Hela Ouardi
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Les derniers jours de Muhammad
Prologue – Dessine-moi un prophète – Le lundi 8 juin 632 meurt Muhammad. Quel mal a emporté le Prophète ? Pourquoi n’est-il enterré que dans la nuit du mercredi alors qu’il avait demandé à être inhumé le jour de son décès ? Que s’est-il passé pendant ces deux jours ? Où sont ses Compagnons ?
En cherchant dans les textes canoniques sunnites et shiites des réponses à ces énigmes, l’ouvrage éclaire un moment clé de la construction de l’islam. Il restitue son humanité et sa place dans l’Histoire à celui que ses contemporains voyaient comme un homme mortel. Le statut d’abstraction sacrée que Muhammad a acquis par la suite est la conséquence directe de l’interdiction de le représenter. Ce dogme de l’islam sunnite est aussi la cause profonde des crimes commis par les fanatiques qui, ne pouvant répondre aux caricatures par des représentations idéalisées, ont recours aux fusils mitrailleurs. A l’ère de l’image, l’islam a avant tout besoin d’une réforme esthétique.
Les derniers jours de Muhammad
1 – Tabûk, la dernière expédition – Après l’hégire en 622, Muhammad, jusque-là pacifique, multiplia les exploits militaires pour convertir les infidèles. Puis, mis au défi par des juifs de prouver son statut d’envoyé de Dieu, il décida de conquérir la terre des prophètes et affronta l’Empire byzantin avec pour objectif Jérusalem.
En 629, les trois mille soldats envoyés par Muhammad à Mo’ta, dans l’actuelle Jordanie essuyèrent, une cuisante défaite face à une armée byzantine de cent mille hommes. L’ex-fils adoptif du Prophète, Zayd Ibn al-Hâritha y fut tué. En 631, informé d’une attaque byzantine imminente, le Prophète partit pour Tabûk, au nord-ouest de l’Arabie, à la tête d’une armée de plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de dix mille chevaux.
Pendant son absence, il confia l’intérim du pouvoir à un de ses Compagnons. Son gendre ‘Alî, vexé par son manque de confiance, ne fut chargé que de veiller sur sa famille.
La défaite de Mo’ta avait laissé des traces et le départ se fit sans enthousiasme. Pendant le voyage la faim et la soif tourmentèrent les soldats. Finalement, les byzantins avaient quitté Tabûk et aucun combat n’eut lieu. Suivant les conseils de ses Compagnons, Muhammad décida de rebrousser chemin. Sur la route du retour, il fit enlever, dans la ville marchande de Dûmat al-Jandal, un riche seigneur chrétien nommé Ukaydir Ibn ‘Abd al-Malik al Kindî et ne le libéra qu’en échange de la jizya, la rançon que devaient payer les Gens du Livre contre la protection des musulmans.
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2 – La conjuration d’al’-Aqaba – Pendant le retour de Tabûk vers Médine, cheminant de nuit dans une vallée, Muhammad et deux de ces Compagnons empruntèrent un chemin escarpé dans la montagne, ’aqaba en arabe. Des hommes cagoulés, des opposants désignés dans le Coran comme des hypocrites, jetèrent des pierres dans les pattes de la chamelle du Prophète pour le déséquilibrer et le précipiter dans le vide. La tentative échoua et les hommes s’enfuirent. Qui étaient-ils ? Certains textes accusent de proches Compagnons de Muhammad dont Abû Bakr et ‘Umar. Le Prophète et ses deux hommes d’escorte les avaient reconnus mais se turent et nul ne fut châtié. Il s’agissait vraisemblablement de Compagnons très proches dont la révélation de l’identité aurait porté atteinte au prestige du Prophète. Son ministère finissait comme il avait commencé à La Mecque, par une tentative d’assassinat.
Poursuivant sa route vers Médine, Muhammad passa par la ville de Qubâ pour y inaugurer la mosquée de Dhirâr. Mais averti par l’ange Gabriel qu’il s’agissait d’un lieu de contestation et de division, il demanda à des hommes de main de raser l’édifice. Cet épisode est fondateur de la volonté d’unité de l’islam ainsi que de la réunion au sein de la mosquée des pouvoirs religieux et politique.
