Débat entre Etienne Klein et Alexandre Lacroix le 24 septembre 2022, animé par Denis Lafay
Au festival Livres en Marches, Etienne Klein et Alexandre Lacroix ont échangé sur plusieurs sujets permettant d’éclairer la question centrale : Le monde a-t-il perdu la raison ? Le texte qui suit synthétise leurs échanges.
La raison et ses limites
EK : Les grecs pensaient que tout nombre était le rapport de deux nombres entiers. En faisant marcher notre raison, nous avons découvert les nombres irrationnels, c’est à dire ceux qui ne peuvent pas s’exprimer sous la forme d’une telle fraction. Michel Foucault pour sa part nous a montré que, dans la société, la folie faisait partie de la raison, jusqu’au jour où on a enfermé les fous. La raison et la déraison dépendent du contexte.
AL : La question semble contenir une inquiétude concernant la modernité. Utiliser sa raison consiste à se servir de sa pensée selon certains principes dont le texte fondateur est Le discours de la méthode. Descartes nous y invite à nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Mais cette raison triomphante contient en elle une part de déraison. Par exemple, jusqu’à une époque récente, elle n’a pas pris en compte les ressources limitées de la nature.
Pour faire face aux défis écologiques de demain, certains concluent à la nécessité d’abandonner le projet cartésien ; d’autres sont convaincus que la technique nous sauvera. L’usage de la raison peut ainsi conduire dans des directions opposées. Cela me fait penser à la phrase de Baudelaire : De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là.
La raison, la science et la domination
EK : Le projet cartésien a fait des humains des êtres qui veulent s’extraire de la nature. Certains voudraient renoncer à la science au motif qu’elle est un outil de domination. D’autres voient en elle la promesse d’une solution à tous nos problèmes.
Il faut bien avoir conscience que la science n’apporte des réponses qu’à des questions scientifiques. Elle était jadis guidée par l’idée de progrès. Aujourd’hui le débat public ne parvient pas déterminer de façon collective l’usage qu’il faut faire de ses découvertes. Cet exercice est pourtant nécessaire car la science n’apporte aucune réponse aux problèmes de société.
Je ne suis partisan ni du scientisme ni du renoncement à la science. Je crois qu’il faut refonder la raison pour qu’elle ne soit plus un prétexte à la domination mais qu’elle s’emploie, au travers des outils que la science met à notre disposition, à promouvoir l’idée de Progrès des philosophes des Lumières.
AL : Dans La philosophie dans le boudoir, Sade fait tenir au libertin un discours rationnel pour arriver à ses fins avec sa jeune élève. De même, dans la politique ou le lobbying, il faudrait identifier, ce qui dans le discours raisonnable est destiné à étendre la domination du locuteur.
Par ailleurs, le progrès est le pendant profane de la providence. Je me méfie des soubassements religieux et de l’idée que les choses ne peuvent qu’aller mieux. Contrairement à la politique où les retours en arrière sont possibles, la science crée une irréversibilité. Par exemple, on ne peut plus imaginer un futur non connecté ou sans bombe atomique. On ne peut plus rebrousser chemin si on a pris la mauvaise direction.
Le progrès
EK : L’idée de progrès suppose de faire la différence entre le bien et le mal pour éliminer le mal. Au XXe siècle, beaucoup de mal a été fait au nom du bien. Le progrès suppose de donner un sens à ce que l’on fait, ce qui suppose d’avoir préalablement fixé un cap pour le futur. L’innovation au contraire avance sans direction. Elle remplace aujourd’hui le progrès dans le discours politique et beaucoup considère que sans innovation, nous sommes condamnés.
Pour illustrer la différence entre progrès et innovation, souvenons nous qu’il y a 30 ans, tout le monde avait hâte d’être en l’an 2000. Aujourd’hui, personne n’est pressé d’être en 2050. On espère seulement que l’innovation nous sauvera. Un futur désirable suppose de distinguer le bien et le mal.
AL : Pour ma génération, le mot progrès appartient au passé. On a aujourd’hui du mal à imaginer un progrès désirable avec les défis écologiques et politiques qui se dressent. Mieux vaut s’installer et agir dans la brèche entre passé et futur, pour reprendre l’expression de Hannah Arendt.
La confiance et le scepticisme
AL : Ce qui est passionnant dans la science c’est de participer à l’élaboration d’un savoir qui est amené à être englobé dans une connaissance plus vaste. Cet esprit scientifique mérite d’être importé dans l’existence. Un sceptique est quelqu’un qui doute et reste ouvert, en lien avec la dynamique du vivant. Il parait sain de remettre en cause notre monde et ses certitudes.
Le sceptique qui ne croit en rien est capable d’admirer l’apparence du monde. La beauté d’un paysage ou du ciel étoilé ne sert à rien. Elle n’est pas le produit d’une conversation entre humains comme une oeuvre d’art. Si je ne crois pas en Dieu, en admirant les étoiles, je fais l’expérience de la limitation de ma raison.
EK : D’après un sondage, la confiance dans la science avant la pandémie était très forte en Europe. Depuis, elle est restée très forte, sauf en France.
En matière de scepticisme, il faut être prudent. Pourquoi écouterait-on les scientifiques si ils disent qu’ils ne savent rien ? Tous les scientifiques savent que l’atome existe et que la théorie de l’évolution des espèces est vraie. En revanche, ces connaissances donnent lieu à des doutes. Il faut différencier la science et la recherche. Mon intérêt pour le temps remonte à l’époque où j’ai cherché à mettre en concordance le temps dont parlait le professeur de philosophie et celui dont parlait le professeur de physique.
