Rousseau et Voltaire sont les deux figures mythiques des Lumières françaises. Le premier défend la liberté, le second l’égalité et la volonté générale. Unis par la haine que leur vouèrent les contre-révolutionnaires, leur opposition est d’une criante actualité.

Alors que Voltaire incarne le cosmopolitisme bourgeois jaloux de sa liberté, Rousseau manifeste sa fierté d’être un citoyen de Genève, son attachement aux valeurs patriotiques, sa distance face au message universaliste de l’Église. Les révolutionnaires ont lu Rousseau lorsqu’ils exaltent la patrie en danger. Contrairement au roi qui peut fédérer des peuples différents autour de sa personne, la République n’existe qu’en s’opposant, la préférence nationale lui est indispensable sous peine de se dissoudre. Avec deux siècles d’avance, Rousseau tranche nos débats sur l’identité : ce ne sont ni les murs ni les hommes qui font la patrie, ce sont les lois, les mœurs, les coutumes, la manière d’être qui résulte de tout cela.

La gauche française fut élève de Rousseau tout au long du XIX^e siècle et jusqu’à la Commune. Avec l’affaire Dreyfus tout changea. Prenant prétexte de cette bataille judiciaire, une mouvance ayant troqué Rousseau pour Marx parvint à imposer ses valeurs antimilitaristes et internationalistes. En 1914, l’union sacrée fut une parenthèse, suivie de quelques compromis et notamment, en 1941, le ralliement tardif des communistes à la Résistance et au drapeau tricolore. Enfin, depuis 1968, le divorce de la gauche avec la nation est consommé. Désormais, au nom de la fraternité universelle et des droits de l’homme, on détourne le regard des malheurs de la France, on méprise la volonté générale, le citoyen n’est plus rien, l’homme est tout. La gauche française a adopté Voltaire.

Commentaires : pour Éric Zemmour, il y aurait donc une gauche respectable, celle de Rousseau, attachée à l’égalité mais aussi à la patrie, et une gauche malfaisante, celle de Voltaire, revendiquant une liberté individuelle radicale au point de détruire la nation en rompant les liens entre ses citoyens et de dissoudre la République dans la fraternité universelle. Enfin, de façon pour le moins paradoxale, le marxisme aurait conduit la gauche française de l’égalité de Rousseau vers la liberté de Voltaire.

Cette thèse isole et oppose des aspects du combat de la gauche afin de faire perdre de vue sa portée générale : permettre à chacun de faire valoir son droit au bonheur, quelle que soit sa naissance, face à une droite qui défend une société hiérarchisée, se prévalant généralement d’une bénédiction divine, dans laquelle il n’est pas concevable de prétendre sortir de sa condition.

La gauche républicaine a toujours été très attaché à l’égalité et a su en faire un objectif politique majeur dans bien des domaines : l’égalité entre les hommes et les femmes, l’égalité des chances à l’école, l’égalité des territoires, la lutte contre le racisme et le sexisme… Par ailleurs, les crimes de masse sans précédents auxquels se sont livrés les régimes autoritaires au cours du XX^esiècle, qu’ils soient nationalistes ou inspirés du marxisme, ont fait prendre conscience à la gauche que le bonheur de chacun ne pouvait pas se concevoir sans liberté, liberté d’expression, liberté politique, et que le patriotisme belliqueux et nationaliste n’avait pour seule perspective que la guerre.

La gauche française n’est pas passée de Rousseau à Voltaire sur le dos de Marx, mais, fidèle à son idéal de recherche du bonheur, elle a remplacé Marx par Voltaire dans son Panthéon où elle avait déjà accueilli Rousseau.

Destin Français – Eric Zemmour