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3 – La mort d’Ibrâhîm, le fils inespéré – Alors qu’il était sans descendance mâle, Muhammad eut un fils, Ibrâhîm, avec Mâria, une esclave copte offerte par l’archevêque d’Alexandrie en 628. La beauté de cette femme avait enflammé le cœur du Prophète, éveillant la haine de ses épouses et surtout de ‘Aïsha, la favorite. Ce fils était pour Muhammad une joie sans limite. Comme les prophètes de l’Ancien Testament il avait désormais une descendance mâle.
Mais le jour d’une éclipse solaire, fin 631, peu après le retour du Prophète de Tabûk, son fils de vingt-trois mois mourut. Rejetant toute superstition, il réfuta tout lien entre les deux événements. ‘Aïcha redevint la favorite, mais rien ne fut plus comme avant. Dévasté par le chagrin, Muhammad sentait sa fin proche.
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4 – Le Pèlerinage de l’Adieu – En mars 632, l’an 10 de l’hégire, Muhammad annonça qu’il allait entreprendre son dernier pèlerinage avec ses Compagnons et ses épouses. Se sachant espionné, notamment par sa femme ‘Aïsha qui informait son père Abû Bakr de ses faits et gestes, le Prophète garda ce projet secret jusqu’au dernier moment. C’était la première fois qu’il allait présider l’événement. Lorsque sa grande caravane se mit en route, une foule nombreuse convergea vers La Mecque. Son auditoire serait uniquement constitué de fidèles. En effet, lors du pèlerinage de l’an 9, Abû Bakr et ‘Alî avaient annoncé qu’idolâtres et infidèles n’étaient plus admis à La Mecque. Le pèlerinage païen était désormais celui de l’islam.
Le temps fort du pèlerinage fut le Discours de l’Adieu que le Prophète prononça sur le mont ‘Arafât. En réalité ce discours a été constitué par la Tradition à partir de plusieurs harangues. Lors de cet épisode fondateur, le Prophète délivra son ultime message concernant la loi de Dieu, le sang et les biens, les femmes et la fraternité musulmane. Il annonça enfin : en ce jour j’ai parachevé pour vous votre religion. Enfin, pressentant les discordes qui suivraient sa disparition, il déclara : je vous ai laissé deux choses qui vous préserveront de l’égarement : Le Coran et ma famille, désignant implicitement ‘Alî comme successeur.
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5 – Le complot du feuillet maudit – Peu avant le Pèlerinage de l’Adieu, ou pendant celui-ci selon les versions, les textes shiites rapportent que cinq des proches Compagnons du Prophète, parmi lesquels Abû Bakr et ‘Umar, signèrent devant trente-quatre témoins un pacte, le feuillet maudit, contestant la transmission héréditaire du pouvoir afin d’écarter ‘Alî de la succession du Prophète. Ce texte inspiré d’un verset du Coran : le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux d’entre vous invitait à tuer quiconque s’écarterait de ce principe.
Les sources shiites et sunnites relatent que pendant le pèlerinage, Muhammad reçut l’ordre de Dieu, par la voix de l’Ange Gabriel, de désigner ‘Alî comme successeur, sur la route du retour vers Médine. Il en fit donc l’annonce lors d’une halte à l’étang de Khumm. ‘Aïsha mise dans la confidence par son mari avait prévenu Abû Bakr et ‘Umar de cette annonce. Tous deux firent allégeance à ‘Alî.
Peu après, quatorze hommes attentèrent à la vie du Prophète en jetant des pierres sous sa monture lors d’un passage dangereux. Comme lors de la conjuration d’al’-Aqaba, Muhammad reconnût les coupables mais ne les punit pas. La similitude des deux attentats rend leur réalité historique douteuse mais souligne le malaise qui touchait la communauté. Finalement, Muhammad rejoignit Médine en proie à de terribles migraines.
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6 – L’expédition d’Oussâma – Rapidement, l’état de santé de Muhammad ne lui permit plus de passer chaque nuit chez une épouse différente comme il en avait l’habitude. Il s’installa chez ‘Aïcha réputée excellente infirmière. Il ne se déplaçait plus que pour se rendre à la mosquée, mais continuait à assurer son rôle politique.
