C’est témoigner mal son amour que le borner à la louange et je pense rendre plus grand service à l’U.R.S.S. même et à la cause que pour nous elle représente, en parlant sans feinte et sans ménagement. André Gide annonce en ces termes, dès l’avant propos, l’intention qui guidera sa plume tout au long de son ouvrage. Invité par les autorités soviétiques en 1936, Retour de l’U.R.S.S., paru la même année, relate son voyage en compagnie de cinq de ses amis dont Eugène Dabit qui mourra à Sébastopol sans revoir la France. Le livre lui est dédié.
André Gide arrive en U.R.S.S. le 14 juin 1936, quatre jours avant les obsèques de Gorki à l’occasion desquels il prononce un discours sur la Place Rouge. Le pays de la Révolution d’Octobre concentre tous les espoirs de l’idéal qu’il partage. Mais peu à peu, il découvre une réalité éloignée des promesses qui avaient porté au pouvoir le nouveau régime.
Dès son arrivée et pendant tout son séjour, André Gide est ému par la chaleur de l’accueil qu’il reçoit des habitants, par les contacts faciles, fraternels. Si toutes les villes ne présentent pas le même attrait et que l’élégance de Leningrad tranche avec la laideur de Moscou, il visite partout des camps de pionniers, des parcs de culture, des usines et leurs clubs pour ouvriers qui témoignent des possibilités offertes à tous de se cultiver, d’écouter des lectures, de s’adonner à des danses traditionnelles ou de pratiquer la gymnastique. L’état d’esprit y est sain, décent, dépourvu de sous-entendu ironique ou moqueur. Les générations futures sont mises à l’honneur. La fête de la jeunesse sur la Place rouge est impressionnante par son interminable défilé d’une jeunesse saine et joyeuse.
Mais au delà de ces premières impressions, la réalité dont André Gide décrit différents aspects, est plus contrastée.
Une foule attend devant un grand commerce pendant trois quart d’heure, résignée. Un arrivage de marchandise a été annoncé et chacun attend son tour, dans l’ordre, sans impatience. Dans le magasin, les articles sont laids, de mauvaise qualité, sans fantaisie aucune. Dans les rues, tout le monde est vêtu de la même façon. Parler de goût du public est inconcevable lorsqu’on n’arrive pas à satisfaire les besoins.
Le peuple de Moscou est d’une extrême indolence. Dans les usines, il semble que pour lutter contre le non-chaloir, le stakhanovisme ait remplacé la matraque, le knout. Les travailleurs sont invités à suivre l’exemple de ceux qui produisent en quelques heures l’équivalent de plusieurs jours de labeur. Une question se pose : le stakhanovisme ne correspondrait-il pas à un rythme normal de travail à l’extérieur du pays ?
La prospérité d’un kolkhoze modèle témoigne du bonheur des travailleurs lorsqu’ils bénéficient de l’intégralité des fruits de leurs efforts, sans enrichir d’actionnaires. Pourtant, l’État prélève 7% sur la production agricole et environ 35 roubles de capitation. Dans le kolkhoze, l’uniformité parfaite des logements est surprenante. Chaque intérieur est interchangeable, dépersonnalisé. Enfin, de nombreux kolkhozes misérables sont soumis aux mêmes impôts et ne bénéficient d’aucune aide.
Dans le pays, il est frappant de constater à quel point tout le monde est du même avis, de sorte que, lorsque chaque fois que l’on converse avec un Russe, c’est comme si l’on conversait avec tous. Dès l’enfance, l’État façonne les esprits et la Pravda, en dirigeant les réflexions des plus âgés, anéantit toute forme d’esprit critique. Isolés du monde extérieur, les Russes sont convaincus de l’éclatante réussite de leur pays. Ils nourrissent un complexe de supériorité et attendent de l’admiration de la part des rares voyageurs qu’ils rencontrent.
À Sotchi et plus encore à Sinop, les hôtels de demi-luxe font la fierté de leur obséquieux personnel. Mais à proximité du sovkhoze modèle de Sinop qui produit les denrées nécessaires à la cuisine raffinée de l’hôtel, des ouvriers sont logés dans des citées insalubres. Il est à craindre que les clients russes de ces établissements, choisis pour leur conformisme idéologique, forment une nouvelle aristocratie animée par des idéaux contraires à ceux qui vinrent à bout du régime tsariste. L’esprit révolutionnaire d’octobre 1917 est désormais qualifié de contre-révolutionnaire.
Dans tous les rassemblements militants, entre deux toasts portés à des combats politiques ou à de grands personnages, un toast à Staline s’impose. Partout des effigies de Staline. Lorsqu’on écrit à Staline, la missive n’est envoyée que si les usages sont respectés : le vous doit être suivi de maitre des peuples, de chef des travailleurs… Tout est motif à louange. Des expressions et des épithètes du même type doivent aussi être ajoutées dans les discours pour qualifier Staline. Le destin du pays doit être pour sa part immanquablement qualifié de glorieux.
Concernant l’art, la promesse sociale de l’U.R.S.S. soulevait une interrogation théorique : si la valeur d’une oeuvre tient à son caractère anti-conformiste et révolutionnaire, qu’adviendra-t-il de l’artiste lorsque les objectifs de la révolution seront atteints ? Sera-t-il légitime à suivre le courant plutôt qu’à le remonter ? En réalité le problème est tout autre et s’énonce ainsi : quel est le rôle des artistes dans un pays où, de l’aveu même de certains d’entre eux, les œuvres doivent être dans la ligne, populaires, comprises et assimilées immédiatement ? Si elles ne répondent pas à ces exigences, elles sont qualifiées de « formalisme » et jugées indignes d’intérêt. Toute expression originale, toute création novatrice, dissonante, exigeante, est devenue impossible. L’artiste est condamné au conformisme ou au silence.
Enfin, la lutte anti-religieuse consiste à organiser l’ignorance et le rejet, par exemple en exposant dans des musées des toiles très laides de scènes des Évangiles et en niant l’existence du Christ. Ne serait-il pas plus profitable pour tous de conserver les vérités philosophiques de l’Histoire sainte tout en dénonçant les méfaits de l’Église ? Faut-il ignorer l’enseignement des mythes grecs au motif qu’on ne croit dans les dieux qui les habitent ?
André Gide rentre en France résolu de témoigner de ce qu’il a vu, pour le bien de l’U.R.S.S. et de la cause qu’il défend, mais déterminé à ne voir aucun lien entre cette cause et les dérives qu’il a constatées.
Commentaire : dans ce court texte paru fin 1936, André Gide, exigeant, décrit ce qu’il a vu, sans hésiter à aller à l’encontre de son engagement, conscient des attaques dont il allait faire l’objet. Il n’est pas question ici d’arrestations sommaires ni de Goulag, il n’en a pas été le témoin. La dénonciation est celle d’un totalitarisme qui, trahissant les idéaux de la Révolution qui l’a porté au pouvoir, ôte aux citoyens tout esprit critique, aux artistes toute possibilité d’expression et de création et condamne le pays à une uniformité générale et stérile. Le régime de Moscou invitera encore longtemps des intellectuels français qui remercieront leurs hôtes par des éloges et trahiront le peuple dont ils prétendaient défendre la cause. Il faudra attendre Alexandre Soljenitsyne et la parution de l’Archipel du Goulag en 1973 pour que s’amorce une prise de conscience des crimes du communisme. Mais dès 1936, Gide avait déjà mis en garde ceux qui voulaient savoir.
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