épisode laissa des traces profondes, particulièrement en Algérie où le processus d’intégration était le plus avancé et où furent envoyés des soldats du contingent. La décolonisation britannique fut moins violente, la puissance coloniale n’ayant pas imposé ses valeurs aux autochtones.
La tentation nationaliste – Nationalisme et violence
En France, l’opposition au nationalisme civique se traduisit par une réaction contre-révolutionnaire au premier rang de laquelle on trouve au XIXe siècle Joseph de Maistre ou Louis de Bonald, puis, au XXe, Charles Maurras défendant une France catholique et monarchique.
Alors que la IIIe république défendait, malgré ses contradictions, les valeurs universalistes, éclata l’Affaire Dreyfus. Alfred Dreyfus personnifiait la méritocratie républicaine : diplômé de l’École Polytechnique, membre de l’état major de l’armée, jamais un juif n’avait accédé à de si hautes fonctions dans le monde. Circonstance aggravante, d’origine alsacienne, il parlait allemand. Au yeux des nationalistes, il était forcément un traitre. Dans ce contexte furent créés des partis réactionnaires et Charles Maurras, antirépublicain, monarchiste catholique, héritier de Joseph de Maistre, fonda l’Action Française en 1899.
Mais l’antisémitisme qui se déchaina alors venait également de républicains catholiques intégristes, souvent inspirés par les écrits de Gobineau sur l’inégalité des races. Les principales figures en étaient Maurice Barrès qui militait pour exclure les Juifs de la société française et Edouard Drumont qui, dans La France juive en 1886, et dans son journal La Libre Parole, dénonçait un complot juif pour dominer le monde. Le journal La Croix se fait aussi un porte parole de cet antisémitisme catholique. Contrairement à Maurras, Barrès et Dumont se plaçaient du côté du peuple contre ce qu’ils considéraient être l’élite. Ce positionnement correspondrait aujourd’hui au populisme.
Ces personnages, dont l’identité culturelle avait été blessée par la IIIe république s’étant approprié le projet de Renan, trouvèrent un terrain d’entente basé sur le catholicisme et l’antisémitisme. Pour les ouvriers sensibles aux idées de Proudhon ou de Blanqui, l’antisémitisme était synonyme de lutte contre les riches. A la fin du XIXe siècle, partout en France, des foules criaient Vive la République, vive l’armée, à bas les juifs. Mais ces mouvement violents firent face à une police qui su maintenir la sécurité publique.
Le nationalisme civique de Renan est non violent mais abstrait. Il ne parle ni de territoire, ni de culture, ni de langue. La IIIe république qui le met en pratique n’exclut pas le recours à la violence dans ces trois domaines. D’abord, pour reprendre l’Alsace et la Lorraine. Ensuite, le nationalisme civique n’a jamais résolu la question de la diversité des appartenances. Depuis sa création par la Révolution, il vise la fabrication d’un homme nouveau, détaché de sa race de ses traditions, de son sol… L’abbé Grégoire défendait déjà cette idée d’un homme régénéré. Il voulait en particulier rendre les Juifs plus utiles et plus heureux. Cette assimilation passait par l’oubli de leurs traditions et l’abandon du yiddish qu’il considérait comme un jargon tudesquo-hébraïquo-burlesque. Le nationalisme civique vise ainsi l’assimilation des Juifs alors que le nationalisme ethnique veut les expulser du corps de la nation. Dans les deux cas, on constate une difficulté à accepter des cultures multiples et la possibilité d’un recours à la violence. Cette question de la diversité culturelle ressurgit aujourd’hui avec le voile islamique.
Il ne faut pas confondre nationalisme et populisme : le nationalisme oppose une nation a une autre dans un mouvement horizontal. Le populisme oppose le peuple aux élites, aux riches, dans un mouvement vertical. A la fin du XIXe siècle puis au XXe, l’alliance de Maurras, Barrès et Drumont, rejoints par des mouvements ouvriers montre qu’en France, à certains moments les dimensions horizontale et verticale se rencontrent pour alimenter un ressentiment extrême.
La tentation nationaliste – Le retour du nationalisme
Le régime de Vichy fut l’occasion du triomphe des idées contre-révolutionnaires, du catholicisme fondateur, de la race, du sang et de la terre des morts avant le retour, à la Libération, de l’État fort inspiré par le nationalisme civique. Le nationalisme ethnique n’était pas mort mais restait très minoritaire. Il se manifesta notamment au moment de la Guerre d’Algérie au travers de groupuscules comme Jeune Nation ou Occident puis avec la création du Front National en 1972 par Jean-Marie Le Pen.
Jusqu’à la fin des années 1990, l’État parvint à imposer ses valeurs universalistes contre l’extrême droite. Mais depuis, son autorité et sa légitimité sont remises en cause dans de nombreux domaines :
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l’État peine à préserver un espace national universaliste alors que se manifestent différentes appartenances culturelles ainsi que des allégeances en dehors du territoire national : de nombreux musulmans conservent des liens très forts avec leur pays d’origine et avec la oumma ; des juifs français ont des affinités et parfois des liens familiaux avec Israël. Des catholiques français entretiennent des relations avec des communautés religieuses transnationales,
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la globalisation des échanges ne laisse aucun rôle à l’État,
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la disparition du franc et le transfert de décisions économiques au niveau européen privent l’État de la maîtrise de ses finances,
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les frontières s’estompent, et l’arrivée d’immigrés du Proche-Orient suscite la peur, notamment celle du grand remplacement,
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alors que la France avait une tradition de centralisation dont les départements étaient des maillons incontournables, le pouvoir semble aujourd’hui se dissoudre entre les régions, dessinées artificiellement, et l’Europe à laquelle les citoyens ne s’identifient pas,
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les services publiques, postes hôpitaux, transports, quittent les campagnes. Les infrastructures étatiques ne garantissent plus l’unité nationale,
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l’État renonce progressivement à imposer un modèle républicain universaliste : l’ENA, symbole de la haute administration, de l’État fort et de la méritocratie, disparait sous la pression des populismes ; l’introduction de quotas dans le concours d’entrée à Science Po déroge au principe d’universalité.
Ces questions non résolues ouvrent la porte à une réponse de synthèse : le retour à un État fort, souverain, basé sur le nationalisme ethnique. Les partis populistes porteurs d’une telle réponse critiquent l’État aux mains d’une élite. Ils affirment être en lien direct avec le peuple, sans passer par les corps intermédiaires.
Pour que le pays ne sombre pas dans le nationalisme et qu’il ne soit pas non plus le théâtre de replis communautaires, l’État doit retrouver sa légitimité en incarnant à nouveau la communauté nationale, en administrant le pays grâce à ses fonctionnaires et ses services publics.