Quelques jours avant sa mort, il ordonna à Oussâma, enfant de son ex-fils adoptif Zayd Ibn al-Hâritha, de prendre la tête de sept cents hommes en direction de Balqâ’ et Dârûm aux frontières de la Palestine où des troupes byzantines se regroupaient. Ses principaux Compagnons, dont Abû Bakr et ‘Umar, reçurent l’ordre de l’accompagner. Toutefois, les deux plus proches Compagnons du Prophète refusaient d’être placés sous le commandement d’un gamin de dix-sept ans de rang inférieur au leur. Informé de cette contestation, le Prophète leur confirma son ordre dans un accès de colère. Il avait aimé Zayd comme son fils et cet amour s’était reporté sur Oussâma en qui il avait toute confiance. Après maintes tergiversations, Abû Bakr et ‘Umar ne partirent pas, prenant prétexte de la santé du Prophète.
Les textes shiites affirment que l’expédition visait à éloigner de Médine les proches Compagnons du Prophète afin qu’il désigne ‘Alî comme successeur. La tradition sunnite insiste sur la relation privilégiée entre le Prophète, Zayd et Oussâma, illustrant que ‘Alî et ses fils, Hassan et Hussayn, n’avaient pas l’exclusivité de son amour.
A ces menaces pour l’unité de la communauté, s’ajouta l’apparition de faux prophètes en Arabie et au Yémen.
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7 – Les murs de lézardent – Grâce au levier moral de l’islam, Muhammad était parvenu, pour la première fois en Arabie, à unir des tribus sous un commandement unifié. Toutefois, certaines d’entre elles ne s’étaient converties qu’en raison de la puissance politique et militaire de l’islam. Mais à la fin de sa vie, après les défaites de son armée face aux Byzantins et affaibli par la maladie, Muhammad était devenu moins intimidant. Certains personnages ambitieux se proclamèrent à leur tour prophète, proposant un islam moins contraignant qui séduisit de nombreux fidèles. Ces principaux imposteurs avaient pour nom Musaylima et sa femme Sajâh, Aswad et Tulayha. Aswad fut tué dans son palais du vivant de Muhammad. Les deux autres furent défaits lors des guerres d’apostasie conduites sous le califat d’Abû Bakr.
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8 – Le début de la fin – Durant les deux dernières semaines de sa vie, le Prophète ne quitta quasiment plus son lit, terrassé par de terribles migraines. Il se rendit néanmoins à la mosquée pour révéler l’ultime sourate que venait de lui délivrer l’ange Gabriel, Le secours, qui invite le pêcheur au repentir. Puis, il demanda pardon aux fidèles à qui il aurait fait du tort durant sa vie et les invita à se faire justice sur sa personne. A l’étonnement général, un homme déclara vouloir rendre à Muhammad le coup de fouet qu’il lui avait jadis donné par accident. Le Prophète accepta. Abû Bakr, ‘Umar, ‘Alî, Hassan et Hussayn proposèrent de prendre sa place mais l’homme refusa avant, finalement, de se jeter dans les bras de Muhammad. Le Prophète quitta la mosquée après avoir rendu hommage à la loyauté de Abû Bakr, le premier à l’avoir suivi dans sa mission prophétique, et à la rigueur de ‘Umar. Trois jours plus tard, il demanda à un affranchi de le conduire au cimetière de Baqî‘ al-Ghaqad pour saluer les morts. Là, Muhammad lui révéla que Dieu lui avait donné le choix entre le paradis en sa compagnie et une vie terrestre éternelle et opulente et qu’il avait choisi le paradis. La tradition shiite affirme que c’est ‘Alî qui l’accompagna au cimetière.
Le successeur du Prophète hériterait de son rôle politico-religieux mais aussi de son immense fortune, constituée par les prélèvements considérables qu’il effectuait sur les butins des razzias, les rançons et les impôts. L’héritage matériel de Muhammad ne laissait pas insensibles les membres de sa famille ni ses Compagnons que la tradition décrit comme animés d’une grande avidité. ‘Ali resta en retrait de ces intrigues pensant à tort avoir partie gagnée.