Mais la confiance ne doit pas nous empêcher d’être vigilants. Le Web a été inventé au CERN pour partager ses résultats avec les laboratoires du monde entier. Il a ensuite été destiné à être une encyclopédie mondiale. Aujourd’hui, il abrite des algorithmes qui connaissent nos goûts, nos opinions et nous mettent en relation avec des personnes qui les partagent. Il se crée ainsi des communautés de pensée qui décident pour elles-même ce qui est vrai ou pas. Cette dérive constitue un grave danger.
Dieu
AL : Cette question a été examinée par les plus grands esprits pendant toute la période de la scolastique. L’argument de Saint Anselme a eu un très fort retentissement et fut même repris par Descartes. Son raisonnement est le suivant : imaginons un être, qu’on appelle Dieu, doté de toutes les qualités. L’existence est une qualité. Donc Dieu existe. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que Kant montrera que l’existence de Dieu ne peut faire l’objet d’une preuve et que croire relève d’un saut de la pensée.
La fuite comme alternative
AL : Nous racontons à nos enfants des histoires d’animaux sans voir ces animaux. Nous lisons des livres sur les forêts primaires sans voir ces forêts. Lorsque nous faisons une photo, nous cadrons pour ne pas avoir sur l’image le poteau électrique disgracieux ou des objets qui gâchent le paysage. Il paraît nécessaire de poser le regard sur notre véritable environnement et de ne pas maquiller la réalité.
EK : Le mot fuite traduit une absence d’espoir. On veut fuir un réel qui ne tient pas ses promesses. Les jeunes des années 1970 était impatients d’être en l’an 2000, comme on est impatient d’atteindre le sommet d’une montagne que l’on gravit. Ensuite, c’est la descente, le but est derrière nous. Nous sommes aujourd’hui dans la descente et l’absence de nouvel objectif à long terme nous fait éprouver de l’anxiété et parfois l’envie de fuir. Mais pour aller où ? Existe-t-il plusieurs réels ? Peut-on réellement fuir le réel ? Les scientifiques interrogent le réel en faisant un pas de côté, mais le réel est unique.
Le fait que la vraie vie serait ailleurs, dans la réalité virtuelle, est une idée dangereuse. Certaines personnes dépriment parce qu’elles ont perdu une dizaine d’amis qu’elles ne connaissaient pas sur les réseaux sociaux. Le monde numérique va prendre de plus en plus d’importance dans le réel. Allons nous vers la bêtise numérique ou bien saurons-nous utiliser la technologie de façon intelligente ? Il est trop tôt pour répondre.
La sobriété
AL : Dans la bouche du chef de l’État, le mot sobriété est problématique. Qui devra se priver ? Les gens modestes ? Mais la question est bonne. La grande difficulté sera de motiver les gens à faire des efforts pour les générations futures en sachant qu’ils n’en verrons pas les résultats.
Pour comprendre plus précisément de quoi il s’agit, chacun de nous peut s’interroger sur ce à quoi il est prêt à renoncer : manger de la viande, prendre sa voiture, faire des enfants ?
Chaque génération doit relever ses défis. Celui de la génération des années 1940 fut la Deuxième guerre mondiale. La génération actuelle doit relever le défi du climat.
EK : Beaucoup de gens vivent dans une sobriété non désirée et cela pose problème. Mais il n’est pas envisageable que 10 milliards d’humains consomment l’énergie que consomme un français. Nous allons devoir agir et nous priver alors que pendant les 30 prochaines années ces efforts ne seront pas récompensés et que la situation va continuer à se dégrader.
Merci pour ce compte-rendu intéressant… « le réel est unique »… qui l’affirme, sinon celui qui le dit ici… Je touche ma peau, je la crois lisse et propre et si j’avais un microscope portatif, je verrais les acariens qui la peuplent! Mon réel n’est pas LE réel ! Il y a beaucoup d’affirmations posées comme des axiomes dans ces propos rapportés… Autre idée, il nous faudrait ne pas avoir de maître à penser… et toujours chercher à mieux penser par nous-même ainsi appartenir à un groupe d’individus ayant les mêmes goûts ne signifiera pas les suivre stupidement. Voilà les deux pensées qui me sont venues grâce à cet article… à développer aussi loin que possible.
J’aimeJ’aime
Merci pour votre commentaire. Concernant votre première réflexion, votre réel n’est pas le mien et aucun des deux n’est le réel, est vraie lorsqu’on parle du ressenti, du vécu, d’une observation qui peut être plus ou moins précise. Mais le fait que l’eau bout à 100 degrés (ou à peu près selon les conditions de pression) appartient au réel de tout le monde. L’existence de l’atome est vraie de façon universelle. C’est dans ce sens là qu’Etienne Klein s’exprimait. En opposition avec ce qu’il est désormais convenu d’appeler la post-vérité. Le fait que des affirmation semblent posées comme des axiomes est sûrement dû à ma tendance à vouloir compacter les propos.
Concernant le fait de ne pas avoir de maître à penser, je suis d’accord avec vous. Il faut rester dans la logique de Popper caractérisant une hypothèse scientifique par le fait qu’elle est falsifiable, c’est à dire réfutable : il est possible d’imaginer une expérience qui pourrait démontrer que l’hypothèse est fausse. Je trouve ce critère puissant. Dans tous les cas il faut ecouter des avis différents même si cela est dérangeant.
J’aimeAimé par 1 personne
Merci d’avoir pris la peine de me répondre de si scientifique et logique façon. Bonne fin de semaine!
J’aimeJ’aime