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9 – Le roman familial de Muhammad – Le lien familial est capital dans l’accès au pouvoir politique en islam comme en atteste le fait que les quatre premiers califes furent des beaux-pères et des gendres du Prophète. L’origine des tensions politiques qui agite la fin de la vie du Prophète sont ainsi à rechercher au sein de sa famille qui recèle bien des énigmes.
Tout d’abord, des recoupements de dates de mariages, de naissances et de décès issus de la Tradition indiquent que Muhammad serait né quatre ans après la mort de son père. Le Prophète serait-il né d’un adultère ? Par ailleurs le nom de son père, ‘Abd-Allâh, l’esclave d’Allâh, est anachronique, ce nom de Dieu étant apparu avec le Coran. Il pourrait néanmoins s’agir de la divinité préislamique du même nom. Le prénom du Prophète est quant à lui inconnu, Muhammad étant un surnom signifiant le plus loué.
L’ascendance du Prophète reste mystérieuse. Le mépris avec lequel les Qurayshites de La Mecque le traitent interroge. Selon la version officielle, son grand-père, ‘Abd al-Muttalib fut élevé à Médine par sa mère Salmâ, une femme de haut rang ayant répudié son mari Hâchîm. L’enfant fut ensuite ramené à La Mecque par son oncle paternel Muttalib et présenté comme son esclave. Pourquoi avoir caché son identité véritable ? Muhammad ne serait-il pas un vrai Qurayshite de la tribu des Hachémites mais le petit fils d’un esclave ?
Muhammad épousa Khadija avec qui il forma un couple parfait et dont il eut une descendance exclusivement féminine. Après la mort de Khadija, Muhammad épousa, selon les versions, treize ou quinze femmes. Une seule était vierge : ‘Aïcha, âgée de six ans. Son père prit pour kunya, pour surnom, Abû Bakr : le père de la pucelle.
Une autre de ses épouses, Zaynab, était l’ancienne femme de son ex-fils adoptif Zayd. Lors de leur première rencontre, elle fit chavirer le cœur de Muhammad. Zayd lui proposa alors de la répudier afin qu’il l’épousât. Le Prophète refusa, une telle union s’assimilant à un inceste. Mais une sourate interdisant l’adoption lui fut alors révélée. Tout devenait possible : Zayd qui n’était plus son fils adoptif répudia sa femme et Muhammad l’épousa.
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10 – La fille et le gendre – Fâtima, la fille préférée du Prophète mais aussi la plus laide, avançait en âge sans trouver de mari. Ses sœurs avaient épousé de riches Quraychites païens et deux d’entre elles s’étaient unies en secondes noces à l’opulent ‘Uthmân, le futur troisième calife. Muhammad choisit finalement pour Fâtima son cousin ‘Ali, individu mou et sans talent, pour qui il n’avait que peu de considération. Mais Fâtima ne voulait pas épouser cet homme pauvre, laid, bedonnant, chauve et lymphatique. Quant à ‘Ali, il n’avait pas d’attirance pour cette femme vieillissante et disgracieuse. Comble du désespoir, Muhammad lui imposait de ne pas prendre d’autres femmes. ‘Alî et Fâtima se résignèrent. La Tradition présente leur mariage comme un grand moment mystique embelli à grand renfort d’anges et d’une pluie de pierres précieuses. Ce ne fut pourtant pas un mariage heureux. ‘Alî était violent et leurs disputes obligeaient souvent le Prophète qui était leur voisin à intervenir. La seule satisfaction que Muhammad tira de cette union fut ses petits-fils adorés, Hassan et Hussayn.
Les Compagnons du Prophète n’avaient que peu d’estime pour Fâtima. Au lendemain de la mort de son père, ‘Umar n’hésita pas à menacer de brûler sa maison si son mari n’allait pas prêter serment à Abû Bakr tout juste calife. Puis ce dernier la priva de la succession de son père, afin de financer ses guerres. Fâtima nourrit un fort ressentiment pour Abû Bakr et ‘Umar, jusqu’à sa mort quelques semaines après celle de son père.
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11 – ‘Aïcha, la sémillante petit rougeaude – Muhammad éprouvait un amour singulier pour ‘Aicha, femme enfant espiègle et drôle au caractère dominant qu’il surnommait la petite rougeaude. Favorite du Prophète, elle régnait sans partage sur le harem. Pourtant, il n’était pas dupe. Il savait que ‘Aicha et sa coépouse Hafsa l’espionnaient pour le compte de leur père, Abû Bakr et ‘Umar. Veuve à dix-huit ans, ‘Aïcha, qui connut ensuite plusieurs hommes malgré l’interdiction du Prophète, refusa d’être enterrée à ses côtés.
La favorite se trouva au centre de l’incident du Ifk, la calomnie. De retour de la bataille de Mutaysi‘, elle s’éloigna de la caravane de Muhammad qui partit sans elle. Un jeune et beau bédouin la trouva et la raccompagna à Médine. Les bruits d’infidélité qui coururent conduisirent son mari à envisager le divorce. Oussama, le fils de son ex-fils adoptif Zayd Ibn al-Hâritha, lui conseilla de retenir le bénéfice du doute. ‘Alî, en revanche, plaida pour la répudiation. Une haine féroce unirait désormais la femme et le gendre du Prophète. Finalement, une sourate fut révélée au Prophète qui innocenta ‘Aïcha et tout rentra dans l’ordre.
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12 – La calamité du jeudi : le testament non écrit – Le jeudi avant sa mort, dans un moment de lucidité retrouvée, Muhammad entouré de membres de sa famille et de ‘Umar, demanda à ce qu’on lui apporte de quoi écrire : Je vais rédiger pour vous un document qui vous préservera de l’égarement pour l’éternité. Une discussion tumultueuse s’ensuivit. Selon les sources, ‘Umar aurait prétexté un moment de délire, affirmé que le Coran suffisait ou encore que le Prophète n’allait pas mourir. Finalement rien ne fut écrit. ‘Umar avait, face au Prophète, su imposer sa volonté grâce à sa personnalité et à la crainte qu’il inspirait. La Tradition reste muette sur les intérêts qui s’affrontent lors de cette dispute. On ignore toutefois pourquoi Muhammad n’a pas appelé un de ses serviteurs pour rédiger le document ou lui apporter de quoi l’écrire.
Les Traditions sunnite et shiite évoquent également l’existence d’un mystérieux feuillet que ‘Alî aurait reçu du Prophète et qu’il rangeait dans l’étui de son sabre. Ce document disparu aurait, d’après certains auteurs, contenu des recommandations relatives à la prière, au bon traitement des esclaves, à l’expulsion des Juifs et des Chrétiens d’Arabie. Un récit raconte enfin que le Prophète aurait confié trois commandements à son cousin Ibn ‘Abbas : expulser les mécréants de la péninsule arabique, faire bon accueil aux députations en visite et un dernier que, chose étrange, il avait oublié.
La tradition islamique s’est ainsi construite autour d’un vide laissé par des textes introuvables et des oublis.
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13 – Qui a remplacé le Prophète à la mosquée ? – Muhammad avait l’habitude de nommer des lieutenants pour assurer l’intérim du pouvoir ou pour conduire la prière du vendredi lorsqu’il était absent de Médine. Un grand nombre de récits contradictoires traitent de la désignation de son remplaçant pour conduire la prière le lendemain du jeudi de la calamité, alors qu’il était sur son lit de douleur. Le Prophète désigna-t-il Abû Bakr ? ‘Umar commença-t-il la prière sans avoir été mandaté ? Muhammad plein de ressentiment envers celui qui lui avait désobéi la veille envoya-t-il Abû Bakr pour le remplacer dès qu’il entendit sa voix ? Le Prophète se serait-il fait conduire à la mosquée pour remplacer ‘Umar ou Abû Bakr, malgré son état de santé ? Toutes ces versions présentent de nombreuses incohérences. Que faisait Abû Bakr à Médine alors qu’il aurait dû être au camp d’Oussama ? Certains auteurs rapportent qu’il était dans sa résidence de Sonh près de Médine. Mais finalement, si Abû Bakr avait été à Médine lors de la mort du Prophète, pourquoi n’aurait-il pas, après avoir dirigé la prière du vendredi, dirigé celle de ses funérailles ? Or, ce ne fut pas le cas.
Il est vraisemblable que le Prophète agonisant n’ait pas désigné de remplaçant à la mosquée le dernier vendredi de son existence et que ces récits aient été écrits bien après les faits pour légitimer ou désigner comme imposteur le premier calife Abû Bakr. Ce foisonnement de versions divergentes est dû au fait que le débat dépasse la liturgie. Il porte en réalité sur la succession du Prophète et montre que la mosquée est le lieu de l’union indissociable du pouvoir religieux et du pouvoir politique. Ainsi, après avoir refusé de rejoindre l’armée d’Oussama et avoir empêché le Prophète d’écrire son testament, ses plus proches Compagnons préparaient sa succession.
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14 – L’origine du mal : empoisonnement ou pleurésie ? – Le mal soudain qui frappa le Prophète est d’autant plus surprenant que l’homme est décrit comme gros et bien portant. Il pourrait même être plus jeune que ne l’indiquent de nombreux textes qui le font naitre en 570 et mourir en 632. Plusieurs auteurs le décrivent en effet, au moment de sa mort, comme un homme encore jeune avec peu de cheveux et de poil de barbe blancs.
L’hypothèse d’un empoisonnement, jadis répandue, a toujours dérangé les théologiens. Comment le Prophète, protégé par Dieu, aurait-il pu être empoisonné ? Des anciennes biographies de Muhammad racontent qu’une juive nommée Zaynab Bint al-Hârith, dont le père, le mari et l’oncle avaient été tués lors de l’assaut de la forteresse de Khaybar par les troupes musulmanes, aurait invité le Prophète à manger et lui aurait servi un plat empoisonné. Les récits peinent alors à expliquer pourquoi Muhammad serait mort trois ans après ce repas. Certains évoquent, en complément du poison, un sort de magie noire. Incriminer les Juifs détourne l’attention de l’entourage. D’autres récits affirment qu’Abû Bakr, ‘Umar et leurs filles ‘Aïcha et Hafsa empoisonnèrent le Prophète dans les dernières semaines ou dans les derniers jours de sa vie selon les versions. L’hypothèse d’une pleurésie est aussi évoquée par certains auteurs. Mais, comment expliquer qu’il n’ait pas été vu par un médecin ? Des auteurs shiites indiquent que ses femmes et son oncle ‘Abbas lui auraient administré, alors qu’il était inconscient, un remède qu’il ne voulait pas prendre et qui était en fait un poison. Si le doute persiste sur la cause de sa mort, les traditions shiite et sunnite convergent sur le fait que le Prophète craignait d’être empoisonné par son entourage.
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15 – Le Prophète se meurt – Le Prophète, conscient de l’issue de sa maladie, avait annoncé son départ à ses proches un mois avant sa mort. Les derniers jours de sa vie lui furent pénibles. Aux terribles douleurs, rappelant la passion du Christ, s’ajoutait la désobéissance de sa famille et de ses Compagnons. Muhammad trouvait du réconfort dans la conviction que cette souffrance était purificatrice et annonçait la plus belle des récompenses. Au soir de sa vie, il avait l’impression du devoir accompli, le Coran avait été transmis. Mais il était pessimiste sur l’avenir de la nouvelle religion. Il avait prédit la fracturation de la communauté, la umma, en soixante-treize groupes dont un seul connaitrait le paradis. Cette préoccupation d’unité est toujours vivante en islam.
Le lundi de sa mort, Muhammad se sentit mieux. Il se leva et, de la porte de sa chambre, fit signe aux fidèles qui faisaient leur prière du matin à la mosquée. Ce fut son au-revoir, sa dernière apparition publique. Son état se dégrada très vite. Gabriel et Azrael, l’ange de la mort, lui apparurent et le Prophète mourut.
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16 – Comment peut-il mourir, lui qui est notre Témoin ? – Muhammad mourut-il dans le giron de ‘Aïcha ou sur la poitrine de ‘Alî ? Les versions divergent sur ce point dont l’enjeux est encore la succession. Certains auteurs rapportent qu’il confia ces dernières volontés à son gendre, désignant son groupe comme le meilleur de l’humanité, les Juifs et leurs alliés comme les damnés.
Au fur et à mesure que la nouvelle de la mort du Prophète se répandait dans Médine, les musulmans en pleurs se rassemblaient à la mosquée, criant Comment peut-il mourir, lui qui est notre Témoin, notre Médiateur et notre Intercesseur auprès de Dieu ? Les fidèles étaient persuadés que l’apocalypse surviendrait du vivant du Prophète. Ses paroles allaient d’ailleurs dans ce sens. Des juifs et des chrétiens l’avaient suivi, persuadés qu’il était le prophète évoqué par les textes saints comme annonçant l’arrivée du Messie. Les campagnes de Mo’ta et de Tabûk préparant la conquête de Jérusalem pour y attendre le jugement dernier s’inscrivaient dans ce cadre.
La mort du Prophète n’ayant pas coïncidé avec l’Apocalypse, une révision historique totale de la lecture du Coran dut être entreprise a posteriori : la fin des temps fut repoussée à une date indéterminée et, dans l’attente, la mission du Prophète fut inscrite dans les structures politico-religieuses de l’islam. L’aspiration à l’apocalypse se retrouve aujourd’hui encore dans l’élan destructeur de certains musulmans.
Alors que la population de Médine apprenait avec effroi la terrible nouvelle, ‘Umar, devant la porte de la maison du défunt haranguait la foule, niant la mort de son ami et menaçant de tuer ceux qui colporteraient le faux bruit. Pendant ce temps, Abû Bakr rentrait de sa résidence de Sonh. A son arrivée, il déclara à la foule : que ceux qui adorent Muhammad sachent que Muhammad est mort. Que ceux qui adorent Dieu sachent que Dieu est éternel et ne meure jamais.
‘Umar, par son déni et ses menaces, à la limite du grotesque, avait gagné du temps jusqu’à l’arrivée d’Abû Bakr. Tous deux avaient compris que l’apocalypse n’adviendrait pas et que le pouvoir était à prendre.
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17 – Les obsèques de Muhammad – L’enterrement du Prophète suscite un foisonnement de questions. Est-il mort le 28 mai ou comme cela est généralement admis le lundi 8 juin 632 ? Dans la seconde hypothèse, fut-il enterré le mardi 9 ou le mercredi 10 juin ? Alors que la tradition islamique voulait que le soleil n’éclaire pas le corps d’un homme mort la veille et que Muhammad voulait qu’on s’empressât d’enterrer les morts, pourquoi avoir attendu que le corps du Prophète commence à se corrompre pour l’inhumer ? Et Pourquoi l’avoir enterré de nuit, contre ses instructions ? Deux réponses peuvent être avancées, non exclusives l’une de l’autre : les musulmans attendaient sa résurrection et ses Compagnons attendaient d’avoir réglé sa succession.
‘Alî procéda à la toilette mortuaire après que la famille se fût enfermée avec la dépouille. Pendant ce temps Abû Bakr, ‘Umar et Abû ‘Ubayda Ibn al-Jarrâh, le fossoyeur attitré des Mecquois, participaient aux débats à la saqîfa des Banû Sâ’ida pour désigner le premier calife. ‘Aïsha était absente sans qu’on sache pourquoi. Peut-être avait-t-elle été chassée par ‘Alî. Elle affirma plus tard qu’elle ne s’aperçut de l’enterrement de son mari qu’en entendant les pioches creuser la tombe. Muhammad fut enterré, comme il l’avait souhaité, à l’endroit, où il était mort, dans la chambre de ‘Aïsha. En l’absence d’Abû ‘Ubayda, c’est le fossoyeur des médinois qui creusa sa tombe, selon la coutume locale, en créant une niche pour le corps du défunt sur un côté de la fouille.
Ces incertitudes reflètent avant tout la confusion de la communauté musulmane juste après la mort du Prophète.
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18 – Les musulmans et la mémoire de leur Prophète – Les premiers musulmans ne vouèrent pas un culte particulier à leur Prophète comme en atteste l’abandon de son corps pendant les jours qui suivirent sa mort ou la profanation involontaire de sa tombe en 707, lorsque le calife ordonna de raser la maison de Aïcha pour agrandir la mosquée de Médine. Ses descendants ne furent pas épargnés non plus. La majorité d’entre eux mourut de mort de violente. Le sentiment de culpabilité et l’obsession du blasphème qui habite l’esprit musulman pourrait être le résultat de la prise de conscience des mauvais traitements infligés à Muhammad et aux siens.
Par ailleurs, les premiers écrits musulmans mentionnant le Prophète, qui datent de 685 soit plus de cinquante ans après sa mort, ne mentionnent pas, après chaque occurrence de son nom, la formule de bénédiction que les prières et les louanges de Dieu soient avec lui. Ce n’est finalement que sous la dynastie des Omeyyades et le califat d’Abd al-Malik en 685 que, dans un but de légitimation politique, les références au Prophète se multiplièrent et que le Coran prit sa forme définitive.
Parmi les contemporains du Prophète, seul Abû Bakr sut tirer profit de son héritage spirituel. Le souvenir précis des versets du Coran et des paroles du Prophète ainsi que sa capacité à inventer ceux qui manquaient lui ouvrirent les portes du pouvoir.
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Épilogue – Mort d’un prophète, naissance d’une religion – La figure de Muhammad est insaisissable. Des textes contradictoires font régner un brouillard épais sur le caractère de l’homme et sur les principaux événements de sa vie, notamment avant sa prédication. Pourtant, des informations sur ses relations avec les communautés juive et chrétienne de La Mecque seraient capitales pour comprendre la formation de l’islam.
Malgré tout, on distingue deux ruptures dans l’existence de Muhammad : la première en 611, correspond au début de sa prédication ; la seconde en 622, l’année de l’hégire, sépare la phase spirituelle et la phase politique de sa mission.
Par ailleurs, il est souvent dit que la mort du Prophète ouvrit une période de violence. En réalité, la fracture remonte à la bataille de Mo’Ta, contre les byzantins. Cette défaite qui prouva que les soldats de Dieu n’étaient pas invincibles ébranla considérablement le prestige du Prophète.
Enfin, l’islam naquit véritablement à la mort du Prophète. Abû Bakr et ‘Umar inventèrent alors le califat, institution politico-religieuse fondée sur le Coran et les hadiths.
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Après-dire – Questions historiographiques – La Tradition musulmane est le résultat d’une réécriture de l’histoire. Des sources contemporaines du Prophète, syriaques, arméniennes, juives, chrétiennes, zoroastriennes, attestent qu’il n’est pas mort en 632 et qu’en 634, il livrait bataille à Gaza. En situant sa mort à Médine, la Tradition veut faire de la région du Hijâz un centre de pouvoir spirituel et politique, en écho à la décision du Prophète de ne plus prier en direction de Jérusalem mais de La Mecque. Quant à la date de la mort du Prophète, que dix ans la sépare de l’hégire, elle exprime par cette durée l’accomplissement de sa mission.
La réécriture du récit historique vise également à placer Muhammad dans la continuité de ses prédécesseurs et à faire apparaitre des analogies entre la tradition musulmane et les textes sacrés plus anciens. Ainsi, comme Moïse, Muhammad ne put entrer en Terre Promise laissant sa conquête à ses successeurs. L’héritage spirituel du Prophète désigne encore aujourd’hui Jérusalem comme objectif.
Concernant les textes musulmans, il est étonnant qu’aucun fragment contemporain du Prophète ne nous soit parvenu Les plus anciens textes datent de la fin du VIIe siècle et du début du VIIIe. Nombre d’entre eux nous sont parvenus indirectement, au travers de citations d’auteurs plus tardifs qui les ont eus entre les mains.
Les éléments de la biographie de Muhammad sont tirés de trois corpus : le Coran, dont le contenu canonique a été fixé au VIIIe siècle, les hadiths, dits, faits et gestes du Prophète, rédigés au IXe siècle ainsi que les biographies canoniques appelées Sîra ou Maghâzî. C’est sous la dynastie des Abbassides que s’est cristallisée la Tradition avec des œuvres de commande destinées à légitimer le pouvoir politique.
Depuis quelques années, abandonnant la recherche de la vérité historique considérée comme définitivement inaccessible, les études se concentrent sur l’intention des auteurs de la Tradition et le mécanisme de l’élaboration des textes.
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